vendredi 26 février 2016

3e dimanche de carême - année C


Cet évangile (Lc 13, 1-9) a beau être bref, il est redoutablement compliqué et difficile. Pour tenter de le comprendre, il convient de remarquer qu’il est composé de deux parties différentes. Je vous propose de procéder par ordre, de mettre en lumière tout d’abord l’enjeu de ce dialogue sur les catastrophes imprévues ; puis la finalité de cette parabole du figuier ; puis d’envisager le lien de l’un à l’autre.
Mais avant de commencer il faut remarquer que, si ce texte nous paraît si embarrassant et sévère, ce n’est pas parce que ce qu’il raconte serait de soi difficile à comprendre (au contraire, ce sont des réalités très simples et quotidiennes), mais parce qu’il aborde des questions avec lesquelles nous sommes mal à l’aise : le mal, la souffrance, l’injustice… et Dieu dans tout cela ? Voilà ce qui constitue le problème épineux, délicat, qui nous renvoie à nous-mêmes, à notre conscience et qui reste pour nous profondément et douloureusement énigmatique.

Des Juifs pieux offrent un sacrifice et ils sont massacrés (Lc 13, 1). Une explication simple serait que ces Juifs étaient pieux par hypocrisie, ils auraient voulu feindre une pratique religieuse pour dissimuler leur méchanceté et ce massacre, voulu par Dieu comme châtiment, aurait révélé au grand jour leur impiété qu’ils dissimulaient sous de la prière. Cette explication, Jésus aurait pu la dire, et cela aurait contenté tout le monde, tant cela paraissait plausible et convaincant (voir, par exemple, 2M 12, 40) : « Pensez-vous que ces Galiléens étaient de grands pécheurs ? » – mais oui, évidemment, tout le monde le pense ; c’est évident ! « Eh bien, je vous le dis : pas du tout ! » (Lc 13, 2-3). Et comme pour redoubler ce refus d’une explication trop commode, Jésus rajoute une autre affaire, un fait divers tragique dirait-on aujourd’hui : une tour s’effondre ; il y avait du monde dessous. Ces gens qui passaient par là n’étaient-ils pas guidés par Dieu qui les aurait conduits, à leur insu, au lieu de la catastrophe en punition de quelque faute secrète qu’ils auraient commise ? « Ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, pensez-vous qu’elles étaient coupables ? » – mais oui, sans aucun doute et leur mort n’était pas fortuite : c’était le jugement de Dieu qui venait éliminer des misérables. Mais Jésus repousse une fois encore cette solution trop simple : « Eh bien, je vous le dis : pas du tout ! » (Lc 13, 4-5).
En refusant l’explication que tout le monde attend, Jésus se met de lui-même dans une position difficile. Il est toujours plus simple d’expliquer le mal comme un châtiment, de voir dans la souffrance une punition venant de Dieu – sinon, où est la justice ? Le réflexe est tenace qui confond la chance et la bénédiction de Dieu, la malchance et la punition de Dieu. Car il faut bien qu’il y ait une rétribution équitable, en bien comme en mal, et que récompenses et représailles adviennent selon une certaine logique. Mais non, dit Jésus, « pas du tout ». Croire que le bien et le mal sont dans ce qui nous arrive nous évite de nous poser la question du bien et du mal que nous faisons. Scruter le hasard de cette manière nous dispense de regarder dans notre conscience : qu’est-ce qui me rend heureux, est-ce une probabilité favorable, ou bien est-ce la vertu ? Est-ce le bien qui m’arrive, ou le bien que j’accomplis ? Qu’est-ce qui me rend triste, est-ce la ‘‘poisse’’, ou bien est-ce le péché ? Est-ce l’adversité qui me frappe, ou la méchanceté dont je frappe les autres ? Aussi, Jésus a-t-il raison de dénoncer les arguments de ceux qui croient en la culpabilité des malheureux frappés au hasard ; et il a raison, mille fois raison, de les renvoyer à leur conscience : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous » sans comprendre ce qui vous arrive (Lc 13, 3 ; 5). Et c’est justement cela qu’il faudrait éviter.

