jeudi 28 juillet 2016

18e dimanche du temps ordinaire - année C


Colosses est une ville de Phrygie (1), sur le territoire de l’actuelle Turquie; fondée vers le IVe s. av. J.C., elle est d’abord florissante dans le commerce de la laine teintée, avant de décliner, souffrant de la concurrence de villes voisines. Au début de l’ère chrétienne, Colosses n’est plus qu’une bourgade en crise. Si la lettre de Paul date du début des années 60, elle ne précède que de quelques années la ruine définitive de la ville, anéantie par un séisme avant la fin du règne de Néron (qui meurt en 68 ap. J.C.) 

Pour entrer dans une certaine compréhension de ce texte de saint Paul, je vous propose de commencer par la question de la gloire. Paul dit aux chrétiens de la ville de Colosses: «Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui dans la gloire» (Col 3, 4). Ce mot de «gloire» est étrange et piégé; l’usage qu’en faisaient les premiers chrétiens n’est pas simple. Il serait naïf de penser que cette gloire corresponde à ce qu’on appelle dans le monde le prestige, le succès ou le triomphe. Dans une bourgade en pleine décrépitude, ce genre de réussite est de l’ordre du rêve – et on ne peut croire que Paul propose du rêve. En outre, sous le règne de Néron, on sait que la situation des chrétiens n’était pas favorable; quand on est persécuté, la victoire appartient au domaine du mirage – et on ne peut croire que Paul soit un vendeur de mirage. Si Paul s’était avisé de faire de telles promesses vides, que penser alors de l’effondrement complet et imprévisible de la bourgade qui s’étiolait doucement, ravagée par le séisme? Un tel événement serait venu réfuter définitivement les propos de Paul qu’on devrait dès lors compter parmi les faux prophètes. Si la gloire dont il parlait était de l’ordre du succès, le démenti de l’histoire l’aurait fait tomber justement dans l’oubli. Il doit s’agir donc d’autre chose. 

Dans la Bible, la «gloire de Dieu» est bien connue. Dans l’ancien Testament, cette «gloire» désigne la présence de Dieu plutôt que sa force. Et, paradoxalement, cette gloire apparaît surtout quand Dieu est contesté, rejeté, blasphémé. Lorsque la ville de Jérusalem était assiégée par les troupes de Nabuchodonosor, moment d’angoisse extrême, la gloire de Dieu – nous dit Ezéchiel (10-11) – quitte le Temple où elle résidait, puis quitte la ville. Lorsque Dieu est combattu, sa gloire se manifeste: mais ce qu’on appelle «gloire», ce n’est rien qui ressemble à une victoire ou à une prouesse. Toute la ville sera déportée, et le sanctuaire sera détruit, profané par les armées de Babylone. Cette «gloire du Seigneur» qui se manifeste dans des moments si durs, c’est la présence vulnérable d’un Dieu blessé. 

Si telle est la «gloire de Dieu», quelle est alors la gloire du chrétien que Paul promet aux fidèles de Colosses? Les chrétiens de Colosses vivent dans la crise économique et dans le danger de la persécution, nous l’avons dit. Cette peur de vivre constituait l’horizon de l’existence de beaucoup d’hommes dans l’Antiquité, et cette peur était marquée par un certain fatalisme, une résignation. Ces hommes avaient conscience que la vie était fragile. Pour eux, la maladie, la guerre, la famine étaient plus que des risques; et, pour ce qui concerne les circonstances extérieures, les croyants étaient au même niveau que les autres. Pour citer le cardinal Vingt-Trois parlant après la réunion des responsables religieux: «Il n’y a pas de terreur particulière pour les catholiques» (2). Non, les chrétiens de Colosses avaient peur comme les non-chrétiens de Colosses. Avec bon sens, les chrétiens comme les non-chrétiens savaient que tout est risqué, aléatoire, et personne, à moins d’être insensé, n’était certain d’être en vie le lendemain: «Tu es fou; cette nuit même on va te redemander ta vie!» (Lc 12, 20). Mais si la peur est la même, la manière de la vivre est différente. Et si Dieu ose exprimer sa vulnérabilité par cette «gloire» dont parle l’ancien Testament, les chrétiens aussi peuvent changer le risque en cette «gloire» que Paul évoque. Dans un contexte de détresse, la «gloire» est, dans le vocabulaire de Paul, la consécration de la détresse; dans un moment de peur, la «gloire» est l’offrande de la peur; dans un monde de souffrance et d’angoisse, la «gloire» est cette prière d’abandon et de louange qui rend toutes grâces à Dieu, quoi qu’il arrive. 

