jeudi 24 mars 2016

Vigile pascale

De même qu’il n’a pas été possible de vivre le carême de cette année comme un carême de plus, de même il n’est pas possible de vivre cette vigile pascale simplement comme d’habitude. L’année jubilaire que nous offre le Pape François nous oblige à changer, à vivre avec plus de ferveur, plus de réalisme, plus d’exigence ce temps de conversion qui nous est donné, car la conversion, nos efforts, et la miséricorde, le pardon de Dieu, sont comme deux rouages, qui tournent à vide tant qu’ils ne s’emboîtent pas mais qui, dès qu’ils entrent en contact, forment un engrenage performant ; c’est cela qu’on appelle le salut. Nous en avons fait l’expérience concrète, laborieuse, austère et joyeuse à la fois, pendant ces quarante jours de combat spirituel. Nous en faisons l’expérience ce soir encore, dans la pure joie d’une vie nouvelle qui nous est donnée par Dieu. Une grande œuvre a été accomplie : pensez que vous êtes morts au péché, et vivants pour Dieu en Jésus Christ (Rm 6, 11) nous dit Paul ; cela, c’est Dieu, par sa grâce, et nous, par nos efforts, qui l’avons accompli. 

Il est hautement significatif que pour célébrer la résurrection de Jésus, pour affirmer notre foi en cette victoire tellement imprévue qu’elle laisse saint Pierre perplexe et tout étonné (Lc 24, 12), il est hautement significatif que nous célébrions l’eucharistie. Il y a comme un paradoxe : que pour célébrer une résurrection, nous consacrions un corps livré et un sang versé. C’est ce que voudrais expliquer brièvement à ceux qui, à peine baptisés, vont communier ce soir pour la première fois. Ceux d’entre vous qui venez depuis longtemps à la messe, vous avez sans doute remarqué que ces deux parties du rite (le corps et le sang) sont assez dissemblables et, dans le cadre de cette année de la miséricorde, c’est sur cette dissemblance très évidente que je voudrais attirer votre attention. 

Pour affirmer que Jésus est ressuscité, l’Eglise prend du pain et le consacre en disant ces mots, que Jésus avait prononcés à la veille de mourir, pour annoncer sa mort : ceci est mon corps livré pour vous. Un corps livré, c’est la mort évidemment. Mais qu’on puisse dire, à la première personne, et au-delà de la mort : ceci est mon corps livré, cela prend une signification nouvelle. Aucun homme ne peut dire, une fois qu’il est devenu cadavre : ceci est mon corps livré. Un autre pourrait, à la rigueur, dire : ceci est le corps de Jésus qui a été livré, et une telle prière pourrait rendre présent le cadavre de Jésus – si le Christ n’était pas ressuscité – mais, dans ce cas, on ne voit pas tellement l’intérêt de célébrer le sacrement d’un cadavre. Mais l’Eglise, parce qu’elle sait qu’elle vit de la vie de Jésus, l’Eglise parce qu’elle a conscience d’être aujourd’hui, dans le monde, Jésus lui-même vivant, peut dire, au-delà de la mort de Jésus, à la 1ère personne : ceci est mon corps livré ; et cela n’aurait aucun sens si Jésus n’était pas ressuscité. Si consacrer le corps possède un sens après la mort de Jésus, ce sens ne peut qu’être celui-ci : que nous affirmons que celui qui était mort sur la croix est maintenant vivant, définitivement vivant. 