Jésus parle ensuite d’un figuier. Cet arbre délicieux est planté dans une vigne (Lc 13, 6) ; le propriétaire est donc un viticulteur qui attend surtout de beaux raisins (c’est là son métier), mais qui espère aussi, en plus, quelques figues (ce serait là son plaisir). Or le figuier est décevant. La réaction du propriétaire est alors saine, conforme au bon sens : « Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je n’en trouve pas. Coupe-le. A quoi bon le laisser épuiser le sol ? » (Lc 13, 7). C’est aussi une question de justice.
Mais voilà que, précisément, à cette logique qu’on doit bien qualifier de normale, la parabole ajoute une autre possibilité, suggère qu’une autre attitude est possible. Certes, les récoltes de figues ont été consternantes jusqu’à présent, mais on peut encore néanmoins lui laisser une chance ; on peut encore espérer que, malgré tout, une quatrième année ne soit pas aussi lamentable. Dans la loi de Moïse, d’ailleurs, les fruits qu’un arbre donne pendant ses trois premières années n’appartiennent pas au propriétaire de l’arbre, mais à Dieu, au Seigneur (Lv 19, 23 ; cf. Dt 26, 12) et cet homme qui a planté ce figuier et qui, pendant trois ans, n’en a pas obtenu de figues n’a donc aucunement été lésé personnellement. Sa revendication est égoïste et gourmande, elle est raisonnable quant à l’agriculture, mais mesquine quant à l’espérance. Aussi, l’idée du vigneron, du régisseur de cette vigne, est-elle également sensée : « laisse-le encore cette année » (Lc 13, 8), accordons-lui un délai de grâce, une patience miséricordieuse. Peut-être qu’un peu de bienveillance s’avérera plus satisfaisante.

Si cette parabole fait suite à l’affaire des catastrophes fortuites, c’est qu’il y est question du même enjeu. C’est le même problème envisagé de deux manières complémentaires : le rapport entre le délai et le pardon. A l’époque du Christ, le philosophe païen Plutarque a consacré un ouvrage à cette question : Sur les délais de la justice divine dans la punition de coupables[1]. Voilà en effet une question qui semblait scandaleuse : Pourquoi les méchants ne sont-ils pas immédiatement anéantis ? Pourquoi des justes sont-ils anéantis à l’improviste ? Allons-nous prendre prétexte de ce faux scandale pour refuser d’être généreux ? Jésus répond : ceux qui périssent ne sont pas forcément coupables – mais alors il faut vous convertir. Et il répond encore : ceux qui sont mauvais ne sont pas forcément anéantis – mais alors il faut vous convertir. Ce qui importe donc n’est pas tant que les uns meurent et que les autres vivent ; cela ne dit rien sur leur justice ni sur leur méchanceté. Simplement : il y a des gens qui meurent, et des gens qui survivent (mais qui mourrons un jour eux aussi, évidemment). Ce qui importe c’est d’être juste, c’est de mettre à profit le moment présent pour faire le bien, de faire de chaque instant qui nous est donné une occasion de nous améliorer. « C’est maintenant le temps favorable ; c’est maintenant le jour du salut » (2Co 6, 2) : pas hier, pas demain ; aujourd’hui. C’est ce carême qui nous est offert par l’Eglise pour vivre mieux. Dieu nous donne « cette année encore » l’opportunité de faire le bien. « Mais si vous ne vous convertissez pas… », ce serait vraiment dommage.


