samedi 28 janvier 2017

4e dimanche du temps ordinaire - A


Dans le monde qui est le nôtre, tellement agité de violences et d’angoisses, il est plus que salutaire d’entendre une fois encore l’évangile des béatitudes (Mt5,1-12). Ce mot même «Heureux», ce mot qui a tellement d’importance dans la mentalité biblique qu’il ouvre le Psautier («Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies…»; Ps1,1), ce mot semble avoir perdu – non pas son sens – mais son usage. Si l’on sait encore ce que veut dire «heureux» en allant chercher dans un vieux dictionnaire, on se demande bien à qui on pourrait appliquer un tel qualificatif: de qui pourrait-on dire qu’il est heureux? Le mot «heureux» est un peu comme le mot «Dieu»: on sait encore à peu près le définir, mais on n’y croit plus. 

Or nous, chrétiens, nous croyons en Dieu, et parce que nous croyons en Dieu, nous croyons aussi au bonheur. Il ne s’agit pas d’un bonheur qui serait le fruit des forces de l’homme, d’un bonheur qu’on pourrait construire avec notre petite intelligence (si décevante); il s’agit d’un bonheur que le Christ nous révèle et auquel il nous associe par grâce. 

Ce bonheur possède quelque chose de vraiment paradoxal si l’on regarde de près tout ce qu’il faut pour être heureux: pauvreté, larmes, douceur, désir de justice, aptitude à pardonner, pureté du regard, souci pour la paix – et même persécutions et insultes. Tout cela ne paraît pas très enviable. Il y a dans ces attitudes des choses qu’on aimerait fuir, d’autres qui paraissent inaccessibles. Aucune ne renvoie au plaisir, aucune ne renvoie au confort, comme si le bonheur était exactement le contraire de ce bien-être joyeux qui est mesuré de nos jours par le pouvoir d’achat. Et pourtant, si nous sommes chrétiens (c’est-à-dire: si nous croyons de tout notre cœur toutes les vérités que l’Eglise nous propose de croire, que Dieu existe, qu’il est amour, que le Christ est mort pour nos péchés et qu’il est ressuscité le troisième jour), si nous croyons tout cela avec notre intelligence, c’est pour pouvoir vivre concrètement de ces attitudes d’humilité généreuse et de patiente sobriété, et pour nous réjouir de vivre ainsi. 

On remarque habituellement que ce style de vie, qui est la marque propre du christianisme, est aussi un portrait de Jésus en croix: c’est lui, en effet, qui s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté, c’est lui qui pleure sur notre misère comme il a pleuré devant le tombeau de Lazare, c’est lui qui est «doux et humble de cœur» (Mt11,29; et Dn3,87), c’est lui qui a hâte de communiquer aux hommes la justice de Dieu, c’est lui qui pardonne, même à ceux qui le torturent sans raison, c’est lui dont le regard est «trop pur pour voir le mal» (Hab1,13) alors même qu’on le fait souffrir, c’est lui qui est le Fils de Dieu qui laisse à ses disciples la paix, sa paix (Jn14,27); c’est lui qui est persécuté chaque fois qu’un homme fait la guerre à un autre homme, c’est lui qui est insulté chaque fois qu’un croyant est rabroué en raison de sa foi. C’est lui, en un mot, qui est «heureux». 

La question devient alors très austère: le Christ était-il vraiment heureux sur la croix? peut-on être heureux sur la croix? n’est-ce pas là une attitude morbide et contre-nature? La réponse est assez simple, que seuls les simples comprennent: dans la souffrance, Jésus avait plus de joie à aimer qu’il n’avait de douleur à être torturé. Dans toute sa vie, et jusque sur la croix, Jésus a connu ce bonheur de ne jamais haïr quiconque, et ce bonheur était plus grand, plus profond, plus réel que toutes les oppositions, toutes les vicissitudes, et même que la mort. 

Nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain. Nous serions bien fous de vouloir être heureux si nous avons de la chance – nous résignant à être malheureux dans le cas contraire. Je ne sais pas ce qui m’arrivera demain, mais je sais que si, demain, quoi qu’il arrive, je veux aimer tous les hommes, alors je serai heureux. Je serai heureux d’être pauvre, heureux de consoler, heureux d’être sans rancune, heureux de vouloir un monde plus juste, heureux de pardonner et d’inviter au pardon, heureux de vivre modestement, dans une chaste réserve, heureux de me dépenser pour construire la paix. Et si l’on m’insultait pour cela, je n’en serais que plus heureux, car alors il serait évident que ce bonheur ne vient pas de moi, mais qu’il m’est donné. 


vendredi 20 janvier 2017

3e dimanche du temps ordinaire - A


«Moi, j’appartiens à Paul – Moi, j’appartiens à Apollos – Moi, j’appartiens à Pierre – Moi, j’appartiens au Christ» (1Co1,12). Avant de tirer des leçons générales d’une telle cacophonie, essayons de préciser un peu concrètement de quoi il s’agit. 

Est-il nécessaire de présenter Paul? Les Corinthiens le connaissent, ainsi que le rapporte le livre des Actes des Apôtres (18,1-18). C’est à Corinthe que Paul rencontre Priscille et Aquilas, juifs romains, convertis au Christianisme et chassés de Rome par l’édit de Claude (1). C’est à Corinthe qu’il prêche dans les synagogues et qu’il est confronté à une farouche opposition. C’est là qu’il prend la décision de diriger son ministère d’évangélisation vers les païens. Qu’est-ce donc qu’appartenir à Paul?

Apollos est un Juif d’Alexandrie qui a connu l’évangile par des disciples de Jean-Baptiste. Priscille et Aquilas, reconnaissant la sincérité de sa conversion, mais voyant également les lacunes de sa formation, lui enseignent d’une manière plus complète ce qu’il en est de l’Eglise et de ses rites. Le baptême de Jean ne suffit pas: c’est au nom du Seigneur Jésus, dans l’Esprit Saint, qu’il faut être plongé pour appartenir au Christ (Ac18,18-24). Apollos est donc un prédicateur zélé, mais dont l’ardeur devait être formée et construite. Sans la bienveillance de Priscille et Aquilas, son ministère n’aurait pas porté beaucoup de fruits. Apollos s’est rendu à Corinthe, tandis que Paul n’y était plus (Ac19,1). Qu’est-ce donc qu’appartenir à Apollos?

Pierre également nous est très connu. Son lien à Corinthe est plus difficile à établir. Y est-il venu? On ne peut, comme donnée fiable, que se fonder sur ce que Clément de Rome dit aux Corinthiens dans une lettre qui date de la fin du Ier siècle: «regardons les saints Apôtres: Pierre, victime d’une injuste jalousie subit non pas une ou deux épreuves, mais de nombreuses, et après avoir ainsi rendu son témoignage, il s’en est allé au séjour de la gloire, où l’avait conduit son mérite. C’est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré quel est le prix de la patience: chargé sept fois de chaînes, exilé, lapidé, il devint héraut du Seigneur au levant et au couchant, et reçut pour prix de sa foi une gloire éclatante» (2) Si Clément cite Paul et Pierre à ses correspondants corinthiens, c’est probablement que ceux-ci avaient une certaine connaissance des deux Apôtres; mais s’agissait-il, pour Pierre, d’une connaissance personnelle ou d’une relation seulement épistolaire? Il serait difficile de préciser. En particulier, Pierre connaissait-il également Priscille et Aquilas? Il est impossible, je crois, de se prononcer sur cette question. Qu’est-ce donc qu’appartenir à Pierre?

Le Christ: il semblerait inconvenant de demander qui il est, car nous pensons tous le connaître. Et pourtant, Jésus est sans doute l’homme le plus mystérieux et le plus insaisissable de cette liste. Il avait demandé à ses disciples: «Pour vous, qui suis-je?» – et Pierre avait répondu: «Tu es le Christ» (Mc8,29). Mais cette réponse trop simple ne peut suffire à clore le sujet. A la lumière de cette question, chacun peut s’examiner en se demandant qui est le Christ pour lui; et qu’est-ce que le Christ vient changer dans sa vie. Avant de donner la bonne réponse généreuse («Moi, j’appartiens au Christ»), il convient de vérifier quel est le lien réel, concret, qui m’attache à Jésus persécuté, à Jésus doux et humble de cœur, à Jésus miséricordieux, à Jésus crucifié. Qu’est-ce donc qu’appartenir au Christ?