Mercredi soir, à Notre-Dame, le cardinal Vingt-Trois posait cette question lucide qui va au cœur du problème: «Est-ce parce que nous avons beaucoup à perdre que nous avons tant de peurs?» (3) Mais relisons saint Paul: «vous êtes passés par la mort» (Col 3, 3). Qu’a-t-on à perdre quand on est passé par la mort? Et ce n’est pas tout: «vous êtes ressuscités avec le Christ» (Col 3, 1). Que pourrait-on nous enlever si nous sommes ressuscités? Mais de quelle vie s’agit-il? Quelle est cette vie de ressuscité que nous menons déjà? «Votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu. Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors vous aussi vous paraîtrez avec lui dans la gloire» (Col 3, 3-4). Vous comprenez maintenant ce qu’est cette gloire; c’est comme si Paul disait: «votre vie de ressuscités est une vie spirituelle, cachée en Dieu comme le Christ est en Dieu. Le Christ, lui qui affronté la peur de mourir, a consacré cette peur dans son sacrifice; il manifeste maintenant, dans vos cœurs, la force spirituelle de sa résurrection et alors vous aussi – promet Paul – il sera manifesté que vous avez consacré votre détresse». La gloire, c’est cela. 

Il n’est plus temps de se contenter de faux-fuyants: «Plus de mensonges entre vous» dit Paul (Col 3, 9). L’urgence de l’épreuve est là. Mais si, dans l’épreuve, vous vous montrez capables de consacrer votre détresse, alors, dit Paul, toutes les frontières seront abolies, toutes les haines tomberont: «Il n’est plus question de Grec ou de Juif… de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre; il n’y a que le Christ, il est tout, et en tous» (Col 3, 11). Vous me direz que nous ne voyons pas encore que le Christ soit tout en tous. C’est vrai. Mais c’est là une mauvaise remarque. La bonne question, celle qui m’engage, est plutôt celle-ci: est-ce que le Christ est tout en moi? Paul disait: «pour moi, vivre, c’est le Christ» (Ph 1, 21). Est-ce que je peux, lucidement, sincèrement, dire la même chose? Le Christ était tout en Paul, et donc, pour Paul, le Christ était tout en tous. Si pour moi le Christ n’est pas encore tout en tous, c’est parce qu’il n’est pas tout en moi; l’obstacle est en moi – pas dans le Christ. Celui que Paul appelle «l’homme ancien» (Col 3, 9), cet homme archaïque, cet Adam qui a cédé à la tentation, cet homme d’avant mon baptême qui n’était pas capable de consacrer sa détresse, cet homme-là continue d’habiter en moi. Et je l’écoute, et je lui fais confiance, et je lui obéis. C’est pour cela que le Christ n’est pas encore tout en tous. Ce chemin de conversion que Paul indiquait aux catholiques de Colosses est aussi le chemin de ma conversion. Paul est optimiste quand il dit que nous sommes «débarrassés de l’homme ancien» (Col 3, 9). Il le dit par mode d’encouragement, comme une exhortation. Mais cela veut dire plutôt: «débarrassez-vous de l’homme ancien, et dépêchez-vous». Oui, il ne nous reste qu’à nous convertir. Mais il ne faut pas traîner; car qui sait combien de temps il nous reste? De fait, Colosses sera bientôt détruite.

(1) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Épître_aux_Colossiens

(2) http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/07/27/97001-20160727FILWWW00100-les-fideles-ne-doivent-pas-se-laisser-entrainer-dans-le-jeu-de-l-ei-mgr-vingt-trois.php

(3) http://www.eglise.catholique.fr/actualites/424038-messe-pour-les-victimes-de-saint-etienne-du-rouvray/