jeudi 18 février 2016

2e dimanche de carême - année C


Vous m’excuserez ; je voudrais aujourd’hui ne commenter qu’un seul mot de l’évangile que nous venons d’entendre, un mot unique, chargé d’une incomparable puissance d’évocation. Nous avons lu : « Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem » (Lc 3, 31). « Son départ », c’est en grec le mot « exodos » (exode) que saint Luc a choisi pour désigner ce dont Jésus parlait avec Moïse. C’est ce mot que je voudrais commenter. Mais on ne peut commenter le mot « exode » sans le considérer comme le panneau central d’un triptyque dont les deux volets seraient la genèse et le deutéronome. Genèse – Exode – Deutéronome : tout le ministère de Jésus peut être décrit par ces mots qui désignent si bien l’œuvre de Moïse.
Genèse. Il y a quelques semaines, dans le contexte du cycle liturgique de Noël, nous avons entendu le début de l’évangile de Matthieu : « Généalogie de Jésus Christ… » (Mt 1, 1)[1]. Ce qui est traduit par « généalogie » correspond à deux mots grecs, « biblos geneseos » qui signifient littéralement : « Livre de la genèse de Jésus Christ ». En choisissant cette expression tellement caractéristique, l’évangéliste veut situer la vie de Jésus dans l’ensemble de l’histoire de l’humanité et faire remarquer que Jésus a vécu ce que vit tout homme. Personne, en effet, ici-bas, n’est un homme sans avoir été conçu, sans avoir été engendré ; et Jésus a été engendré. L’humanité de Jésus est à ce point réaliste : il n’a pas fait semblant d’être un homme ; il n’est pas quelque être céleste venu visiter de loin notre condition, sans s’y impliquer plus qu’il ne convenait à sa dignité divine. Non. Il est un homme ; il appartient à cette humanité qui existe par naissance. Sa vie commence par un livre de sa genèse.
Exode. Le cœur du récit de la sortie d’Egypte, c’est la Pâque : pour passer de l’esclavage de Pharaon à la liberté en Dieu, les Hébreux ont immolé l’agneau et sont partis en hâte. Nous entendrons ce texte admirable dans la nuit pascale. En vivant sa propre Pâque (non « la Pâque des Juifs » [Jn 2, 13 ; 11, 15], mais vraiment sa Pâque nouvelle et définitive [cf. Lc 22]), Jésus a résumé en lui, personnellement, ce qui avait concerné tout le peuple. Personne n’est Juif s’il n’a été libéré de l’esclavage ; personne n’est Juif sans appartenir à ce peuple qui est passé de la servitude à l’adoration. Cela, Jésus l’a assumé lorsqu’il est passé de sa vie d’ici-bas à la Résurrection. L’exode des Hébreux n’était que la prophétie de cet autre « exode » qui conduirait Jésus de ce monde vers le Père ; et ce « départ » n’était pas un abandon, parce qu’il nous emmenait aussi avec lui. Dans quelques jours, les catéchumènes aussi passeront de la vie présente à la vie définitive, de la vie mortelle à la vie éternelle ; ce que le peuple ancien avait vécu en franchissant la Mer rouge, toute l’Eglise en fait l’expérience en franchissant la mort de Jésus pour entrer, avec lui et sous sa conduite, dans cette vie nouvelle dans la foi.