Pour affirmer que Jésus est ressuscité, l’Eglise prend ensuite du vin et le consacre en disant ces mots que Jésus avait prononcés à la veille de mourir, pour annoncer sa mort : ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle, versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. On peut redire la même chose : le sang versé, c’est la mort ; mais dire, au-delà de sa mort : ceci est mon sang versé indique la résurrection. C’est la même logique. Mais il y a une différence, et c’est cela surtout que je voudrais souligner : le corps est livré, c’est tout, pour nous, c’est tout. C’est un rite qui nous concerne, nous, l’Eglise rassemblée ce soir. Le sang est versé, mais pour le pardon des péchés ; il est versé pour nous, mais aussi pour la multitude. C’est un rite qui nous concerne nous, l’Eglise rassemblée, et d’autres qui ne font pas partie de notre assemblée et qui sont tellement plus nombreux que nous que le rite les appelle une multitude. Et l’enjeu de ce rite est clairement indiqué : c’est l’annonce du pardon des péchés ; c’est la miséricorde. Si Jésus est ressuscité, ainsi que nous l’affirmons à chaque messe, c’est pour nous et c’est pour les autres ; si Jésus pardonne les péchés, ainsi que nous l’affirmons à chaque fois que nous consacrons le calice, il pardonne les nôtres, et ceux des multitudes. 


Ai-je bien compris quelle était l’intuition du Pape François en donnant à l’Eglise cette année de la miséricorde ? J’ose vous suggérer cette clef de lecture : le Pape a voulu que nous comprenions que la miséricorde de Dieu est pour tous les hommes, pour nous, et pour la multitude. Vous me direz que ce n’est pas un scoop ; en effet, vous savez ce que dit saint Jean : C’est lui [Jésus] qui, par son sacrifice, obtient le pardon de nos péchés, non seulement les nôtres, mais encore ceux du monde entier (1Jn 2, 2). D’où saint Jean tire-t-il cela ? De ce qu’il a compris que le sang de Jésus, consacré pour affirmer sa résurrection, était versé en rémission des péchés, pour nous et pour la multitude. Je ne dis là que des banalités. Et pourtant, nous voyons bien que le monde ignore que l’Eglise croit, proclame et célèbre une miséricorde universelle, un pardon pour la multitude. Le monde pense habituellement que l’Eglise vit centrée sur elle-même, que le Christ est mort pour l’Eglise et qu’en dehors de cette logique il n’y aurait pas d’accès au pardon. Et une Eglise qui se laisserait tenter par cette fausse image, une Eglise qui s’estimerait sauvée au milieu d’un monde perdu, une Eglise qui penserait que le sang du Christ est versé pour le pardon de ses propres péchés exclusivement, et non pour le pardon des péchés des multitudes, cette Eglise ne vivrait qu’à moitié le rite eucharistique. Croire que Jésus est ressuscité, et le dire en célébrant la messe, c’est croire que les péchés sont pardonnés, non seulement les nôtres, mais encore ceux du monde entier. Voilà, je crois, l’enjeu de cette année jubilaire, pour l’Eglise, et pour le monde. 

On peut dire alors que le rite eucharistique nous fournit la clef de lecture de l’évangélisation. A chaque fois que nous célébrons la résurrection de Jésus en consacrant son corps et son sang, nous entendons le rappel de ce fait douloureux et urgent : le Christ a versé son sang pour les multitudes, et les multitudes ne le savent pas. Si évangéliser est important – et je sais que c’est important pour vous – et si nous voulons évangéliser par la miséricorde, nous devons dire que nous croyons au pardon des péchés des multitudes, et que nous invitons précisément les multitudes à partager cette joie. Evangéliser, c’est aller rencontrer ces foules qui ne connaissent pas notre foi et c’est leur dire : « le Christ est mort pour vous, et vous ne le saviez pas ; le Christ est ressuscité pour vous, et on ne vous l’avait pas annoncé. Voilà notre foi, voilà notre joie : voulez-vous partager ce bonheur avec nous ? » 

Nous sommes maintenant au seuil de l’action baptismale et eucharistique ; que cette liturgie, si belle et si fervente nous aide à comprendre quelle est notre foi en Dieu qui fait miséricorde. 