jeudi 21 juillet 2016

17e dimanche du temps ordinaire - année C


«Vas-tu vraiment faire périr le juste avec le coupable?» (Gn18, 23) Une telle question résonne avec une intensité particulièrement douloureuse, avec une violence de scandale en ce temps où notre civilisation est la proie d’une folie de terreur. Qu’est-ce que “faire périr le juste avec le coupable”? Si l’on regarde les informations quotidiennes, cette expression décrit assez bien la logique de l’attentat suicide qui consiste, de la part des commanditaires masqués, lointains et insaisissables à envoyer un meurtrier, un “coupable”, se faire tuer au milieu d’innocents, de “justes” qu’il assassine. Et, dans une certaine conception de la religion, conception dévoyée et vraiment absurde, Dieu – nous dit-on – voudrait de telles actions. En réalité, tout homme de bon sens (quelle que soit, d'ailleurs, sa religion) rejetterait un tel argument et Abraham ne s’y trompe pas: une telle idée de Dieu serait simplement un blasphème: «Loin de toi de faire une chose pareille!» (Gn 18, 25). 
Laissons de côté pour l’instant le curieux marchandage qui s’ensuit et essayons de comprendre ce que Dieu pourrait faire s’il n’a pas l’idée de faire périr le juste avec le coupable. Une fausse bonne idée serait que Dieu veuille faire périr le coupable pour sauver le juste. Après tout, ce ne serait que bon droit: le coupable mérite de mourir, le juste mérite de vivre; si pour sauver ce dernier il faut tuer le premier, Dieu pourrait s’y résoudre comme à un moindre mal. Mais Dieu ne raisonne pas ainsi. Le Seigneur ne peut se satisfaire d’une logique où il faudrait perdre un homme, même s’il s’agit d’un coupable. Le prophète Ezéchiel nous le dit d’une manière très forte, et dérangeante: «Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant – oracle du Seigneur – et non pas plutôt à le voir se convertir et vivre?» (Ez 18, 23; cf. 33, 11). C’est que la bonté du Seigneur n’est pas seulement pour les justes, mais aussi pour les coupables, «car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes» (Mt 5, 45), comme s’il n’y avait pas de différence. Dieu «veut que tous les hommes soient sauvés» (1Tm 2, 4) et il ne peut envisager un scenario qui sauve les uns au détriment des autres. 
Quelle est alors l’idée de Dieu concernant la vie et la mort, les justes et les coupables? S’il est vrai que l’ancien Testament ne parle que de la Pâque de Jésus, il faut aller beaucoup plus loin que ce que nous avions envisagé pour le rejeter. Ce que le Seigneur projette en venant discuter avec Abraham, ce n’est pas de faire périr le coupable; ce n’est pas de faire périr le juste avec le coupable. Ce à quoi le Seigneur pense, c’est à offrir sa vie, la sienne, pour tous les hommes. Lui, le juste, le seul juste, est prêt à mourir en faveur des coupables que nous sommes. Comme le fait remarquer saint Paul: «A peine en effet voudrait-on mourir pour un homme juste; pour un homme de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir; mais la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous» (Rm 5, 7-8). Il y a là quelque chose de bouleversant et je veux croire qu’Abraham a compris cette intention du Seigneur. Si l’actualité nous fait lire instinctivement la mort du juste et du coupable dans le registre d’un châtiment que Dieu pourrait exercer contre les villes corrompues (idée absurde, on le voit), je crois qu’Abraham veut dire aussi autre chose. Notre lecture d’actualité est probablement déformée et ne respecte pas toute la profonde intelligence spirituelle et prophétique du texte. Je vous propose une autre clef de lecture, un autre regard, un peu inattendu et déroutant, mais, je crois, plus vrai.  
Voici: Abraham sait que Sodome et Gomorrhe sont des lieux mal famés et dangereux. Il sait que le Seigneur est absolument pur, absolument bon, absolument saint. Abraham, qui n’est pas stupide, sait très bien que lorsqu’un homme juste vient dans un lieu mal famé, il est en danger, il court le risque de la moquerie, de la violence, de la malhonnêteté. Or Abraham constate que le Seigneur, le seul juste, veut aller dans les lieux de débauche «pour voir» (Gn 18, 21), afin, s’il était possible, d’innocenter les habitants de ce mal terrible dont on les accuse. Abraham, qui aime le Seigneur et qui ne veut pas le voir dans un tel péril, essaye de le détourner de cette expédition. Il lui dit qu’il y a bien quelques justes… mais le Seigneur veut y aller quand même. En réalité, il n’y avait dans la ville ni quarante, ni vingt, ni dix justes: quand le Seigneur y est entré, il n’y en avait quun seul, et c’était le Seigneur lui-même. La suite du texte (Gn 19) – que nous n’avons pas lue – donnera d'ailleurs raison à Abraham: le voyageur sera accueilli chez Lot mais sera également persécuté par les habitants de la ville qui voudront lui faire du mal. 
De quoi est-il question dans tout cela: Jésus avait le projet de monter à Jérusalem; il savait quel risque il courait. Sa vie était en jeu. Il n’hésitait pas d’ailleurs à annoncer à ses disciples: «Voici que nous montons à Jérusalem et que s’accomplira tout ce qui a été écrit par les Prophètes pour le Fils de l’homme. Il sera en effet livré aux païens, bafoué, outragé, couvert de crachats; après l’avoir flagellé, ils le tueront» (Lc 18, 31-33). Et Simon Pierre, généreux comme Abraham, s’efforçait de rappeler le Seigneur à la prudence: voulait-il, lui, le seul juste, aller mourir avec les coupables? «Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander en disant: “Dieu t’en préserve, Seigneur! Non, cela ne t’arrivera point!”» (Mt 16, 22). Mais de même que, contrairement à l’avis d’Abraham, le Seigneur est entré dans les villes maudites, de même, contrairement au conseil de Simon Pierre, Jésus est entré dans Jérusalem, seul juste, afin d’y mourir pour les pécheurs. 
L’enjeu n’est donc pas de se demander s’il est normal que des justes et des coupables meurent ensemble. Chrétiennement, il s’agit plutôt de reconnaître qu’il n’y a qu’un seul juste, le Christ, et de reconnaître qu’il est mort en notre faveur, pour nous qui sommes des coupables. Cette vérité ne doit pourtant pas nous écraser, comme si nous étions méprisables; au contraire, nous y prenons conscience que Dieu nous aime. Par la mort du seul Juste, Dieu nous prouve son amour; et c’est cela qui nous rend capables de le prier aujourd’hui et de lui adresser une action de grâce qui lui plaise. 