Deutéronome. Ayant quitté l’Egypte, étant arrivé au pied du Sinaï, Moïse a donné au peuple la Loi. Mais « Deutéronome » ne veut pas dire « Loi » seulement, mais « deuxième loi » (deuteros nomos). Car Moïse n’a pas seulement donné la Loi, les dix commandements gravés sur la pierre, mais aussi la relecture de la Loi. Tandis que le peuple patientait « dans le désert au-delà du Jourdain » (Dt 1, 1), attendant de pouvoir pénétrer en Terre promise, Moïse a voulu que cette loi écrite soit lue, entendue, commentée – et nous avons ces longs discours dans lesquels Moïse, sachant qu’il va mourir, prononce aux oreilles de tous les Israélites les commandements et la victoire de Dieu. C’est cela, le livre du Deutéronome. La Loi ne fut pas seulement sculptée sur les pierres ; elle fut également inscrite dans les cœurs (cf. Jr 31, 33). Jésus aussi a donné une « Loi » ; nous reconnaissons dans les Béatitudes (Lc 6, 20-23 ; cf. Mt 5, 3-12) cette norme exigeante et sérieuse qui engage notre vie de croyants dans la logique d’un bonheur libre. En trouvant notre joie dans la pauvreté et la persécution, nous vivons selon une loi nouvelle qui comble nos aspirations les plus authentiques. Mais Jésus ne nous a pas seulement donné cette loi dans un discours, lui aussi a voulu qu’une copie de cette loi[2], qu’un second exemplaire soit inscrit – non dans un évangéliaire – mais jusque dans nos consciences. Au soir de la résurrection, lorsque les disciples d’Emmaüs constateront que leur cœur était brûlant (Lc 24, 32), au jour de la Pentecôte lorsque l’Esprit viendra avec l’ardeur d’un feu (Ac 2, 3), c’est la loi nouvelle qui sera gravée « non sur des tables de pierre, mais dans des cœurs de chair » (2Co 3, 3). Il y a donc cette loi de Jésus que nous lisons dans l’évangile proclamé dans chaque messe, et cette « deuxième loi » (qui est bien la même loi) écrite dans nos consciences, au plus intime de nous-mêmes (cf. Rm 10, 8), pour que nous la mettions en pratique (cf. Dt 29, 28 ; Jc 1, 22-25). Moïse a donné la première Loi, puis le deutéronome ; Jésus nous a donné les Béatitudes, puis il a répandu son Esprit Saint.
Genèse – Exode – Deutéronome ; Noël – Pâques – Pentecôte. Voilà l’itinéraire historique et spirituel qui fut vécu par Moïse, par Jésus, par les croyants et, finalement, par tout homme qui naît, qui meurt, et qui possède une conscience. Aujourd’hui, tandis qu’il est transfiguré avec Moïse et Elie, c’est de cet exode que parle Jésus. La Pâque est bien le centre de cette histoire sainte et grandiose. L’instant du passage est pour tout homme le moment décisif. Pour nous, chrétiens, ce passage a déjà été vécu, dans le Christ, au jour de notre baptême. Et dans chaque communion, nous vivons une grâce qui est de l’ordre de la Pentecôte : en recevant le corps du Christ, consacré par l’Esprit-Saint dans la prière eucharistique, nous intériorisons la volonté de Dieu, nous accueillons au plus intime de nous-mêmes cette Loi nouvelle par laquelle le Christ nous libère. Que ce deuxième dimanche de carême nous soit l’occasion de vivre pleinement de ce mystère de salut.