Et il ne faudrait pas enfin oublier le dernier intéressé de cette affaire : «moi»; «moi, j’appartiens»… mais à qui puis-je dire que j’appartiens? Instinctivement, j’aurais envie de définir ma liberté comme le fait de n’appartenir à personne, ou d’être à moi-même mon seul et unique propriétaire: «ni Dieu, ni maître» disait-on avec une rage un peu naïve. Mais, dès que je réfléchis un peu lucidement, je vois bien que j’appartiens (à mon insu et avec mon consentement) à des tas d’influences qui s’exercent sur moi de manière plus ou moins sournoises. J’appartiens à la mode, à la publicité, aux sondages, à l’opinion, à l’image que je veux renvoyer de moi-même… et rien de tout cela n’est vraiment sincère. Si je pense n’appartenir à personne, c’est peut-être que j’évite de voir que je suis l’otage de beaucoup de monde. La liberté, la vraie liberté, est d’un autre ordre. Être libre, c’est appartenir à celui qui me rend libre. La liberté, c’est de servir Dieu, d’appartenir au Christ. Mais justement, appartenir au Christ est une liberté difficile, subtile, délicate, instable même, tant les sollicitations sont fortes pour me conduire à appartenir aussi à d’autres que le Christ, à d’autres qui ne me rendent pas libre. 

«Moi, j’appartiens au Christ!» Cette définition du chrétien est belle, exigeante, lucide, courageuse. Et c’est parce que j’appartiens au Christ que je me dois à l’Eglise, aux Apôtres, aux ministres et à tous les hommes. Serviteur du Christ, j’appartiens aussi à tous les pauvres dans lesquels le Christ veut être aimé, j’appartiens à tous les blessés de la vie qui sont autant de visages de Jésus souffrant. Cette appartenance ne m’enferme pas; elle déploie ma capacité à aimer dans une dimension nouvelle, pour exiger de moi que je regarde tout homme comme mon propre frère. C’est dans la mesure où je n’ai de haine envers personne, dans la mesure où je suis prêt à servir quiconque, dans la mesure où jappartiens à tous les hommes que, vraiment, j’appartiens au Christ. 


(1) L’édit de Claude expulsant les Juifs de la ville de Rome est sujet à controverse. Mentionné par saint Luc (Ac18,2), il est également décrit par Suétone: «Il chassa de la Ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l’instigation d’un certain Chrestus» (Vie de Claude, XXV). L’ampleur de cette mesure reste difficile à cerner (de quelques individus expulsés à un exode massif); la durée de cet exil paraît cependant avoir été brève. 

(2) Clément de Rome, Lettre aux Corinthiens (écrite vers 96 ap. J.C.), 5. Paul est encore nommé, seul cette fois, au chap. 47. 

vendredi 13 janvier 2017

2e dimanche du temps ordinaire - A


Le ministère de Jean Baptiste est l’une des choses les plus étranges de l’histoire. Au premier siècle (qui, il faut l’avouer, ne manquait pas de personnes et d’événements étonnants), pourquoi un homme sorti de nulle part s’est-il rendu dans le désert pour prêcher la conversion, pour célébrer un rite d’immersion dans le fleuve? Deux questions se posent : à quoi sert tout cela? Qui a pu lui inspirer une telle mise en scène? L’évangile que nous venons d’entendre nous indique les réponses (deux réponses difficiles) à ces deux questions. 