samedi 16 juillet 2016

16e dimanche du temps ordinaire - année C (bis)


Jeudi matin, en préparant cette homélie, j’avais eu l’idée de vous expliquer comment l’hospitalité d’Abraham avait été l’occasion d’une fête tellement belle que Jésus avait pu comparer cette joie au Royaume des cieux : «Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme – et cette femme est Sara – a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait levé» (Mt 13, 33 ; cf. Gn 18, 6). Mais notre jeudi soir s’est terminé dans un massacre; vendredi, nous nous sommes réveillés en deuil. Il ne peut plus être question de réjouissances. La fête est finie, et pour longtemps. 

Que dire alors? Il est judicieux de laisser Abraham et d’aller écouter saint Paul dont le message austère nous sera plus profitable dans ce terrible contexte: «Frères, maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Eglise» (Col 1, 24). Cette parole est dure et on ne peut l’imposer à personne; et, en particulier, on ne peut jamais la conjuguer à la deuxième personne: “tu trouves ta joie dans les souffrances que tu supportes…” Si cette phrase de Paul est vraie, elle ne l’est que comme attestation intime d’une réalité personnelle dont Paul fait l’expérience; et il n’oblige personne à entrer dans cette logique. Cependant, en évoquant les souffrances qu’il endure – ce sont les souffrances de la persécution et du rejet de ses frères dans le Judaïsme – Paul nous indique un chemin de joie. Il appartient au cœur du message chrétien que de savoir donner un sens nouveau à ce qui, humainement, paraît totalement absurde. La souffrance est, à notre époque plus encore que pour les hommes de l’Antiquité, le mal absolu, ce qui dément l’existence de Dieu et sa bonté. En relisant ces mots de saint Paul, le Pape Jean-Paul II a su parler, pour notre temps, d’un «évangile de la souffrance» (1). Et le saint Pape expliquait: «Dans la croix du Christ, non seulement le salut s’est accompli par la souffrance, mais de plus la souffrance humaine elle-même a été sauvée» (n° 19). Notre souffrance, quelle qu’elle soit, a été touchée par la grâce du Christ souffrant. Pourvu que nous acceptions cette logique chrétienne, nous découvrirons que nous ne sommes pas seuls à souffrir (même si la souffrance agit ainsi, sournoisement, pour nous renfermer sur nous-mêmes); nous pourrons vivre, avec le Christ, notre souffrance personnelle, intime, comme le lieu d’une communion de souffrances. L’Eglise, pour laquelle Paul affirme souffrir, est cette communauté où la douleur du monde est ainsi changée, transfigurée peut-on dire, par le fait que le Christ a sauvé ceux qui souffrent et a pris sur lui nos douleurs: nos souffrances sont devenues aussi les siennes. 

Dans le train qui me conduisait de Nice à Toulon, vendredi après-midi, sur ce trajet qui traverse tant de jolies villes et longe tant de belles plages, j’ai été étonné de voir que tout était comme d’habitude, comme s’il n’y avait pas eu de drame, comme si personne n’était mort. Peut-on en vouloir à ces gens qui profitaient du soleil et de la mer? Sans doute pas. Ce ne sont que des touristes qui sont venus en vacances pour faire la fête quoi qu’il arrive et qui pensent peut-être que faire la fête malgré la terreur serait un acte de résistance. Je n’en sais rien; je ne peux pas juger. 

Je vais dire quelque chose d’un peu fort. Vous me pardonnerez si je suis maladroit. Dans notre foi chrétienne, il n’est pas interdit de faire la fête; on dit même de l’eucharistie qu’elle est en quelque sorte un festin de noces. Mais cette fête eucharistique ne se célèbre pas comme si personne n’était mort. Célébrer le Ressuscité, cela veut dire précisément ne pas occulter qu’il est mort, et qu’il est mort pour nous. 

Pensez-vous que les Apôtres aient fait la fête au soir du dimanche de Pâques? Oui, sans doute, lorsqu’ils ont reconnu Jésus vivant. Mais au terme de quel itinéraire spirituel, de quelle lucidité, de quelle intelligence de la volonté de Dieu… S’il y a un «évangile de la souffrance», telle est la manière chrétienne de se réjouir en un temps de terreur: intérioriser la douleur du monde, l’offrir en sacrifice comme lieu de communion, la transfigurer par la foi en la résurrection et l’exprimer en prière, en action de grâces. Tout le reste est insouciance, excitation, aveuglement. En célébrant le sacrifice du Christ, nous allons confier les défunts à la miséricorde de Dieu et nous allons prier pour les familles en deuil et pour les blessés, afin que les traumatismes de l’âme et du corps ne tuent pas en eux l’espérance. C’est de cette joie chrétienne, de ce bonheur de la foi et de la charité, c’est de cette joie d’au-delà de la mort que nous osons nous réjouir aujourd’hui, malgré tout. 

