vendredi 30 octobre 2015

Fête de tous les saints


Le bonheur est une chose paradoxale. Tout le monde est d’accord pour vouloir être heureux, mais personne ne sait comment on fait pour y arriver ; ou du moins, il existe à ce sujet tant d’opinions divergentes qu’on a du mal à s’y retrouver[1]. Et, à force d’être galvaudé par des imitations vulgaires et décevantes, le bonheur est devenu lui-même une valeur douteuse, à tel point que certains s’interrogent : le bonheur existe-t-il vraiment ? Beaucoup de nos contemporains sont malheureux ; et, ce qui est pire encore, beaucoup ne croient même plus au bonheur.
C’est dans ce contexte d’incertitude et de désarroi que Jésus vient aujourd’hui faire entendre un message radical, nouveau et réconfortant pour nous indiquer une définition du bonheur qui ne sera pas décevante. Ce message des béatitudes (Mt 5, 1-12) est assez choquant, parce qu’il va à l’encontre des conventions et du confort ; il nous fait découvrir un bonheur assez austère qui consiste à mettre notre conscience en accord avec la vérité évangélique. Et c’est ainsi que nous découvrons qu’il existe un bonheur pauvre, un bonheur humble, un bonheur chaste et pacifique, il existe un bonheur dans les larmes, dans la persécution et dans l’insulte, il existe un bonheur dans le pardon et la pureté. Tout cela est bien déroutant pour ceux qui croyaient que l’argent, le prestige et les triomphes, le confort, les plaisirs et le pouvoir, étaient les conditions indispensables du bonheur, voire le bonheur lui-même. Tous ces grands hommes riches et considérés risquent bien de ses retrouver seuls et tristes avec leur patrimoine somptueux et leur haute estime. Ils découvriront, trop tard, qu’ils se sont fourvoyés dans un chemin sans issue et que, là où ils croyaient atteindre la joie définitive, ils ne découvrent que leurs propres limites matérielles et spirituelles, la déception de n’être pas un héros, l’angoisse de n’être pas un génie, l’inquiétude d’être mortel.
Le bonheur qui est décrit dans ce texte des béatitudes est en fait un portrait de Jésus mourant sur la Croix : c’est lui le pauvre de cœur à qui appartient le Royaume ; c’est lui l’homme de douceur et de patience qui voit la terre promise ; c’est lui qui est assoiffé de justice et à qui on tend une ridicule éponge imbibée de vin aigre ; c’est lui le miséricordieux qui implore le pardon pour ses bourreaux ; c’est lui l’artisan de paix qui est vraiment Fils de Dieu ; c’est lui l’homme couvert d’insultes et de crachats qui exulte de joie et d’allégresse parce qu’il est resté fidèle à la volonté de Dieu. Dans notre monde marqué par la violence, il n’y a pas d’autre bonheur possible. Dans un monde sans péché, le bonheur pourrait, à la rigueur, coïncider avec le simple plaisir. Mais dans un monde de guerre, d’injustice, de douleur, il n’y a pas d’autre bonheur que celui du Christ en Croix. Le cœur du Christ, l’âme du Christ, la conscience du Christ était alors transfigurée de cette lumière limpide et joyeuse, illuminée de l’amour qui l’unissait à Dieu, son Père, et dans lequel il recevait alors toute l’humanité. Parfois, les hommes qui croient encore un peu au bonheur disent que le bonheur, c’est l’amour. C’est vrai ; encore faut-il bien comprendre qu’il s’agit de cet amour radieux et universel, de cet amour de Dieu, et de nos amis, et de nos ennemis, et de ceux qui nous ont déçus, et de ceux qui nous ont trahis. C’est en aimant tous ceux-là que le Christ a fait, sur la Croix, l’expérience d’une joie telle qu’on ne saurait en imaginer de plus grande.
Qui donc veut encore être heureux ? (cf. Ps 4, 7) Voilà le chemin que le Christ nous indique. Chaque homme reste libre d’inventer autre chose, de prendre d’autres directions, de chercher ailleurs, à ses risques et périls. Pour nous, chrétiens, que la grâce du Christ nous protège et nous garde d’errer sur des chemins sans buts. C’est par la croix que nous entrons dans la joie même de Dieu.