Quel est le but de ce mode de vie tellement déroutant? Jean voulait désigner le messie. Il voulait croiser un jour quelqu’un dont il pourrait dire: «Voici l’agneau de Dieu» (Jn1,29; 36); «celui-ci est le Fils de Dieu» (Jn1,34). Il ne savait pas de qui il le dirait, mais il devait le dire. «Moi, je ne le connaissais pas, mais je suis venu donner ce baptême d’eau pour qu’IL soit manifesté à Israël» (Jn1,31). Jean pensait, croyait, savait (on ne sait comment dire) que telle était sa mission, et il voulait la remplir. Si l’on en croit saint Luc, ce ministère unique avait été prophétisé par son père, Zacharie, lorsque, après une période de mutisme, il avait célébré à nouveau la louange du Seigneur: «Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète son peuple… et toi, petit enfant, tu seras appelé “prophète du Très Haut”» (Lc1,68; 76). Comment Jean pouvait-il devenir ce prophète qui devait préparer le chemin du Seigneur? Un oracle d’Isaïe lui a servi de guide : «Une voix crie: “Dans le désert, frayez le chemin de Seigneur; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu”» (Is40,3; Jn1,23). Et Jean est parti au désert. A quoi cela sert-il de crier dans le désert? A rien, bien sûr. Mais c’était cela l’idée qui était venue à Jean, en pensant que c’est là, dans le désert, qu’il pourrait croiser le Messie, le Seigneur qui vient. A-t-il été surpris de voir que des foules venaient à lui? Nous ne le savons pas. Il pensait surtout rencontrer le Sauveur, et voici qu’il accueillait le peuple tout entier. Si le Seigneur était venu à lui, seul, il n’aurait pas eu de mal à le reconnaître: c’est lui! Mais dans cette foule, comment faire? Mais Jean ne se trompe pas. «Il voit Jésus venant à lui, et dit [en toute assurance, en toute certitude, sans l’ombre d’un doute]: “Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde”» (Jn1,29). 

Qu’est-ce qu’un «agneau de Dieu qui enlève le péché du monde»? Les Juifs savaient ce qu’est un agneau consacré à Dieu, offert en sacrifice, qui enlève les péchés du peuple. Mais Jean-Baptiste, en utilisant ces mots très connus, les décale, les subvertit. Mais voilà ce qu’il dit, ce qu’il veut dire, même si tout cela devient encore plus incompréhensible. 

Seconde question: d’où lui viennent cette manière de vivre et ces paroles aussi déconcertantes? Est-il simplement un peu dérangé? Les événements qui ont entouré sa naissance de deux vieillards ne plaident pas pour une enfance qui lui aurait assuré un équilibre émotionnel normal et les psychologues de tous bords, de toutes écoles, peuvent se pencher avec intérêt sur le cas de ce jeune homme qui vit dans le désert dans une ascèse d’une austérité effrayante. Le portrait clinique du Baptiste est, dans sa bizarrerie, assez clair. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. 

Jean est peut-être assez lucide sur lui-même (il l’a montré; Jn1,19-23) pour qu’on prenne au sérieux ce qu’il dit de lui-même: «Moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser, celui-là m’a dit: “Sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, C’EST LUI qui baptise dans l’Esprit Saint”» (Jn1,33). Plutôt que de se demander ce que sont ces voix (étaient-elles intérieures à la conscience, entendues dans l’imagination?) il vaut mieux s’interroger sur l’identité de celui qui parle à Jean. Qui est-il «celui qui [l]’a envoyé baptiser»? Si Jean le désigne mais ne le nomme pas, il ne faut pas nous hâter de donner la bonne réponse: c’est Dieu le Père, bien sûr. Jean ne saurait dire cela. Il est trop ébranlé, sans doute, par le contenu du message qu’il porte et qu’il ne peut pas taire. Comment dans le contexte du Judaïsme peut-il désigner un homme en disant: «c’est lui le Fils de Dieu»; pour des hommes religieux, c’est presqu’un blasphème. A la fin de l’histoire, les Juifs (peut-être certains de ceux qui étaient venus se réjouir auprès de Jean) expliqueront à Pilate: «Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu» (Jn19,7). Comment Jean doit-il dire: «c’est lui le Fils de Dieu»? Comment dans le contexte du sacerdoce (Jean est prêtre, fils du prêtre Zacharie – ne l’oublions pas) peut-on parler d’un agneau qui enlève le péché du monde, le péché des autres, le péché des non-Juifs? Qui peut inspirer à Jean un message tellement heurtant, tellement contradictoire avec les convictions religieuses ordinaires de son époque et de son milieu? Il ne le nomme pas, il ne sait pas qui l’a envoyé. Mais il sait qu’il lui est impossible de se taire. Et si énigmatique que soit le message qu’il porte, il doit le délivrer – et il le dit: «Voici l’agneau de Dieu» (Jn1,29; 36); «celui-ci est le Fils de Dieu» (Jn1,34). 

