vendredi 24 avril 2015

4ème dimanche de Pâques - année B


« Je donne ma vie » (Jn 10, 15 ; 17).
Est-ce que cela vaut vraiment la peine de donner sa vie ? Y a-t-il quelque chose ou quelqu’un qui mérite qu’on lui donne sa vie ? A cette question, il est honnêtement difficile de répondre ‘‘oui’’. Consacrer sa vie dans un métier suppose qu’on ait des week-ends où on ne travaille pas, et une retraite où on ne travaille plus. Consacrer sa vie pour une cause nous laisse libre de changer de cause : j’aidais au Secours Catholique, je passe aux Conférences Saint Vincent de Paul – changer de générosité n’est pas un péché ! On voit bien qu’il est possible de se consacrer à une cause, à un métier, pour un temps ; mais consacrer toute sa vie : est-ce raisonnable ?
Pour répondre ‘‘oui’’, il faut bien mesurer d’abord que c’est impossible, que cela excède les forces humaines. Parce que l’homme – sans qu’il y ait de faute à cela – aime changer, aime s’arrêter, prendre d’autres chemins. Pourtant, dans la logique chrétienne, nous sommes bien invités à choisir des états de vie de manière irréversible. Lorsque deux fiancés décident de se marier, le célébrant leur demande : « Est-ce pour toute votre vie ? – Oui, pour toute notre vie » ; on ne prévoit pas de périodes d’essai, de pauses, de vagabondages, ou un mariage à durée déterminée. Et pourtant, humainement c’est tellement difficile qu’on finit par se demander si c’est possible. Pourtant, « rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1, 37), et c’est bien de Dieu qu’il s’agit.
Lorsqu’un homme s’engage dans la voie du sacerdoce, l’Evêque lui demande : « Voulez-vous devenir prêtre… pour servir et guider sans relâche le peuple de Dieu sous la conduite de l’Esprit Saint ? – Oui, je le veux ». Là non plus, il ne s’agit pas d’un sacerdoce à temps partiel ou pour quelques années. Il s’agit d’être prêtre « pour toujours » (Ps 109 [110], 4). Humainement, c’est insensé ; les difficultés des prêtres ne sont plus un sujet tabou. Pourtant, « tout est possible à celui qui croit » (Mc 9, 23), et c’est bien dans la foi que cette promesse est faite par l’ordinand.
La logique de la vie chrétienne serait-elle donc pure folie ou imprudence ? Non, assurément. La logique chrétienne consiste à faire confiance à ceux en qui nous pouvons avoir confiance – Dieu, l’Eglise – tout en sachant bien que nous ne pouvons pas trop nous faire confiance à nous-mêmes. Evidemment que l’homme est changeant et fragile – Dieu le sait fort bien – mais dans la mesure où un engagement repose sur Dieu autant que sur les hommes, on doit considérer qu’il est fiable, au moins du côté de Dieu. Et c’est pourquoi il est raisonnable – devant Dieu et avec son aide – de dire : « Oui, pour toute notre vie ». C’est pourquoi il est raisonnable – devant l’Eglise et avec son soutien – de dire : « Oui, je veux être prêtre pour toujours ».

La logique de la vie chrétienne consiste-t-elle alors à perdre sa vie (cf. Mt 16, 25), à gâcher sa vie si on découvre qu’on a fait fausse route. « Je me suis marié il y a vingt ans, et c’est maintenant que je rencontre l’amour de ma vie – que dois-je faire ? ». « J’ai été ordonné prêtre trop jeune, mais je ne suis pas à l’aise dans mon sacerdoce – que dois-je faire ? ». Voilà bien des questions mesquines, qui ne s’élèvent pas à la hauteur de la grâce de Dieu. « Qui a béni ton mariage, il y a vingt ans, sinon Dieu ? – Dieu aurait-il changé ? Dieu va-t-il renoncer à sa bénédiction parce que deux époux ont changés ? ». « Quelle Eglise t’a fait prêtre, lorsque tu étais jeune ? – L’Eglise aurait-elle disparu ? Dieu va-t-il abolir le sacerdoce parce qu’un prêtre a du vague à l’âme ? ». Ce ne serait pas digne de Dieu, ni des hommes.
Il est possible, c’est vrai, de se tromper dans le choix de son état de vie ; il existe aussi la tentation de croire qu’on s’est trompé, et cette tentation peut servir de prétexte à une infidélité. Il faut être vigilant. A ceux qui penseraient qu’ils ont choisi par erreur une vocation définitive, dans le mariage ou le sacerdoce, saint Ignace de Loyola (qui s’y entendait en matière de discernement) demande un effort de conversion afin de mener malgré tout une « bonne vie » dans le choix posé[1] ; et c’est sans aucun doute ce que conseille un sain (et saint) bon sens. Le reste ne saurait être qu’illusion décevante ; si la fidélité semble dure parfois, on doit savoir que le bonheur ne récompense jamais le manquement à la parole donnée. 
Mais alors, est-ce que donner sa vie n’est pas un piège ? Dieu ne nous enferme-t-il pas dans une vocation qu’on aurait choisie sans trop comprendre ? Assurément, donner sa vie est un risque ; mais celui qui vit sans risque ne va pas bien loin. Et puis, donner sa vie n’est jamais se perdre pour se perdre, mais bien pour recevoir une vie nouvelle (cf. Mt 16, 25). Jésus a donné sa vie, librement et par amour : « je la donne de moi-même » (Jn 10,18). Il est mort – non pas pour mourir, mais pour ressusciter. « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la recevoir de nouveau » (Jn 10, 18). Les époux ont donné leur vie librement et par amour – non pas pour être prisonniers l’un de l’autre, mais au contraire pour que chacun soit désormais garant du bonheur de l’autre. Le prêtre a donné sa vie librement et par amour – non pas pour être opprimé par la discipline de l’Eglise, mais pour trouver dans le service des chrétiens une joie complète. Ainsi, il est maintenant possible de donner une réponse à la question de départ : y a-t-il quelqu’un à qui cela vaille la peine de donner sa vie ? Des époux peuvent se dire, chaque jour : « Tu vaux la peine que je te donne ma vie ; je te l’ai donnée au jour de notre mariage, et je ne le regrette pas ». Un prêtre peut dire aux fidèles qui lui sont confiés : « vous valez la peine que je donne ma vie ; je vous ai donné ma vie au jour de mon ordination, et je ne le regrette pas ».
Evidemment, c’est exigeant, c’est le contraire de l’égoïsme ; ce n’est peut-être pas facile tous les jours, il y a des moments de joie et des moments d’épreuve. Mais il y a surtout la grâce de Dieu, donnée dans le quotidien et qui transfigure les petites joies en grands bonheurs, et convertit les grandes souffrances en foi parfaite. Au fondement de toute vocation il y a cette certitude bouleversante : « Le Père m’aime » (Jn 10, 17) ; et alors je peux donner ma vie.  




[1] Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 172. 

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