[1] Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 2 ; 1095a. 

vendredi 23 octobre 2015

30e dimanche - année B


La lecture de l’épître aux Hébreux (5, 1-6) est l’occasion de parler de ce qu’est le sacerdoce. Je crains en effet que l’une des causes principales de ce qu’on appelle la « crise » de l’Eglise ne vienne de ce qu’on a oublié ce qu’est un prêtre. Tous, vous connaissez des prêtres et vous seriez capables de décrire leur caractère, leurs préoccupations, leur spiritualité peut-être. Mais sauriez-vous répondre à la question : « qu’est-ce qu’un prêtre ? ». Ce n’est pas sûr. Aussi, je vous propose de reprendre quelques mots entendus dans la 2e lecture.
Le prêtre est tout d’abord « pris parmi les hommes » (He 5, 1). Cela semble une banalité, et pourtant il faut bien comprendre. Le prêtre est un homme, il possède la nature humaine. Des théologiens, au Moyen Âge, se demandaient avec humour si un ange pouvait être prêtre, et la réponse est évidemment négative. C’est dire qu’il y a une solidarité naturelle entre le prêtre et tous les hommes (de même qu’il y a une solidarité naturelle entre le Christ et tous les hommes). Mais le prêtre n’est pas seulement un homme, il est « pris parmi les hommes », c’est-à-dire que, tout en restant solidaire du reste de l’humanité, il s’en dégage néanmoins d’une certaine façon. Il est évident qu’un prêtre ne vit pas comme tout le monde : il n’a pas de métier, il n’a pas de famille, il n’a pas de fortune. Le prêtre est donc mis à part pour être totalement consacré, exclusivement dévoué au service de l’Eglise.
« Il doit offrir des sacrifices » : telle est la définition même du sacerdoce. Être prêtre, dans toutes les religions, dans le paganisme, dans le Judaïsme, dans le christianisme, cela veut dire : offrir un sacrifice[1]. Dans le culte de l’ancien Testament, les sacrifices que les prêtres offraient étaient des agneaux et des veaux, immolés dans le temple de Jérusalem. Vous savez que dans le temps de l’Eglise, ce culte trop matériel a été aboli, pour laisser place à une adoration plus spirituelle. Le sacrifice que les prêtres offrent aujourd’hui, c’est l’Eucharistie, c’est la Messe. Mais il faut bien comprendre : le prêtre étant un homme, il offre l’Eucharistie avec tous les hommes. Et qu’est-ce que l’Eucharistie ? C’est le corps du Christ livré pour nous ; c’est le sang du Christ versé pour nous. L’Eucharistie, c’est le sacrifice du Christ qui s’offre lui-même en notre faveur. Si donc le Christ s’est offert lui-même, et si les prêtres offrent le sacrifice du Christ, cela veut dire que, dans l’Eglise, le prêtre offre le sacrifice que chacun fait de soi-même, de telle sorte que le sacrifice de soi (tel est le sacrifice du Christ) soit vécu, intériorisé, célébré par chaque fidèle. Quand le prêtre est à l’autel, il n’est pas seul à offrir, il n’est pas seul à s’offrir ; c’est le Christ tout entier qui s’offre, c’est-à-dire c’est l’Eglise qui s’offre comme communauté, et c’est chaque membre qui s’offre personnellement.
Encore une chose : l’épître aux Hébreux ajoute que le prêtre « est rempli de faiblesse » (He 5, 2). Cela est vrai, vous le savez. Vous connaissez des prêtres et vous connaissez tous leurs défauts : tel prêtre est trop sévère, un autre est trop laxiste, un autre est trop triste. Je sais bien que tous ces jugements sont vrais. Les prêtres sont pleins d’imperfections. Jésus, pourtant, en devenant un homme, a assumé cette faiblesse de la condition humaine. Bien sûr, Jésus, qui a été tenté, n’a jamais commis le péché alors que les prêtres, malheureusement, sont pécheurs. Mais Jésus ne voulait surtout pas que les prêtres soient tout-puissants, car lui-même a renoncé à manifester sa toute-puissance lorsqu’il partageait notre humanité. Il n’y a pas lieu, alors, de se lamenter sur les lacunes des prêtres. L’auteur de l’épître y voit plutôt une chance : le prêtre « est en mesure de comprendre ceux qui pèchent par ignorance ou par égarement » (He 5, 2). Si tous les prêtres étaient des saints, perchés dans une perfection inaccessible, s’ils étaient des reproches vivants par leur conduite exemplaire, qui pourrait être sauvé ? Je veux dire : qui oserait avoir recours à eux pour être pardonné de ses péchés ? Jésus a caché sa divinité tandis qu’il était parmi nous pour que les hommes ne craignent pas de lui exposer leurs souffrances et leurs faiblesses. Aujourd’hui, la divine miséricorde de Jésus se cache sous les imperfections des prêtres pour que chaque homme trouve dans le prêtre un frère qui peine, comme lui, sur le chemin d’une vie meilleure, plus sainte, plus libre et plus heureuse. Le prêtre ne saurait condamner personne, sachant très bien qu’il tomberait lui-même sous le coup du jugement qu’il prononce contre un autre. N’ayez donc pas peur de parler en vérité à un prêtre : il n’est pas un surhomme qui vous condamnera de la hauteur de ses mérites ; il est un pauvre homme qui saura comprendre vos douleurs, qui saura vous encourager.
Un homme mis à part, mais solidaire de tous ; un homme qui, dans le sacrifice du Christ, permet à chacun d’offrir sa vie ; un homme marqué par la faiblesse humaine, un frère qui marche avec l’Eglise vers le bonheur que Dieu promet : voilà ce qu’est un prêtre.