[1] Le 17 décembre ; dans la messe anticipée de Noël. 
[2] « copie de la Loi » : tel est le sens du mot grec deuteronomion en Dt 17, 18. 

vendredi 12 février 2016

1er dimanche de carême - année C


Il est toujours un peu déstabilisant de voir, dans ce récit des tentations de Jésus (Lc 4, 1-13), combien le diable est un être cultivé, courtois et subtil. On est loin de la vulgarité criarde et impure des démons du paganisme. On est loin, également, de la tentation un peu facile qui avait séduit Adam et Eve. La première tentation (Gn 3), quel que soit son sens symbolique, se présente comme une banale affaire de vol dans un verger. C’était un péché de gamin mal élevé, de chapardeur, de petit délinquant[1]. Mais ici, avec Jésus, dans le désert, nous ne sommes plus dans un verger, nous ne sommes plus – si j’ose dire – avec des débutants. Les premiers tentés étaient une proie facile. Une victoire aussi puérile n’avait pas grand intérêt. Mais, avec Jésus, c’est autre chose, et le démon se montre autrement plus raffiné.
On voit d’abord que ce démon a la foi (cf. Jc 2, 19). Il connaît Dieu, et il paraît même savoir qui est Jésus. Nier Dieu en face, cela serait trop grossier. Le démon ne peut pas se présenter devant Jésus pour lui insinuer de devenir athée. Une telle sollicitation ne serait même pas tentante, elle n’aurait aucune chance de marcher. En revanche, à quelqu’un qui connaît Dieu, il est possible d’embrouiller les idées. Le piège est toujours le même : tu crois en Dieu, Dieu est bon, et pourtant tu souffres. Ici, avec Jésus : tu crois en Dieu, tu le pries, et tu meurs de faim dans le désert (Lc 4, 2-3). Le démon n’a pas besoin d’en dire plus ; tout ce qu’il a dit est vrai : Dieu existe, c’est vrai ; Dieu est bon, c’est vrai ; je souffre, c’est vrai aussi. Qui est-il ce Dieu bon qui existe alors que je souffre ? Et la pensée est prise de vertige, soit pour exiger le miracle, soit pour cesser de faire confiance. La tentation est assez subtile.
On voit ensuite que ce démon se soucie de la réussite personnelle de Jésus (Lc 4, 5-7). Il reconnaît que Jésus est un homme de qualité, qui n’est pas estimé à sa juste valeur. Il voudrait justement faire quelque chose pour aider Jésus à devenir célèbre. Jésus devrait avoir une notoriété mondiale, le démon se propose de lancer une campagne de communication qui mettra tous les royaumes sous son pouvoir. Pour caricaturer l’argument, imaginons que le Pape fasse alliance avec une grande multinationale commercialisant des boissons sucrées et gazeuses. Il suffirait juste que le Pape se prosterne devant le patron de ce producteur de sodas, et le monde entier deviendrait catholique. Une petite génuflexion, ce n’est pas grand-chose, cela ne coûte rien, pour un bénéfice tellement tangible ! Qui est capable de résister à une telle campagne publicitaire, gratuite, simplement pour assurer la diffusion de bonnes idées ?
On voit ensuite que ce démon connaît bien la Bible (Lc 4, 9-11). Il a dû étudier l’exégèse dans une école prestigieuse – un auteur a dit que l’antéchrist serait bibliste, docteur honoris causa de l’université de Tübingen[2]. Un tel démon est capable de citer un verset du Psaume qui parle des anges. Il est en cela plus exact que beaucoup de chrétiens qui ne croient même plus aux anges (mais le démon évidemment, possède des preuves intimes de l’existence des anges : il en est un, après tout !) Ce démon possède une foi sûre et complète, il a fait de la théologie et il est capable d’argumenter, et même de prêcher la bonne parole. Son message est profondément juste : Dieu nous protège ; c’est un message d’espoir et de confiance. Ce démon là nous incite à croire en l’impossible ; c’est exaltant ! Il serait tellement raisonnable de succomber à une tentation aussi belle.
Ce démon est une sorte de croyant généreux, ambitieux pour la bonne cause, c’est un prédicateur d’une foi sans borne, un intellectuel à la pensée chatoyante ; il paraît désintéressé de lui-même et soucieux de la célébrité de Jésus. Si Jésus avait été humainement habile, il aurait pu le prendre avec lui, en faire son bras droit ; son évangile se serait certainement bien mieux “vendu”. Mais non, par une maladresse incompréhensible, Jésus a refusé de transformer les pierres en pain ; il a refusé d’être célèbre dans tous les royaumes ; il a refusé de croire que Dieu exauçait des caprices et des illusions.