Vendredi Saint

Pourquoi saint Jean précise-t-il que le tombeau dans lequel on déposa le cadavre de Jésus était « neuf » ? (Jn 19, 41) De quelle nouveauté s’agit-il ? on retient le plus souvent que cela désigne un sépulcre qui venait d’être creusé et dans lequel aucun corps n’avait déjà pourri ; et l’évangéliste, en effet, précise cela. Mais si c’est seulement pour nous dire que Jésus en est le premier occupant, quel intérêt ?
En regardant plus attentivement le vocabulaire utilisé par saint Jean, on découvre que, dans son Évangile, et aussi dans ses lettres, il ne qualifie que deux réalités, et deux seulement, de « nouvelles » : ce tombeau, donc ; et le commandement par lequel il nous enseigne à nous aimer les uns les autres (Jn 13, 34 ; 1Jn 2, 7-8 ; cf. 2Jn 5).
Alors, de quelle nouveauté s’agit-il ? N’est-ce pas, déjà là, la nouveauté même de la résurrection ? Saint Jean ne connaît pas d’autre nouveauté que la charité, que cet amour que Dieu est en lui-même et que l’Eglise annonce et communique aux hommes. L’amour que le Christ a enseigné à ses disciples est la seule vraie nouveauté dans un monde de la répétition du mal ; l’auteur de l’Ecclésiaste pouvait dire avec cynisme qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil (Qo 1, 9-10) : c’est vrai, tant qu’il n’y a pas d’amour ; mais l’amour est précisément ce qui fait toutes choses nouvelles (cf. Ap 21, 5), et cette nouveauté est à l’œuvre à chaque messe, à chaque prière, à chaque instant de notre vie de croyants.
Le commandement nouveau n’a de sens que par référence à cette tombe nouvelle ; peut-on maintenant définir ce qu’est une tombe nouvelle, de cette nouveauté du commandement de l’amour ? Lorsqu’on dépose le corps sans vie d’un homme dans un tombeau, l’Eglise propose de dire une prière évoquant la sépulture de Jésus pour faire remarquer que, depuis la Pâque, la tombe des hommes est devenue un signe d’espérance, une attente sereine et confiante de notre propre résurrection. L’apparition de la foi chrétienne a totalement changé, renouvelé notre conception de la mort et des cimetières. Pour nous, le tombeau, dans ce sens nouveau, n’est pas le lieu où l’on pourrit à jamais, mais l’endroit d’où nous ressusciterons. 
Depuis la Pâque de Jésus, il n’y a plus de tombes anciennes, sinon pour ceux qui sont restés en deçà de l’Evangile ; et ceux-là, qui n’ont pas le commandement nouveau, n’ont pas non plus de tombe nouvelle. Il leur manque la foi (nouvelle) et la charité (nouvelle) et leur espérance n’a pas d’autre horizon que l’apaisement que procure un travail de deuil bien conduit. Mais pour nous qui avons reçu du Christ le commandement nouveau, pour nous qui avons foi en sa mort et sa résurrection, il n’y a plus de tombes anciennes, de tombes définitives, de sépulcres clos à tout jamais. C’est dans des tombeaux neufs que nous serons enterrés, parce que nous avons aimé d’un amour nouveau nos frères. Je vais dire une banalité, excusez-moi : la nouveauté de la tombe et la nouveauté de l’amour sont évidemment une seule et même nouveauté ; c’est-à-dire que l’amour que nous avons les uns pour les autres est, par sa nouveauté, l’argument le plus fort de notre foi en la résurrection. Si nous croyons en la résurrection, c’est parce que nous nous aimons selon le commandement de Jésus. Et plus décisif encore : si ce n’est pas pour aimer, à quoi servirait de croire en une vie personnelle au-delà de la mort ? Personne ne voudrait ressusciter, si cela n’avait pas comme raison et comme promesse de pouvoir aimer toujours, d’aimer tout homme, en pleine droiture et en toute sainteté.  
Un commandement nouveau et une tombe neuve. La nouveauté de l’Évangile n’est pas un gadget : la nouveauté de notre foi, c’est la résurrection et c’est la charité ; la nouveauté, c’est la vie et c’est l’amour. Jésus a pensé qu’il valait la peine de mourir pour nous dire cela en ressuscitant. Quittons aujourd’hui tout ce qui nous vieillit, tout ce qui nous retarde, tout ce qui nous entrave. Renouvelés par la Passion de Jésus, quittons nos anciens deuils et nos vieilles prisons ; allons vers la vie nouvelle.