Annoncer quelqu’un qui bouscule nos convictions, témoigner de qui vient déranger nos habitudes, proclamer la bonne nouvelle d’un Messie inattendu: voilà quelle fut la mission de Jean. Il l’a fait. Notre monde n’attend pas plus, pas moins, le Christ que la Judée du premier siècle. Jésus ne nous gêne pas plus, pas moins, qu’il ne venait contrarier les Juifs d’alors. C’est ce Christ qu’il faut annoncer. 


jeudi 5 janvier 2017

Epiphanie


Avec une virtuose sobriété, saint Matthieu décrit cette improbable rencontre entre des mages venus de l’Orient (Mt2,1) et un nourrisson. Le fait possédait pourtant tout ce qu’il faut pour sembler étrange. Le folklore ne s’est pas privé d’en exploiter avec toutes les ressources de l’imagination le caractère exotique et l’iconographie à ce sujet est abondante. Mais la parole évangélique est très simple, très contenue, très sereine. Si le récit des péripéties qui précèdent et qui suivent l’épisode paraît plein de bruit et de fureur, l’entrevue est décrite en un verset seulement. «Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents: de l’or, de l’encens et de la myrrhe» (Mt2,11). Dans sa brièveté, ce texte est pourtant très riche et permet de voir la scène, non pas pour imaginer le tintamarre d’un cortège hétéroclite et somptueux, mais pour découvrir l’essentiel. Il s’agit d’être attentif. 

On nous parle tout d’abord d’une «maison». Si l’enfant Jésus fut couché dans une crèche, d’après saint Luc (2,7), ce qui suggère plutôt une sorte d’étable, il a vécu les premiers jours de sa vie dans une maison. De fait, Jésus est l’accomplissement de la promesse que Dieu avait faite à David qui voulait construire un temple: «Le Seigneur t’annonce qu’il te fera lui-même une maison» (2S7,11), c’est-à-dire une descendance royale. Cette maison dans laquelle se tient l’enfant indique ainsi à la fois le sanctuaire et la dynastie qui sont, pour un Juif, les deux signes de la présence et de l’action de Dieu dans l’histoire de son peuple. 



Dans la maison, les mages voient l’enfant et Marie. Le spectacle est des plus ordinaires: un bébé et sa jeune mère. Est-ce pour voir cela qu’ils sont venus? Oui, c’est pour cela. Ils savaient qu’ils venaient voir un enfant (Mt2,2). Quel est le sens de toute cette démarche? Ces mages, pour autant qu’on puisse le savoir, sont des hommes intelligents, cultivés, des lettrés dirait-on. Ils ne sont pas Juifs (puisqu’ils ignorent les Ecritures et qu’ils doivent demander conseil aux gens de Jérusalem; Mt2,2) – on peut émettre l’hypothèse vraisemblable qu’ils sont philosophes iraniens, zoroastriens de culte (1). Qu’est-ce qui peut bien pousser des étrangers, des intellectuels, à venir voir un enfant qui n’est pas de leur peuple et qui ne parle pas? 

La rencontre devient d’autant plus surprenante qu’ils lui offrent des cadeaux. Ils sont venus avec des trésors; ils sont donc riches. Sur ces cadeaux, on a beaucoup médité. Certains fantasment sur la valeur de ces présents. Si la myrrhe et l’encens ne nous intéressent plus tellement (nous ne savons plus ce que c’est), l’or nous fascine encore. Et il en est qui se demandent, si les mages ont laissé à Marie quelques lingots, ce qu’est devenue cette richesse. Mais c’est mal lire l’évangile. L’essentiel est ailleurs. Tout d’abord, le texte ne suggère pas que les cadeaux aient été somptueux, que les mages aient donné tous leurs trésors. Ils ont ouvert leur trésor et en ont tiré un petit quelque-chose. Il est ainsi probable qu’ils aient donné un modeste objet en or, un grain d’encens, un petit flacon de myrrhe (2). Certes, suivant une lecture symbolique, l’or désigne le roi, l’encens honore Dieu et la myrrhe préfigure la mort… mais il s’agit là encore d’ajouts au texte, qui est plus dépouillé. 