(1) Jean-Paul II, Lettre apostolique Salvifici doloris [11 février 1984]

http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/apost_letters/1984/documents/hf_jp-ii_apl_11021984_salvifici-doloris.html

jeudi 14 juillet 2016

16e dimanche du temps ordinaire - année C


Cet épisode de la vie d’Abraham entendu en première lecture (Gn 18, 1-10) nous est sans doute familier à travers une image, une icône qui fut peinte au XVe siècle par le moine russe Andrei Roublev: trois anges assis autour d’une table (1). Nous ne voyons pas Abraham ni Sara, on devine un arbre, le chêne de Mambré, derrière le personnage central et, dans le fond, quelques rochers et une maison dont le texte ne dit rien. Les trois anges tiennent des sceptres et sont assis sur des trônes; ce récit de l’ancien Testament a toujours été compris par les chrétiens comme une première révélation de la Trinité. 


Au-delà des libertés que le peintre a prises par rapport à la narration, au-delà du sens trinitaire qu’on a donné à cet épisode, je voudrais relever comment cette icône interprète le climat de joie festive que contient le texte de la Genèse. Dans le récit, il y a comme une précipitation, comme un climat d’urgence et d’exultation dans ce fait de l’hospitalité. On comprend bien cela: Abraham vit dans le désert, un lieu où les relations humaines sont rares, où l’amitié est resserrée à la dimension du petit clan. En outre, Abraham et Sara sont vieux et sans enfants. Tout cela indique une existence assez morne que vient rythmer le cycle des saisons avec une régularité monotone. Dans cet univers un peu triste, le passage d’une caravane ne peut pas ne pas être une occasion de très grandes réjouissances; c’est un événement. Comment Abraham va-t-il accueillir cette nouveauté? 

Les exigences de l’hospitalité étaient, dans l’Orient ancien, et particulièrement chez les nomades, d’une souveraine importance. Abraham ne s’y trompe pas: c’est une opportunité pour lui que de se trouver sur le passage de ces hommes. «Si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur» (Gn 18, 3). Aujourd’hui, dans notre civilisation de l’égoïsme, on penserait plutôt que c’est une chance pour le voyageur de trouver un campement où il va pouvoir se ravitailler; mais la mentalité biblique raisonne à l’inverse: c’est une grâce pour Abraham d’accueillir des voyageurs, une grâce qui vaut la peine d’organiser un immense festin. Cela mérite qu’on tue «le veau gras» (Gn 18, 7), à l’improviste. La fête est d’autant plus magnifique qu’elle était imprévisible. Imaginez, si un voyageur inconnu, si un importun sonne à votre porte un soir à l’heure du dîner: allez-vous l’accueillir en ouvrant pour lui la bouteille de champagne et en préparant le foie gras que vous teniez prêts à cette éventualité? C’est pourtant, dans sa culture et dans le luxe de son époque, ce que fait Abraham qui sait que l’accueil est une bénédiction pour celui qui offre l’hospitalité, plus encore que pour celui qui la reçoit. 

La dimension que prend la fête est alors vraiment extraordinaire, excessive, surabondante. «Prends vite trois grandes mesures de fleur de farine – dit Abraham à Sara – pétris la pâte et fais des galettes» (Gn 18, 6). Pour autant qu’on puisse avoir une idée des unités, une mesure fait plus de dix litres; imaginez combien de personnes on peut nourrir avec un veau gras et des galettes préparées avec trente litres de farine! Ce n’est pas un petit rôti de veau servi avec sa tranche de pain pour trois personnes. C’est un immense festin pour les voyageurs, pour Abraham et pour tout son campement. Le vocabulaire de la hâte ajoute encore à cette description de l’exultation. 

Et pourtant, rien dans cette joie n’indique qu’elle ait été une excitation, rien de frénétique. Sur l’icône de Roublev, la sérénité des trois personnages est majestueuse. En relisant ce récit, en contemplant l’empressement de Sara pétrissant ses trente litres de farine, Jésus inventera cette parabole pleine d’une paisible spiritualité: «Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait levé» (Mt 13, 33). Qu’est-ce donc que cette hâte de Sara? C’est une image du Royaume des cieux. L’hospitalité est une parabole de la présence de Dieu. Ou, pour reprendre le mot de l’évangile, l’hospitalité est «la meilleure part» (Lc 10, 42). Cette vérité n’était pas inconnue des premiers chrétiens: «N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, reçurent chez eux des anges» (He 13, 2). Le Pape François ne manque pas une occasion de nous le rappeler: «Il est important de le savoir: dans les familles chrétiennes les plus simples, la sainte loi de l’hospitalité a toujours été en vigueur» (2). La vraie question est celle-ci: comment une famille saura-t-elle que Dieu est présent, si elle ne sait pas accueillir? C’est en pratiquant l’hospitalité qu’Abraham et Sara ont reçu la promesse (Rm 9, 9); c’est en pratiquant l’hospitalité que Marthe et Marie ont entendu la parole (Lc 10, 38-39). Comment rencontrera-t-il le Seigneur celui qui ne sait pas recevoir, qui ne sait pas donner, qui ne sait pas offrir une fête à l’inconnu de passage? Si cette femme qui fait des galettes est l’image du Royaume, si les trois visiteurs sont l’icône de la Trinité, si les disciples d’Emmaüs ont reconnu le Ressuscité alors qu’ils l’invitaient à dîner (Lc 24), il serait alors bien triste de se barricader dans son confort domestique. Dieu passe; il serait dommage de ne pas le retenir pour un instant d’écoute et de joie. C’est dans l’accueil et la gratuité que le Seigneur nous parle. 