mercredi 16 mars 2016

Dimanche des Rameaux - année C


Dieu a créé l’humanité pour que chacun des hommes puisse s’épanouir en faisant le bien, puisse construire un bonheur vrai, authentique, dans une vie droite et vertueuse. Mais voilà que Dieu, dont la miséricorde précède nos fautes-mêmes, savait qu’il se trouverait un criminel de bas étage, une sorte de délinquant minable, qui serait pris en faute, jugé et condamné à mort à Jérusalem un certain printemps des années 30 du Ier siècle. Dieu voulait rencontrer cet homme afin de le convaincre de ne pas mourir dans le désespoir, dans la révolte, dans le blasphème. Dieu voulait que cet homme méprisable, que ce moins que rien, ne quitte pas cette vie mauvaise sans un mouvement de repentir, sans quelque bonne parole qui aurait ouvert, fût-ce in extremis, une possibilité de salut. Mais quand on est Dieu, il n’est pas très facile d’avoir un rendez-vous avec un petit caïd, surtout quand il doit être condamné à la crucifixion.
Mais Dieu, dont la bienveillance surplombe toutes nos trahisons, n’est jamais à court de moyens quand il s’agit de sauver un homme. Et pour sauver cet homme-là, il avait son idée. Il allait envoyer son Fils, et c’est sur ce Fils qu’il comptait pour réconforter le criminel maudit. Mais quand on est Fils de Dieu, même si l’on naît comme un homme, même si l’on vit comme un homme, il n’est pourtant pas très naturel d’obtenir de rencontrer un tel malfaiteur. Et c’était là, sans doute, toute la difficulté de cette mission : s’incarner pour aller sauver un larron – le projet est beau et généreux, mais la mise en œuvre est délicate et exige une très grande méticulosité.
Jésus n’est pas allé au-devant de la mort, nous le savons. Dans les persécutions qu’on exerçait contre lui, il ne s’est pas précipité vers le martyre – c’est qu’il avait quelqu’un à rencontrer, il avait un homme à sauver, et ce n’était pas encore le moment. « Son heure n’était pas encore venue » disent les évangiles (Jn 7, 30 ; 8, 20) et, à chaque tentative d’arrestation, Jésus échappe : « mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin » (Lc 4, 30).
Mais voilà que ce malfrat qui a motivé toute l’opération est pris en flagrant délit d’un crime détestable, un meurtre crapuleux sans doute. Il est condamné ; comme il n’est qu’un sujet abject et méprisable, pour lui, ce sera la croix, la plus honteuse et la plus cruelle des punitions que l’Empire réserve à ceux qui n’ont aucune dignité. Jésus doit maintenant agir vite, il ne lui reste plus grand temps pour entrer en contact avec cet homme qui, dans peu de jours, va mourir dans les souffrances les plus atroces et peut-être dans l’impénitence définitive. Après, ce serait trop tard. Il est curieux de voir que Jésus, alors qu’il aurait pu échapper une fois encore, comme d’habitude, aux poursuites, se laisse faire, se laisse prendre au mont des Oliviers : « Chaque jour, j’étais avec vous dans le Temple et vous n’avez pas porté la main sur moi » (Lc 22, 53) alors que vous auriez pu. « Mais c’est maintenant » que je dois être arrêté, parce qu’il me faut sauver quelqu’un.
La manière que Jésus a trouvée pour rencontrer cet homme est donc celle-ci : être à côté de lui sur une croix. Quelle générosité faut-il pour aller ainsi trouver la pire petite racaille au moment du supplice ? Quelle charité faut-il pour se faire, non pas le bon conseiller qui prêche du pied de la croix, mais le compagnon de souffrance qui meurt aussi (mais par une sentence inique) à côté de celui qui meurt (condamné selon le droit) ? Il fallait que Jésus vienne là pour pouvoir, au seuil du choix définitif, discuter avec cette crapule, parler un court instant de ce qui compte vraiment. Et ce dialogue, nous le connaissons ; même si Luc seul nous le rapporte, il est tellement ancré dans notre conscience qu’il brille comme une lumière pour tout homme :

« Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume
– Amen, je te le dis : aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis »
(Lc 23, 42-43).

L’évangile dit aussi qu’il y avait un autre malfaiteur, que Jésus voulait sauver également, sans doute. Mais celui-là n’avait plus la force de supplier et préférait l’injure à la repentance (Lc 23, 39). Ces deux larrons sont toute l’humanité ; ces deux larrons, c’est nous-mêmes. Et toute l’histoire de notre salut se joue là : nous sommes coupables, nous souffrons, et nous avons le choix. Jésus, innocent, est venu nous rejoindre dans notre souffrance de pécheurs ; Jésus est sur sa croix qui est plantée à côté de la nôtre, et nous pouvons lui parler. Qu’allons-nous lui dire ?


mercredi 9 mars 2016

5e dimanche de carême - année C


Aussi étrange que cela paraisse, ce morceau que nous venons de lire dans l’évangile de saint Jean s’y trouve vraisemblablement par erreur. On ne le lit pas dans les plus anciens manuscrits et les Pères grecs ne le commentent pas ; le vocabulaire et le style ne sont pas typiquement ceux du quatrième évangile (même si les thèmes, eux, sont cohérents). L’origine de cette péricope serait plutôt lucanienne et latine et c’est pourquoi aujourd’hui, dans l’Eglise romaine, ce texte est lu dans la continuité de l’année C consacrée à saint Luc. Ce serait, en quelque sorte, déplacé on ne sait pourquoi chez saint Jean, le second évangile de Luc sur la miséricorde, après l’admirable chapitre 15 entendu dimanche dernier et la parabole des deux fils.