[1] La belle définition donnée par le Concile de Trente reste valable : « Sacrifice et sacerdoce ont été si unis par une disposition de Dieu que l’un et l’autre ont existé en toute loi » (Décret sur le sacrement de l’Ordre, 15 juillet 1563). 

vendredi 16 octobre 2015

29e dimanche - année B


L’évangile que nous venons d’entendre (Mc 10, 35-45) s’ouvre par un dialogue bouleversant entre Jésus et les deux fils de Zébédée. Ils viennent avec une requête : « ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous » (Mc 10, 35). C’est le signe d’une belle confiance que de s’approcher ainsi de Jésus pour lui demander une grâce ; et c’est le signe d’une profonde humilité que d’employer une formule aussi discrète, aussi peu contraignante, laissant au Maître le choix d’exaucer ou non la prière ; ils n’exigent pas, ils disent : « nous voudrions ». Voyant ses disciples dans ces bonnes dispositions, Jésus répond avec bienveillance : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » (Mc 10, 36). Jésus posera la même question à l’aveugle qu’il devait guérir : « ‘‘Que veux-tu que je fasse pour toi ?’’ – ‘‘Rabbouni, que je recouvre la vue’’ » (Mc 10, 51). Cette question de Jésus montre qu’il fait confiance à ses interlocuteurs ; il ne déverse pas sa volonté sur l’humanité sans consulter l’humanité. Avant de donner une grâce, il donne un désir, et il permet (lui qui sait tout) que ce désir lui soit formulé dans une prière. Il y a là quelque chose d’éminemment délicat et respectueux : le Créateur accepte d’interroger sa créature pour entendre d’elle une demande. Et les fils de Zébédée, ainsi encouragés, exposent leur supplique : « Donne-nous de siéger l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire » (Mc 10, 37).
« Siéger à droite et à gauche » d’un roi, c’est être ses hommes de confiance, ses ministres les plus intimes, ceux sur qui le souverain peut vraiment compter. En disant cela, Jacques et Jean affirment donc leur loyauté envers Jésus. « Siéger à droite et à gauche », c’est également être associé à un certain prestige, recevoir une dignité, une noblesse remarquable. Il y a donc aussi une bonne dose d’ambition humaine dans le projet des fils de Zébédée. Et cela contraste singulièrement avec ce que Jésus a déjà révélé par trois fois aux Apôtres (Mc 8, 31-3 ; 9, 30-32 ; 10, 32-34) : « Le Fils de l’homme sera livré aux grands-prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort, ils le livreront aux nations païennes qui se moqueront de lui, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et trois jours après, il ressuscitera » (Mc 10, 33-34). Alors même qu’ils n’ont pas compris ce que veut dire « ressusciter d’entre les morts » (cf. Mc 9, 10), ils n’ont rien entendu non plus de ce qui précède : Jésus ne leur parle que de souffrance, de tortures, d’échec, de honte, de déréliction et de mort, et eux rêvent de notoriété et de place d’honneur.
Car « siéger à droite et à gauche », dans l’évangile de Marc, cela renvoie surtout aux récits de la Passion : « Avec [Jésus] ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche » (Mc 15, 27). Mais là, vous le voyez, il ne s’agit pas de gloire, de triomphe ni de prestige. Ce sont trois condamnés de droit commun ; c’est Jésus confondu avec des petits brigands, avec des délinquants sordides ; c’est l’amusement d’une foule cruelle ; ce sont les moqueries des sages et des imbéciles ; ce sont quelques minutes d’atroces souffrances à vivre avant de tomber dans la mort. Ceux pour qui ces places sont préparées (cf. Mc 10, 40) ont peut-être déjà été condamnés tandis que Jésus parle avec Jacques et Jean ; peut-être attendent-ils déjà en prison leur exécution – alors que Jésus, lui, sera jugé de façon expéditive et tué en hâte. Mais le plan de Dieu est là qui va s’accomplir ; la charité de Jésus est déjà à l’œuvre, alors qu’il sait qu’il va mourir. Le mécanisme de la croix se met en place, mais les Apôtres n’y comprennent rien, n’en veulent rien comprendre.