Mais Luc termine : « le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé » (Lc 4, 13). Car il y aura un second rendez-vous, à la fin, au moment de l’agonie. Il n’est pas difficile de le décrire : Jésus a tout raté. Il n’a rassemblé autour de lui que douze bonshommes : un traître, un lâche, et dix peureux. Son évangile est un échec : les Juifs n’en veulent pas ; les Romains n’en veulent pas. L’affaire est en train de mal tourner. Jésus avait dit cette parole énigmatique : « que sert à l’homme de gagner l’univers s’il le paye de sa propre vie ? » (Lc 9, 25). Là, non seulement Jésus va perdre sa propre vie, mais, en échange, il n’a rien gagné du tout. Il a pris tous les risques, et Dieu – ce Dieu absent et silencieux – n’est même là pour le sauver. Le démon se désole de cet échec ; avec un reproche amical, il propose à nouveau une collaboration sur de nouvelles bases. Le démon pourrait bien acheter les Romains, calmer les Juifs, renverser la tendance et transformer ce désastre imminent en nouveau départ. Le démon veut bien sauver Jésus des mains de Caïphe et de Pilate.
Encore une fois, Jésus va refuser. Il préfère mourir et assumer humainement l’échec total de sa mission : Jésus n’aura converti personne – sinon le traître, le lâche et les dix peureux, sa Mère et quelques amies de sa Mère. Il aura aussi sauvé une prostituée de la mort, il aura guéri quelques boiteux, quelques aveugles dont nous avons oublié les noms. Bref, il n’a rien fait qui mérite qu’on se souvienne de lui. Alors que s’il s’était allié avec ce démon cultivé, érudit et altruiste… on aurait vu ce qu’on aurait vu.

Terrasser le démon, pour Jésus, cela n’a pas consisté simplement à refuser le mal pour choisir le bien, mais plutôt à débusquer l’illusion du bien habilement présentée par le tentateur. Il ne suffit pas de connaître son catéchisme et sa morale, il faut savoir résister aux pièges d’une morale séduisante et d’une foi embrouillée. Le démon est intelligent, désintéressé, élégant, humaniste, pieux, bienveillant, secourable ; c’est un ami qui vous veut du bien et sur qui on peut compter en cas de coup dur. Sa subtilité pour masquer le “presque vrai” en “pas complètement faux” et le “presque pas mal” en “bien” est sournoise et étourdissante. Avec des arguments simples mais solides, avec des formules percutantes, bibliques parfois, il sait nous montrer où est notre intérêt. Il connaît nos projets, il galvanise notre ambition, il exalte nos grandes idées. C’est bien ce démon-là que Jésus a vaincu pour nous.




[1] Il est possible de rapprocher cela de l’épisode du vol des poires commis par le jeune saint Augustin (Confessions, livre II).

[2] C’est l’intuition de Vladimir Soloviev dans la Brève histoire de l’antéchrist (1900).

jeudi 4 février 2016

5e dimanche du temps ordinaire - année C


Si on écoute un peu distraitement la 1ère lecture et l’évangile, on pourrait avoir l’impression que la vocation est une chose terrible. Isaïe dit : « Malheur à moi, je suis perdu » (Is 6, 5) ; et saint Pierre est saisi d’effroi : « Seigneur, éloigne-toi de moi » (Lc 5, 8). Cette idée selon laquelle l’appel de Dieu est une malchance est curieusement tenace. Etre choisi par Dieu pour une mission particulière serait comme un fardeau impossible, une sorte d’assurance d’être malheureux tout le restant de sa vie. Avec une belle éloquence (qu’on me pardonne cette longue citation hors de propos), un poète français faisait dire à un prophète du Seigneur :

« Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu…
Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances…
Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages…
Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles…
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux.
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux »[1].

« Hélas ! » semble ici résumer le mystère de l’appel. Chaque grâce, chaque talent que le Seigneur donne à son élu deviendrait ainsi une pénible charge, une responsabilité douloureuse. La vocation est alors interprétée comme une malédiction.
Vous avouerez que cette présentation est pour le moins étrange. Certes, sous la plume du poète, cela donne un beau morceau de littérature ; l’épuisement du prophète est mis en scène avec force. Mais, d’un point de vue spirituel, il est effrayant de penser que l’appel de Dieu soit un si grand malheur. Lorsque Dieu appelle un homme, lorsqu’il choisit quelqu’un, ce n’est pas pour le perdre, ce n’est pas pour l’accabler au milieu des tourments. Lorsque Dieu appelle un homme, c’est afin de mettre en œuvre son projet qui est de sauver tous les hommes. Ce projet de Dieu est donc une volonté de salut, de grâce, de bonheur. Dieu ne cherche jamais à nous rendre malheureux ; ce n’est pas pour nous faire souffrir qu’il nous a créés, mais bien pour que nous puissions partager son bonheur.