Mais ces considérations d’exégètes ne doivent pas nous distraire de l’essentiel : il s’agit de comprendre le texte lui-même, tel qu’il nous est donné, et non de spéculer sur son origine possible ou supposée. Et pour lire ce texte, il est judicieux sans doute de partir de cette question de Jésus adressée à la femme prise en flagrant délit : « Personne ne t’a condamnée ? » (Jn 8, 10). La question doit nous arrêter un instant et il ne faut pas nous hâter d’entendre la réponse de la femme ; car cette question soulève un nombre incalculable d’objections, et nous devons en présenter quelques-unes.
« Personne ? », vraiment ? Il y a tout d’abord Moïse qui condamne cette femme. Non seulement il a dit, comme un ordre de portée générale : « Tu ne commettras pas d’adultère » (Ex 20, 14 ; Dt 5, 18) ; mais il a dit encore, à la façon d’une sentence implacable : « Quand un homme commet l’adultère avec la femme de son prochain, cet homme adultère et cette femme seront mis à mort » (Lv 20, 10). La cause paraît entendue. Un avocat brillant ne manquerait pourtant pas de s’emparer ici d’une faute de procédure assez visible : où est-il l’homme qui a commis l’adultère avec cette femme ? Aurait-elle commis l’adultère toute seule ? Etait-elle seule quand on a constaté le « flagrant délit » (Jn 8, 4) ? Et le texte de Moïse dit bien que c’est l’homme qui commet l’adultère avec la femme de son prochain (et non la femme qui commet l’adultère avec le mari de sa voisine). Pourquoi cette femme est-elle ici qualifiée d’adultère (Jn 8, 3-4) alors que la loi ne qualifie que l’homme d’adultère ? Bon, c’est donc vrai. Contrairement aux apparences premières issues d’une lecture distraite, Moïse ne condamne donc pas.
« Personne ? », vraiment ? Admettons que Moïse ne soit pas aussi accusateur qu’on le pensait. Mais ces hommes en colère, ces scribes et ces pharisiens, ces experts en questions juridiques, eux, ils condamnent clairement. Pour leur faire prendre conscience qu’ils ne condamnaient pas, eux non plus, Jésus a dû utiliser un argument autrement plus lucide et plus introspectif ; il les a fait rentrer en eux-mêmes. La plaidoirie consiste, non pas à accuser les accusateurs (car alors Jésus ne serait qu’un accusateur d’une autre manière), mais à les ramener à leur propre intériorité : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre » (Jn 8, 7). L’argument de Jésus repose peut-être sur une clause assez obscure de la Loi de Moïse selon laquelle celui commet une faute, mais qui se dit néanmoins en cela sans péché, se prive de la miséricorde du Seigneur (Dt 29, 18-19 ; dans la traduction grecque des LXX) ; mais on peut également renvoyer à cette remarque, qui relève de la simple évidence : « Si nous disons : ‘‘Nous n’avons pas de péché’’, nous faisons de [Dieu] un menteur » (1Jn 1, 10). Aussi, les juristes de l’intransigeance, les professionnels du blâme sont désarmés : s’ils se disent sans péché, ils se mettent, devant Dieu, dans une situation inconfortable. Aussi, Jésus leur a montré qu’il était préférable pour eux qu’ils ne jugent pas, afin de n’être pas jugés (cf. Lc 6, 37).
« Personne ? », vraiment ? Evoquons un dernier accusateur, ou plutôt une accusatrice, qui sera peut-être la plus difficile à convaincre : la femme elle-même. Elle sait ce qu’elle a fait. Connaissant la loi de Moïse et ayant intériorisé ce qu’à chaque époque on appelle la « morale traditionnelle », elle n’a pas de doute sur sa propre culpabilité. Qu’on puisse mettre en doute le jugement de Moïse par une brillante manœuvre de plaidoirie, que ses accusateurs ne soient pas irréprochables, cela ne change rien à l’affaire. Jésus l’a sauvée des attaques des autres, des accusations extérieures. Mais cette femme possède une conscience, et cette conscience ne peut se satisfaire de ces arguties audacieuses et efficaces. Si Jésus est présenté comme un « avocat » (en grec on dit : un « Paraclet »), c’est surtout parce qu’il doit plaider à l’intime de chacun pour le convaincre de ne pas se damner. Laissons la parole à saint Jean (à qui cet évangile est malgré tout un peu lié) : « Petits enfants, je vous écris ceci pour que vous ne péchiez pas. Mais si quelqu’un vient à pécher, nous avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ, le Juste » (1Jn 2, 1) ; « si notre cœur venait à nous condamner, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît tout » (1Jn 3, 20). A part cette question de Jésus, nous ne savons rien d’un dialogue entre elle et la femme qui s’accuse ; ce dialogue a dû se dérouler au plus intime des consciences ; peut-être même n’a-t-il eu aucun témoin, aucun retentissement visible. Jésus, dans le secret de son âme, a dû la convaincre que Dieu ne la condamnait pas, et qu’elle ne pouvait donc se condamner elle-même sans ajouter une faute à une faute.
« Personne ? », vraiment ? « Elle répondit : ‘‘Personne, Seigneur’’. Et Jésus lui dit : ‘‘Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pêche plus’’ » (Jn 8, 11).