(1) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Andreï_Roublev

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Icône_de_la_Trinité


(2) Audience générale du mercredi 10 septembre 2014.

http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/audiences/2014/documents/papa-francesco_20140910_udienza-generale.html


vendredi 8 juillet 2016

15e dimanche du temps ordinaire - année C


Ce texte tiré du Deutéronome (30, 10-14), entendu en première lecture, est d'une très haute portée spirituelle. Il y est question de la "loi". Vous savez que le titre même de ce livre, Deutéronome, veut dire: "seconde loi", c'est-à-dire: relecture de la Loi. Tous les peuples sont fondés par une loi commune, et le peuple d'Israël n'échappait pas à la règle. C'est par référence à un corpus législatif, placé sous l'autorité de Moïse, que les Hébreux pouvaient vivre en société. Cette Loi de Moïse était un ensemble de prescriptions liturgiques, fiscales et sociales, de commandements éthiques et politiques, qui garantissaient une certaine justice dans les relations entre les hommes. Dans cette Loi, qui comprenait de très nombreux articles, se trouvait également un résumé très succinct et très exigeant en dix paroles (Ex 20; Dt 5), le Décalogue (Ex 34, 28). 

La question que pose le fragment que nous avons entendu peut se formuler ainsi: où se trouve la Loi? où est-elle inscrite? Il est clair que la Loi se trouve d'abord écrite dans un texte, dans un code. Evidemment, à l'époque de l'ancien Testament les livres n'avaient la forme qu'ils ont maintenant, avec des pages; c'étaient plutôt des rouleaux de parchemin. Mais, à cette différence près, les juristes d'Israël possédaient une version écrite des lois selon lesquelles ils jugeaient leurs frères, de même que les magistrats d'aujourd'hui se réfèrent aux codes qu'ils utilisent. Les Lois essentielles étaient aussi fréquemment gravées sur des plaques de pierre ou de bronze affichées à l'entrée des sanctuaires, de façon à être connues de tous. On faisait cela en Israël, on le faisait également à Rome (1). Aussi, dans toute l'Antiquité civilisée, le droit existait sous forme écrite; la Loi se trouvait dans le texte de loi

Est-ce suffisant? Si la loi reste écrite dans le texte (c'est-à-dire: si elle reste extérieure à l'homme) comment sera-t-elle mise en pratique? Une loi, on le sait, n'est efficace que si les citoyens se conforment à l'esprit du législateur, agissent selon ce qu'il a prévu. Sinon, on peut écrire tous les beaux textes qu'on veut sur tous les supports qu'on souhaite, une telle loi reste une utopie tant que personne ne s'efforce de l'appliquer, tant que personne ne l'intériorise. Aussi, dans ce Deutéronome, dans cette relecture de la Loi de Moïse, l'auteur biblique précise que la loi n'est pas seulement un texte normatif extérieur; en tant qu'elle est la loi de Dieu, elle est aussi une intuition spirituelle intérieure à l'homme

"Elle est tout près de toi, cette Parole; elle est dans ta bouche et dans ton coeur, afin que tu la mettes en pratique" (Dt 30, 14). 

On sait bien qu'une loi imposée par une autorité extérieure peut être violente, qu'elle peut s'exercer par contrainte, qu'elle peut éventuellement heurter la conscience des hommes. Une telle loi ne respecte pas l'humanité à laquelle elle s'adresse; elle la soumet plus qu'elle ne la libère. Il y a des lois mauvaises qui oppriment alors que la finalité de l'action politique ne devrait jamais être qu'une saine éducation à la liberté. Qu'en est-il donc de la loi de Dieu? Dieu est tout-puissant, dit-on; il pourrait donc exercer toute son autorité pour réduire les hommes à agir selon ses désirs; il pourrait utiliser sa force pour faire des hommes se sujets, ses esclaves. Il pourrait leur faire sentir sa tyrannie... mais cela ne serait pas digne de sa bonté. 