Etrangement, Jésus ne rabroue pas les fils de Zébédée ; sans doute est-il peiné par une question aussi futile, mais il ne leur adresse pas de reproche. Pour leur indiquer qu’ils s’égarent, il les met en garde : « Vous ne savez pas ce que vous demandez » (Mc 10, 38). Et puis, avec bonté, il leur pose une question qui devrait les aider à rentrer en eux-mêmes : « Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire, être baptisé du baptême dans lequel je vais être baptisé ? » (Mc 10, 38). Ce baptême et cette coupe, c’est sa mort, que Jésus évoque avec le vocabulaire de ces deux sacrements qui en répandront la grâce dans l’Eglise. Les Apôtres peuvent donc s’associer au sacrifice de Jésus : le veulent-ils ? En sont-ils capables ? Ils disent que oui. Alors Jésus accepte leur généreuse (et encore un peu naïve) offrande d’eux-mêmes : « La coupe que je vais boire, vous y boirez ; et le baptême dans lequel je vais être baptisé, vous y serez baptisés » (Mc 10, 39). Sans doute que Jacques et Jean ne savent pas encore très bien à quoi ils se sont engagés, à quelles persécutions ils devront répondre, quelles adversités ils devront endurer à cause de Jésus ; mais Jésus qui accueille leur bonne volonté saura leur donner la grâce.
La morale de cette histoire est enfin exprimée par Jésus dans une formule d’une extraordinaire concision et d’une signification vertigineuse : « car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 45). Cette phrase se comprend bien si on la considère comme une prophétie du Jeudi Saint : « servir », c’est ce que le Christ a fait au cours de ce dernier repas lorsque, se dépouillant de sa dignité de maître et Seigneur, il s’est comporté comme un domestique servile, lavant les pieds de ses disciples ; « donner sa vie en rançon pour la multitude », c’est ce que le Christ a fait en consacrant le pain et le calice, en offrant son corps et en versant son sang pour la multitude en rémission des péchés. En cela, nous devons comprendre que nous aussi, il nous est donné d’être associés à l’offrande du Christ, chaque fois que nous participons à l’eucharistie de l’Eglise. Nous aussi, nous pouvons siéger à côté de Jésus, non pour être fiers, non pour briller aux yeux des hommes, mais pour nous mettre au service de tous et pour consacrer notre vie. Mais nous devons savoir que cette logique de l’eucharistie est aussi la logique de la croix : communier, être à côté de Jésus, cela veut dire aussi être injurié quand Il est injurié, être bafoué quand Il est bafoué, être rejeté quand Il est rejeté, être torturé quand Il est torturé. Sachant cela, laissons résonner en nous la question de Jésus : « Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire ? » ; voulez-vous boire ce calice amer de ma mort ? Ne craignons pas de répondre : « Nous le pouvons ». Mais en nous approchant pour communier tout à l’heure, ayons bien conscience de ce que nous faisons.


jeudi 8 octobre 2015

28e dimanche - année B


Pierre est vraiment d’une naïveté confondante, qui ose dire à Jésus : « nous avons tout quitté pour te suivre » (Mc 10, 28). Cette remarque est multiplement fausse et, quoique Jésus ne le reprenne pas trop vivement, il nous faut bien voir que cette présentation de la vie chrétienne n’est que très superficiellement conforme à l’évangile.