En cette année de la miséricorde, nous pouvons retenir cela : si nos fautes sont des fautes, indiscutablement, douter du pardon de Dieu n’est qu’une faute de plus que nous ajoutons aux autres. Si nous portons dans notre cœur des culpabilités, même lourdes, nous pouvons revenir en nous-mêmes et, dans la prière, écouter cette plaidoirie du Christ à l’intime de nous-mêmes. Le Christ veut nous convaincre de ne pas nous condamner ; c’est pour cela qu’il est venu. Il veut nous convaincre de nous convertir, bien sûr ; mais pour se convertir, il faut ne pas se condamner – sinon tout effort devient inutile. Notre cœur est lent à croire ce message de la miséricorde. Notre conscience voudrait bien se résigner à une culpabilité de révolte que nous pourrions reprocher à Dieu. Mais non, ce n’est pas cela. Le message est déroutant : Dieu ne condamne pas. Il faut un immense courage pour entendre cela quand il serait plus confortable de vivre dans les remords. Ce peut être une grâce de ce carême de l’année sainte que d’entrer dans cette logique.


vendredi 4 mars 2016

4e dimanche de carême - année C

Parmi les paraboles de l’évangile, nulle n’est plus émouvante que cette remarquable histoire de miséricorde que saint Luc nous rapporte (Lc 15, 11-32). Ce texte est d’une richesse insondable : à toutes les explications fournies par les Pères de l’Eglise et par les théologiens, on peut ajouter les commentaires autorisés et récents que nous a donnés saint Jean-Paul II[1]. Il est toujours utile d’aller relire ces pages pleines d’une vraie bonté pastorale.
Il est bien sûr impossible de tout dire sur un texte d’une telle profondeur et d’une telle lucidité. Et même si, dans le cadre de notre année sainte, il serait judicieux de prendre beaucoup de temps pour entrer dans l’exigence d’une telle démarche, il ne serait pas convenable d’abuser de votre patience. C’est pourquoi je me permets de choisir, pour entrer un tout petit peu dans l’intelligence de cette parabole, un détail que je ne juge pas insignifiant : l’enjeu des repas.