Lorsqu'il donne une loi, Dieu se montre beaucoup plus sage et bienveillant. Comme Créateur, Dieu nous a donné une nature, une intelligence et une volonté, pour que nous puissions connaître le bonheur. Et la loi qu'il nous donne n'est donc jamais une contrainte extérieure, un exercice de soumission; elle est une aide, un soutien adressé à notre intelligence et à notre volonté pour que, par des actions qui soient vraiment conformes à notre bien, par des choix qui nous construisent, nous parvenions à cette joie pour laquelle il nous a créés. 

De cela, le prophète Jérémie a eu une très vive conscience. Il a montré comment Dieu, dont on disait qu'il avait écrit lui-même les tables des dix commandements (Ex 31, 18), écrivait aussi la Loi dans le coeur des hommes: "Voici l'Alliance que je conclurai avec la maison d'Israël en ces jours-là, oracle du SEIGNEUR: je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l'écrirai sur leur coeur" (Jr 31, 33). Voilà quelle est cette Alliance bienveillante de Dieu avec les hommes; ce n'est pas un traité de soumission, ce n'est pas une domination qui s'exercerait par contrainte. C'est un dialogue intime, c'est une parole écrite dans la conscience, qui respecte la conscience; c'est une loi du coeur qui rend le coeur de l'homme paisible et serein. Il n'y a rien dans la Loi de Dieu qui soit violence ou dictature. Il n'y a rien dans la Loi de Dieu qui ne soit humain, profondément humain, pour aider l'homme à grandir; il n'y a rien dans la Loi de Dieu qui opprime ou asservisse. La loi de Dieu est tout entière une "loi de liberté" (Jc 1, 25; 2, 12) en vue du bonheur de l'homme. 

Pour conclure, relevons que saint Paul a cité et commenté ce texte du Deutéronome. La problématique de Paul, c'est d'affirmer que la Loi de Moïse, tout en étant bonne par elle-même, était appelée à être dépassée. Paul montre comment la Loi elle-même annonçait qu'il faudrait passer de la Loi à la foi. Il explique cela en détail dans l'épître aux Romains - ce n'est pas le lieu de développer toute cette théologie. Dans son argumentation, il cite donc: "Elle est proche de toi, cette parole, dans ta bouche et dans ton coeur" (Dt 30, 14; Rm 10, 8); et il précise quelle est cette parole: "il s'agit de la parole de la foi que nous prêchons" (Rm 10, 8). Pour nous, chrétiens, la foi est devenue notre loi intérieure. A la Loi de Moïse qui obligeait en conscience selon la multitude pédagogique de ses commandements tâtillons, a succédé la foi en la résurrection de Jésus. Et cette foi est inscrite dans nos coeurs, parce qu'il est bon que nos coeurs soient croyants; cette foi se trouve dans notre conscience, parce que c'est par la foi en la résurrection que notre conscience peut être libre et sereine au milieu des épreuves de ce temps. Telle est la délicatesse de Dieu qui nous a créés pour que nous croyions en lui, et qui inspire lui-même à notre intimité de lui faire confiance. En cela, il ne peut ni se tromper, ni nous tromper; le bonheur qu'il nous propose ainsi ne saurait nous décevoir. 


(1) C'est ce qu'on appelle la Loi des douze tables. 
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Loi_des_Douze_Tables  

vendredi 1 juillet 2016

14e dimanche du temps ordinaire - année C


"Réjouissez-vous avec Jérusalem... soyez avec elle pleins d'allégresse, vous tous qui la pleuriez" (Is 66, 10). Cette invitation - ou plutôt ce commandement du prophète - est assez étonnant, d'autant que les pleurs dont il s'agit sont, d'après le mot hébreu, des larmes de deuil. Il serait déjà curieux de se réjouir lorsqu'on est endeuillé; mais la chose devient vraiment très étrange s'il s'agit de se réjouir avec celui dont on porte le deuil. 

De quoi s'agit-il? Quel est ce deuil? Les événements historiques qui constituent le contexte de cet oracle d'Isaïe nous sont assez bien connus par ailleurs. Le roi de Babylone, Nabuchodonosor, faisait régner son ordre sur tout le moyen Orient (1). Conquêtes brutales, opérations militaires violentes, diplomatie d'expansion territoriale forment un système politique puissant qui s'oppose, avec succès, à contenir les prétentions de l'Egypte. Dans les années 589-587 av. J.C., c'est au tour du petit royaume de Juda d'être soumis et la ville de Jérusalem est durement frappée: le temple est détruit, les objets sacrés sont profanés, le roi Sédécias (dont le nom signifie "le SEIGNEUR est juste") voit ses enfants être exécutés avant qu'on ne lui crève les yeux; jamais plus il ne verra de réconfort. L'élite de Jérusalem, toute cette société de gens cultivés et riches, est déportée. Pour exprimer la catastrophe que fut cet exil, les écrivains, les prophètes, les hommes spirituels n'auront pas d'autre manière d'en parler que comme d'une véritable expérience de mort. La Ville choisie par Dieu est symboliquement défunte. Il faut la pleurer comme on se lamente sur un cadavre qu'on abandonne définitivement au néant. Il faut porter son deuil. 