Il faut reconnaître pourtant que, celui qui accepte de la part de Dieu une haute vocation, doit bien s’attendre à quelques épreuves. Mais, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que si la vocation vient de Dieu, les épreuves, elles, viennent du monde, des hommes et de nous-mêmes. Lorsqu’Isaïe a commencé d’annoncer la parole du Seigneur, il a dû se heurter à tous ceux qui refusaient d’entendre les commandements de Dieu. Et cela n’a pas été facile ; les traditions juives nous disent qu’il a payé de sa vie son ministère prophétique. Il est mort martyre dans sa fidélité à proclamer la Parole. Saint Pierre également, n’a pas eu une vie facile. Il a dû d’abord lutter contre lui-même, contre son caractère bouillonnant et maladroit, généreux et lâche ; il lui a fallu passer de la trahison au repentir, et ce ne fut assurément pas simple. Puis, après la Résurrection, après la Pentecôte, il a eu la mission de gouverner l’Eglise, d’évangéliser jusqu’à Rome, pour finalement mourir dans les persécutions aveugles et cruelles de Néron. Certes, rien de cela n’a été drôle. Mais dans toutes ces vicissitudes, Isaïe d’une part, saint Pierre d’autre part, ont toujours trouvé en Dieu un soutien, un réconfort, une lumière. Je ne crois pas que l’un ou l’autre ait accusé Dieu en lui reprochant leur vocation ; au contraire, au milieu des difficultés, l’un et l’autre ont prié Dieu de les soutenir dans leur ministère.
Et cela vaut encore pour les prêtres, les moines, les religieuses d’aujourd’hui. J’entends dire parfois que la vocation serait une catastrophe. J’ai reçu une fois la confidence d’un jeune qui m’avait avoué qu’étant enfant il avait prié pour « ne pas ‘‘avoir la vocation’’ » (comme il aurait dit : « pour ne pas avoir la tuberculose »). Je ne sais si l’on doit dire qu’il a été exaucé ; ce que je sais, c’est que, n’étant effectivement devenu ni religieux ni prêtre, sa vie spirituelle ne s’en est pas trouvée tellement épanouie pour autant. A force de craindre leur vocation, certains passent à côté du bonheur.
Il est vrai qu’un homme ou une femme qui donne sa vie n’a pas une existence très confortable ; un prêtre (par exemple, mais il y a d’autres manières de donner sa vie) c’est, en général, un homme qui consacre beaucoup de son temps à écouter les reproches de ceux qui en veulent à Dieu, au Pape, à l’Eglise, au hasard, ou bien qui s’en veulent à eux-mêmes – et ce n’est pas très plaisant. Mais pour autant, la mission que Dieu a donnée au prêtre c’est d’apporter la joie, de donner le salut, de proclamer une parole capable de guérir, de libérer. Et dans cette vocation le prêtre rencontre heureusement des chrétiens fervents, des hommes de bonne volonté qui veulent vivre du bonheur de l’évangile. Ainsi, plus que les tracas ou les obstacles, c’est bien cette joie spirituelle qui définit la vocation. Il n’y pas de vocation confortable ; mais il n’y a pas non plus de vocation malheureuse. Et dans les difficultés, un prêtre, une religieuse, des parents chrétiens n’ont pas l’idée de reprocher à Dieu de les avoir appelés ; ils font plutôt monter vers le Seigneur une prière d’action de grâces, cette belle Eucharistie : « et nous te rendons grâce, car tu nous as choisis pour servir en ta présence »[2]. Ne nous laissons pas voler cette joie.




[1] Alfred de Vigny, « Moïse », in Poèmes antiques et modernes.
[2] Missel Romain, Prière eucharistique n° 2.