Il est certain qu’il n’est pas possible de parler des activités de Jésus, ses prédications, ses guérisons, ses moments de prière solitaire, sans évoquer aussi des actes de commensalité qui ont, dès le début, été perçus comme ayant une valeur prophétique. Jésus parle, Jésus soigne, Jésus prie ; à cela on doit nécessairement ajouter que Jésus mange et, surtout, qu’il mange avec des pécheurs (Lc 15, 2). Chez les hommes de l’Orient ancien, les repas ne sont pas des activités neutres, de simples moyens de nourrir son corps ; ce sont des actes religieux (on ne mange jamais sans avoir prié, sans avoir béni le Seigneur) ; ce sont aussi des actes de communion (on ne mange jamais sans être dans une situation d’alliance avec les autres convives). Prière et communion deviennent alors le lieu d’échanger des propos d’une intensité, d’une sagesse et d’une saveur particulière. Les œuvres philosophiques de l’Antiquité qui nous racontent des repas ne sont pas rares : qu’on se souvienne du Banquet de Platon ou des Propos de table de Plutarque.
Ici donc, Jésus mange, et il mange avec des pécheurs. Et ce simple fait possède un sens. Jésus mange avec des pécheurs, cela veut dire qu’il prie avec eux, qu’il partage avec eux une certaine communion, qu’il veut s’entretenir avec eux de questions importantes. On comprend pourquoi la bonne société de l’époque, les pharisiens et les scribes, les gens honnêtes, les bien-pensants, s’en offusquent : ce Jésus se prétend envoyé de Dieu ; comment se fait-il alors qu’il aille se corrompre avec de la racaille, avec des infréquentables ? Son attitude est choquante.
Son attitude est choquante, précisément parce qu’elle est prophétique. Au cours de ce repas contesté, Jésus explique, par une belle parabole, le sens de son acte prophétique. Retenons surtout, selon la clef de lecture que j’ai choisie, les questions de repas. Le jeune fils qui est parti tenter sa chance loin de la maison paternelle se retrouve dans une situation de famine. Comment est décrite cette péripétie de disette ? « Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien » (Lc 15, 16). La famine, c’est lorsqu’on désire avoir comme convives des porcins, des animaux impurs et répugnants ; mais alors même qu’il souhaiterait s’abaisser à une telle commensalité de bêtes, le jeune homme reste totalement privé de nourriture. Un désir infra-humain et une frustration de ce désir : voilà l’état lamentable de ce prodigue.
Puis, rentrant en lui-même, le jeune homme se souvient. L’acte de se souvenir est, dans la Bible, une réalité profondément religieuse. Le « mémorial » est la catégorie liturgique par laquelle les Hébreux ont rendu un culte au Seigneur ; c’est la définition du repas pascal (Ex 12, 14). Le fils se dit : « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim » (Lc 15, 17). Souffrant de la famine d’une fausse liberté qu’il avait cru conquérir en quittant la bonté de son père, il se souvient de la nourriture des serviteurs. Et ce réflexe est profondément salutaire.
Dès qu’il rentre chez lui – je passe sur cet épisode – le fils est accueilli par un repas : « mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé » (Lc 15, 23-24). Ce banquet n’est pas un repas ordinaire ; c’est – le père le dit – un festin de résurrection. On célèbre un fils mort et ressuscité, un fils mort par son péché, et ressuscité dans son retour au père. Par cette formule très explicite, Jésus fournit la clef de lecture de son acte prophétique : il agit lui-même comme le père de la parabole, il mange avec des pécheurs, de même que le père mange avec ce fils pécheur qu’il a pardonné et accueilli à nouveau dans son intimité. Et cet accueil est une résurrection. Qu’il y ait là une figure eucharistique n’est pas douteux : qu’est-ce que la communion, dans la messe, sinon la célébration de ce retour dans l’intimité de Dieu de pécheurs qui ont été réconciliés avec lui ? « Alors que nous étions morts, à cause de nos fautes, [Dieu] nous a fait revivre avec le Christ » (Ep 2, 5) et c’est bien ainsi, en tant que morts revenus à la vie, en tant que pécheurs ressuscités, que nous venons prendre part au festin de la messe.
L’assemblée est ici joyeuse, comme il convient : il y a de la musique, de l’animation. Et le frère aîné entend cela de l’extérieur, et il ne veut pas entrer. Il est comme les pharisiens et les scribes, scandalisé que son père mange avec un pécheur : « ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostitués, et tu as fait tuer pour lui le veau gras » (Lc 15, 30). Mais, et cela est très important, pendant que le fils prodigue se plaignait de sa famine, tandis qu’il rêvait de partager les repas des porcs, le frère aîné également se plaignait d’une autre famine : « jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis » (Lc 15, 29). L’un était dans la famine de sa fausse liberté, bien décevante ; l’autre était dans la famine de son manque d’amour, de son manque de reconnaissance, et ce n’était pas un refus moins grave de la bonté du père.
Il y a cependant cette différence : l’un est finalement entré dans la joie du banquet en découvrant que la bonté du père va jusqu’à pardonner les trahisons ; l’autre hésite à accueillir une joie qu’il juge dégradante simplement parce qu’il désapprouve la bonté de son père. La parabole ne conclut pas. Elle laisse les scribes et les pharisiens au seuil de leur refus ; ils pourraient eux aussi se convertir. C’est à cela que Jésus, délicatement, les invite.

Au dernier soir, c’est dans un repas que Jésus va laisser à ses apôtres le mémorial de son alliance. Il va y consacrer son sang « pour la rémission des péchés ». C’est en sachant que nous sommes pécheurs que nous y participons, non pour rester pécheurs, mais en ayant accueilli le pardon. C’est cela qui fait de nous, qui étions morts, des fils de Dieu ressuscités dans le Christ. Entrons dans la fête.




[1] Jean-Paul II, Lettre encyclique sur la miséricorde de Dieu Dives in misericordia [30 novembre 1980] ; 5-6.

Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et pænitentia [2 décembre 1984], passim.