C’est en effet une fausse manière de parler de la vie chrétienne que d’insister sur les renoncements. Si la vie chrétienne c’est : ne pas manger de viande le vendredi et ne pas faire la grasse matinée le dimanche, évidemment, on ne voit pas très bien ce que cela apporte. Et ainsi, on fait assez vite de la foi un catalogue d’interdits, une collection de renoncements arbitraires auxquels on se soumet plus ou moins lorsqu’on est chrétien, ou qu’on regarde avec plus ou moins de pitié lorsqu’on n’a pas la foi. Pauvres chrétiens ! Et la pire des choses, consiste à faire de ces renoncements la cause mécanique d’une récompense dans l’au-delà… comme si l’éternité c’était de manger de la viande le vendredi et de faire la grasse matinée le dimanche. Cela n’a évidemment aucun sens.
Le livre de la Sagesse, lu en 1ère lecture (Sg 7, 7-11), nous apporte une autre lumière. Celui qui a trouvé Dieu ne renonce qu’à ce qui désormais lui apparaît comme méprisable. Qu’est-ce que la richesse en comparaison de l’intelligence ? « Tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable » (Sg 7, 9). La tradition de la pauvreté franciscaine a interprété de façon radicale cette vérité spirituelle : « considérer l’argent comme des ordures »[1]. Tout le monde n’est pas appelé à vivre la pauvreté de saint François, mais tout le monde a à se laisser interpeller par elle. Il ne s’agit pas, pour nous qui vivons dans le monde, de rejeter toute richesse ; mais celui qui a compris ce qu’était la connaissance de Dieu est libéré, il ne s’embarrasse plus des choses matérielles. Saint Paul, qui ne manquait pas de prestiges humains avant sa conversion, a fait cette expérience en découvrant la foi chrétienne : « Tous ces avantages dont j’étais pourvu, je les ai considérés comme un désavantage à cause du Christ… A cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ… Le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans la mort, afin de parvenir, si c’est possible, à ressusciter d’entre les morts » (Ph 3, 7…11). Cela n’est pas un renoncement : c’est une mise à leur juste place des réalités du monde et de la foi en Dieu. Notre seul trésor, c’est notre foi ; pour celui qui a compris cela, le reste n’est que de moindre importance.

Et puis, à bien y regarder, est-il tellement vrai qu’un chrétien renonce à tout ? Certainement pas. Avec un beau courage optimiste, Benoît XVI a évoqué cela au début de son ministère (et sa parole a trouvé un écho favorable chez beaucoup de jeunes hésitants dans leur vocation) : « n’ayez pas peur du Christ ! – disait-il – Il n’enlève rien et il donne tout »[2]. Ceci est vrai et vaut qu’on donne sa vie.
Jésus répond donc clairement à Pierre qu’il n’en est pas ainsi, que Pierre n’a pas renoncé à tout de telle sorte qu’il serait privé de tout. Car celui qui a soi-disant tout quitté trouve aussi d’autres choses plaisantes : « personne n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres avec des persécutions » (Mc 10, 29-30). Celui qui devient chrétien renonce peut-être à certains avantages, mais trouve en cela d’autres joies. Ce qui étonne, c’est que ces bonheurs que procure la foi chrétienne sont d’une nature très paradoxale : il ne s’achètent pas. Ce sont des bonheurs absolument gratuits. En donnant sa vie au Christ, Pierre a renoncé à tout ce qu’il pouvait – ou ce qu’il aurait pu – acheter. Mais il n’a pas renoncé à cette joie qu’on appelle la charité fraternelle. Il a renoncé à une maison pour trouver une autre maison ; il a renoncé à une famille pour trouver une autre famille. Il a renoncé à quelques plaisirs trompeurs pour trouver un bonheur véritable. La joie des premiers franciscains peut sembler effrayante[3] ; mais si elle fait peur, c’est le signe que nous ne sommes pas vraiment chrétiens. Comparons les disciples de saint François et notre société contemporaine dépressive : eux savaient renoncer à la propriété pour trouver la joie ; et nous, qui sommes incapables de renoncer à notre confort, nous nous plaignons d’être tristes ! Certes, tout le monde n’est pas appelé à vivre dans ce renoncement absolu à tout ce qui s’achète ; mais tous les fidèles du Christ devraient au moins pouvoir comprendre, sentir, avoir l’intuition qu’il y a dans cette attitude spirituelle une vraie liberté capable de combler un cœur sincère.