Mais le paradoxe est plus difficile encore. Dans l’évangile, ceux qui s’approchent de Jésus reçoivent de lui quelque-chose: une parole de sagesse, le pardon de leurs fautes, une guérison. Habituellement, c’est Jésus qui donne. Ici, Jésus reçoit. S’il donne, il ne donne que sa présence. 

Il faut pourtant que les mages aient reçu quelque-chose. On ne fait pas un tel voyage, aussi incertain, pour aller seulement offrir à un nouveau-né inconnu trois babioles. Qu’ont-ils reçu dans ce périple extravagant? Après avoir vu Jésus, les mages ont dormi nous dit l’évangéliste, qui ajoute qu’ils furent «avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode» (Mt2,12). Le mot grec et la traduction latine pour «avertis en songe» est un verbe particulier, précis, qui suggère que les mages ont reçu une réponse à une question qu’ils se posaient. Tout ceci ne nous dit plus grand-chose, mais les hommes antiques faisaient cela: lorsqu’ils portaient en eux un doute, une inquiétude, ils allaient dans un sanctuaire et y passaient une nuit et ils pensaient ainsi, d’une manière ou d’une autre, recevoir quelque indication surnaturelle. Cela nous paraît superstitieux peut-être, et en effet cette pratique était répandue dans le paganisme; pourtant, aujourd’hui encore, aller passer deux jours à l’hôtellerie d’une abbaye ou dans un sanctuaire, c’est une bonne manière chrétienne d’aller confier au Seigneur une difficulté personnelle ou une question qu’on se pose. Et en deux jours de recueillement, dans le silence d’un moment de prière, Dieu peut nous donner une lumière. 

Voici donc, probablement, la clef de cet épisode. Quelle est la question que les mages portaient en eux qui les a conduits à aller voir l’enfant Jésus? La formuler explicitement serait difficile (d’ailleurs toutes les questions ne sont pas toujours explicites, et parfois la démarche spirituelle consiste justement à les préciser). Leur question pouvait concerner leur culte, leur science. Je risque une hypothèse approximative: ils avaient vu cette étoile qui leur suggérait qu’un Dieu qui n’était pas le leur était né en Judée. Devaient-ils tout quitter, abandonner leurs pratiques, leur sagesse, pour aller vivre aux côtés de ce nouveau roi? Ou bien pouvaient-ils, tout en restant chez eux, recevoir de lui ce qu’il faut pour être sauvés? La réponse est qu’ils peuvent rentrer chez eux. Si «le salut vient des Juifs» (Jn4,22), il est possible d’être sauvé dans toutes les cultures, sur toute l’étendue de la terre. Si «les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus» (Ep3,6) et si tel est bien le sens de l'Epiphanie, les mages, les païens ne sont pas associés au salut en rejetant ce qui fait leur identité, mais au contraire en rentrant chez eux. Et s’ils rentrent par un autre chemin, c’est autant pour éviter Hérode, que pour signifier le changement spirituel qu’ils ont vécu dans cette rencontre. 

Voilà ce que les mages voulaient savoir: devaient-ils quitter leur terre parce qu’ils avaient trouvé une vérité qui n’habitait pas chez eux? Non, ayant trouvé la vérité, ils devaient rentrer chez eux pour y apporter ce qu’ils avaient contemplé. La rencontre entre ces intellectuels zoroastriens et ce nourrisson qui ne balbutiait pas encore était étrange, mais la vérité qui y fut révélée est aujourd’hui encore le trésor de l’Eglise et l’argument toute évangélisation. 

(1) Cette idée a été illustrée abondamment par J. BIDEZ – F. CUMONT, Les Mages hellénisé – Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque (1938), Collection d’Etudes Anciennes – série grecque n° 134, Les Belles Lettres, Paris, 2007. 

(2) Il est probable que le terme désigne un parfum dilué dans de l’huile (Ex30,23-25) plutôt que la résine elle-même, selon l’usage biblique de l’onction. 

Illustration tirée des Très riches heures du duc de Berry:
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