Les historiens des religions ont été frappés par tout ce que la spiritualité d'Israël comporte comme éléments qui s'apparentent au deuil. On peut relever, bien sûr, les pratiques de pénitence, les ascèses, qui sont communes aux liturgies funèbres et aux cérémonies de supplication. Les hommes d'Israël comprendront progressivement que le péché est une mort - et que la mort vient du péché. Mais on peut évoquer également de nombreuses autres composantes de la religion qui ne s'expliquent bien que par une similitude de deuil. On a fait remarquer ainsi que le fait de taire le nom de Dieu, de ne jamais le prononcer directement, était une réticence comparable à ce silence que les peuples antiques pratiquaient pour ne pas troubler le repos d'un défunt. Si la Ville est morte, c'est aussi que son Dieu est mort d'une certaine façon. Et en souvenir de cet événement tellement douloureux, on n'invoque pas le SEIGNEUR, on ne l'appelle plus de son nom. Vous imaginez le désespoir que cela contient. Toute la religion d'Israël est comme marquée par cette liturgie funèbre, comme le deuil d'un premier-né dira le prophète Zacharie (12, 10). 

Voilà donc, Isaïe le sait très bien, ce qui concerne le deuil qu'il faut porter pour Jérusalem défunte. 

Mais, ajoute-t-il, dans ce deuil, il convient de ce réjouir; et c'est même une obligation, un ordre: "Réjouissez-vous avec elle, vous qui portiez son deuil" Répétons nos questions étranges: Comment peut-on se réjouir d'un deuil? Et comment peut-on se réjouir avec celui dont on porte le deuil? 

La seule manière de répondre à ces interrogations consiste à voir dans l'oracle d'Isaïe un message d'une nouveauté extraordinaire, message auquel nous sommes habitués mais qui surgit là pour la première fois dans sa fulgurance inouïe: le prophète ne parle d'un deuil que pour annoncer une résurrection. On sait ce qui se passera après la défaite de Sédécias et la ruine de Jérusalem. Après les Babyloniens, la roue de l'histoire continue de tourner et c'est au tour de Cyrus, roi de Perse, de dominer le moyen Orient (2). Et si les idées de Nabuchodonosor étaient celles d'un sauvage, d'un tyran sanguinaire, celles de Cyrus sont beaucoup plus humaines et tolérantes. Cyrus voit d'un bon oeil les cultes des nations qui l'entourent; et s'il veut régner sur elles, il ne veut pas tellement détruire leurs traditions. Au contraire, il demande même qu'on reconstruise le Temple de Jérusalem. Isaïe annonce donc que le deuil n'a qu'un temps; s'il a été nécessaire de s'affliger sur la mort du sanctuaire, la mort de la ville, la mort de Dieu, il faut exulter de ce que le sanctuaire sera relevé, la ville reconstruite, et le Dieu vivant! 

Au soir du Vendredi Saint, les Apôtres n'avaient pas envie de se réjouir. Ni la mort de leur Seigneur, ni leur lâcheté, ni leurs peurs ne pouvaient leur inspirer le moindre sentiment de sérénité, moins encore de bonheur. Il n'y avait que la tristesse, la honte, la frayeur. Mais ce qu'avait dit l'ancien prophète n'était pourtant pas une parole vaine: ils allaient devoir se réjouir pourtant, et se réjouir avec celui dont ils portaient le deuil. Lorsque le dimanche matin Marie Madeleine a reconnu celui qu'elle prenait pour le jardinier, lorsqu'au soir Jésus s'est présenté aux Onze rassemblés autour de Pierre, lorsqu'il a fait un bout de chemin avec les pélerins qui rentraient vers Emmaüs, lorsqu'il s'est fait voir à ses disciples, vivant d'une vie nouvelle et définitive, c'est bien de joie qu'il fut question. Quelle joie étrange, en vérité, que de se réjouir avec celui qui était mort et qui se tenait là, présent en chair et en os, leur disant tout simplement: "La paix soit avec vous". 

Dans le plan de Dieu, la mort n'a pas de place. Et si nous, par notre faute, lui avons donné une place, Dieu ne veut pas qu'elle soit autre chose qu'une promesse de résurrection. Voilà ce qu'avait compris un prophète d'un petit pays voué à la destruction. Voilà ce qu'ont constaté les disciples peureux d'un rabbi crucifié. C'est bien cela la foi biblique, de l'exil à Babylone, en passant par le Vendredi Saint, jusqu'à nos deuils d'aujourd'hui. Nous avons raison de pleurer nos défunts, mais, chrétiens, nous savons qu'un jour, lorsque Dieu essuiera toute larmes de nos yeux, nous pourrons aussi nous réjouir avec eux. 

(1) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Nabuchodonosor_II
(2) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Cyrus_le_Grand