Enfin, il nous faut voir que la remarque de Pierre est bien présomptueuse. « Nous avons tout quitté pour te suivre » (Mc 10, 28) : celui qui dit cela montre bien qu’il n’a pas quitté son orgueil, qu’il n’a pas renoncé à mettre en avant sa générosité qu’il pense exemplaire. Et puis, dire cela à Jésus : Jésus seul a tout quitté (Ph 2, 5-8 ; 2Co 8, 9) pour se mettre à notre service, pour venir nous chercher alors que nous étions en train de nous perdre dans l’erreur et le péché. C’est le pasteur qui a tout laissé pour aller à la recherche de la brebis perdue (Mt 8, 12). Et la brebis perdue, c’est nous. Avant de voir ce que nous faisons pour Dieu, il faut réfléchir un peu, et considérer ce que Dieu a fait pour nous. Le Christ seul a tout quitté : il a renoncé à sa gloire divine, il a laissé la vie tranquille qu’il menait à Nazareth, il s’est laissé conduire à la Croix, et il a offert sa vie. Qui de nous en a fait autant ? Personne ! Alors qui sommes-nous pour dire à Dieu : Seigneur, tu vois toutes les privations de notre vie chrétienne. Mettons-nous humblement au pied de la croix, et surtout, ayons le courage de nous taire d’abord. Et ensuite, si nous avons encore quelque chose à dire, nous pourrons prier.




[1] Thomas de Celano, Memoriale nel deiderio delle’anima [Vita seconda], XXXV, 65 ; Sources Franciscaines, 651.

[3] François d’Assise, De la joie vraie et parfaite ; Sources Franciscaines, 278. 

vendredi 2 octobre 2015

27e dimanche - année B


Pourquoi Romulus, dans la Loi des XII tables, a-t-il permis le divorce ?[1] Les philosophes et les juristes, Cicéron et Plutarque, qui se posent cette question à peu près à l’époque du Christ, répondent sans hésiter que le mariage ne permet pas le divorce. Pour un Romain, le mariage est un engagement religieux irréversible ; c’est un acte juridique et sacré qui ne contient pas en lui-même la possibilité d’annuler ce qui a été fait. Si Romulus a permis le divorce, il l’avait entouré de telles garanties juridiques et liturgiques qu’une telle éventualité devenait improbable et très onéreuse. Et pourtant, malgré cette haute idée du mariage, la famille de Cicéron n’était pas exemplaire : sa fille, Tullia, a connu trois maris ; lui-même a divorcé de deux épouses. C’est que sous César, Auguste et Tibère (c’est-à-dire de ca. 50 av J.C à 37 ap. J.C.), le divorce était devenu à Rome un sport et une industrie.
Pourquoi Moïse a-t-il permis le divorce (Mc 10, 4) ? Jésus, qui répond à cette question à la même époque que Plutarque et Cicéron, suggère que cela vient de ce que les hommes ont le cœur endurci (Mc 10, 5). On précise aussi, au cours de la discussion, que le divorce est juridiquement encadré : il faut produire un acte de répudiation valide ; on ne peut faire cela simplement. Et pourtant, à l’époque de Jésus, certains docteurs de la loi – on dirait aujourd’hui : des avocats brillants – se vantaient de pouvoir obtenir le divorce « pour n’importe quel motif » (Mt 19, 3) !
On dit aujourd’hui que le mariage est en crise. C’est un bel exemple de myopie culturelle : le mariage n’est pas en crise aujourd’hui ; il était déjà en crise en Palestine au temps de Jésus ; il était en crise à Rome au temps d’Auguste ; il était en crise au temps de Romulus ; il était en crise au temps de Moïse. Pour trouver un mariage qui ne soit pas en crise, il faudrait remonter plus loin.
Car la clef de l’histoire, c’est Jésus qui nous la rappelle : « au commencement du monde, quand Dieu créa l’humanité… » (Mc 10, 6). Le mariage est une institution humaine – la seule institution humaine – qui a été fondée à l’origine, c’est-à-dire avant que le péché ne vienne blesser notre nature. Ainsi, pour que le mariage ne soit pas en crise, il faudrait un monde sans péché. C’est dire que le mariage pas en crise a duré peu de temps : pour reprendre la chronologie biblique – quelle que soit par ailleurs sa valeur – il a duré de la création d’Eve à la faute d’Adam. Et depuis ce jour-là, le cœur des hommes est endurci et le mariage est bafoué par toutes sortes de fléaux : divorce, adultère, prostitution, pornographie.
Parce qu’il a été fondé avant le péché, le mariage – en tant qu’institution humaine – dépasse aujourd’hui les capacités de notre nature fragilisée. Si l’humanité sans péché pouvait vivre naturellement dans la fidélité et l’amour, et si tel était bien le projet de Dieu pour le bonheur de tout homme, on constate aujourd’hui de nombreuses défaillances. Cela ne veut pas dire que le grand amour est impossible ; mais on doit reconnaître qu’il est rare.

Posons enfin la question qui fâche : si Romulus a permis le divorce, si Moïse a concédé la répudiation, pourquoi Jésus n’envisage-t-il pas cette possibilité ? Pourquoi l’Eglise ne permet-elle pas le remariage ? Un synode s’ouvre aujourd’hui à Rome pour étudier cette délicate question et il ne s’agit pas ici d’anticiper les débats des Pères synodaux. Néanmoins, avant que des commentaires médiatiques en tous sens n’obscurcissent délibérément les enjeux, on peut, je crois, dire sereinement ceci : Jésus n’est pas venu pour amoindrir le projet originel de Dieu ; il est venu pour l’accomplir. Jésus n’est pas venu pour tolérer le péché, mais pour nous sauver du péché. C’est pourquoi la logique de Jésus n’est pas exactement celle de Moïse ni de Romulus. Jésus ne se contente pas d’une société confortablement installée dans l’injustice, qui voudrait simplement rendre cette injustice ambiante moins culpabilisante pour chacun. Jésus ne peut entrer dans un tel compromis. En se référant à l’origine, Jésus rappelle que le bonheur que Dieu prévoyait pour nous devait s’épanouir dans l’amour et la fidélité. Ceci est devenu improbable à cause du péché ; c’est en pardonnant nos péchés, c’est en nous donnant la grâce que le Christ rend cela à nouveau possible. Si le baptême efface en nous le péché originel, et si le mariage chrétien consacre l’amour des époux, alors, vous le voyez, on a changé de référence. Le modèle à suivre n’est plus celui que proposent les avocats : le divorce facile, pas cher et sans douleur. Le modèle à suivre est celui que propose le Christ : il a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle (cf. Ep 5, 25).
Les souffrances nombreuses et réelles, les culpabilités pesantes, les tromperies et les trahisons… tout cela l’Eglise le connaît ; elle sait bien que cela existe. Et c’est avec beaucoup de miséricorde et de compassion qu’elle accueille ceux et celles qui sont victimes. Ce sera, si j’ai bien compris, l’objet de ce synode que de décider comment l’Eglise doit témoigner concrètement de la miséricorde de Dieu envers ceux dont le mariage a été un échec. Nous faisons confiance au Pape et aux Pères synodaux pour nous indiquer ce que l’Esprit Saint leur suggèrera. Mais pour autant, l’Eglise ne connaît pas d’autre projet de bonheur que celui de la fidélité ; l’Eglise ne connaît pas d’autre mariage sacramentel qu’un engagement irréversible, parce que c’est bien cela que le Créateur a voulu. Que l’homme refuse cette logique, que notre société ne la comprenne plus, cela n’oblige pas Dieu à changer d’avis.

Remarquons enfin que, à la suite de cette polémique un peu austère sur les questions du mariage et du divorce, Jésus accueille des petits enfants (Mc 10, 13-16). Peut-être que nous avons là, plus accessible que les arguments, une réponse humaine et raisonnable. On vient de parler de couples qui se déchirent, et Jésus suggère un critère de discernement : que deviennent les enfants ? Dans les histoires violentes entre parents, ce sont souvent les enfants qui souffrent le plus. En les accueillant, Jésus ne juge personne ; il essaye de montrer un chemin de vie et d’espoir.




[1] La loi des Douze Tables n’a pas été historiquement rédigée par Romulus, mais placée sous son autorité. Elle doit dater en fait de ca. 450 av. J.C. Le passage qui concerne le divorce est le suivant :

ILLAM SVAM SVAS RES SIBI HABERE IVSSIT CLAVES ADEMIT, EXEGIT
Qu’il ordonne à sa femme d’emmener ses affaires <en cas de divorce>, et qu’elle rende les clefs
(IV, 2)