vendredi 31 juillet 2015

18e dimanche - année B


Nous poursuivons la lecture de Jn 6 et notre méditation sur l’eucharistie.
La liturgie nous fournit tout d’abord un récit tiré du cycle de l’Exode. Lorsque le peuple d’Israël est sorti d’Egypte, et qu’il craignait de mourir de faim dans le désert, le Seigneur leur a accordé une nourriture gratuite qu’on désigne sous le nom de « manne » (Ex 16). Il n’est pas utile d’expliquer complètement ce que cet épisode contient de mystérieux ; relevons surtout ce qui peut nous aider à comprendre quelque chose du mystère eucharistique.
Je veux retenir cette phrase : « Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve » (Ex 16, 4). Cette nourriture étonnante est une grâce, bien sûr (car sans elle, le peuple allait mourir dans le désert) ; mais c’est aussi une « épreuve ». La nature de cette épreuve est double : il s’agit de ne prendre pour chaque jour que sa ration quotidienne ; il s’agit d’accepter une nourriture inconnue. L’homme a tendance à vouloir dominer, à vouloir tout comprendre. Dieu lui propose là une grâce qui ne permet pas à l’homme d’être le maître de sa propre existence. La nourriture n’est donnée que pour une journée ; elle est ce « pain quotidien » qui est donné « aujourd’hui » (Mt 6, 11) qu’il ne sert à rien de conserver ; cette grâce ne suffit que pour vingt-quatre heures. Pour demain, il faut faire confiance que le pain sera donné encore, mais il ne sert à rien de faire une provision. Il n’est pas facile de dépendre chaque jour de Dieu pour sa survie. On préférerait faire des réserves, thésauriser, s’assurer par soi-même. Mais la grâce de Dieu n’entre pas dans cette logique ; Thérèse de l’Enfant Jésus avait bien compris cela, qui priait « rien que pour aujourd’hui » :

Que m’importe, Seigneur, si l’avenir est sombre ?
Te prier pour demain, oh non, je ne le puis !…
Conserve mon cœur pur, couvre-moi de ton ombre
Rien que pour aujourd’hui[1].

On aimerait faire des grands projets et être dès le départ certains de réussir ; alors que le seul projet vraiment chrétien c’est d’aimer, et d’aimer aujourd’hui ; c’est de se convertir, et de se convertir aujourd’hui ; c’est de prier, et de prier aujourd’hui. Pourquoi chercher plus loin ? L’eucharistie aussi est cette épreuve : on ne peut communier qu’aujourd’hui. L’eucharistie, qui est la présence du Christ, nous rappelle au présent et nous évite de fuir dans l’imaginaire inconsistant d’un futur qu’on rêve. Le seul projet chrétien, c’est de communier, et de communier aujourd’hui.

Une fois qu’on a compris cela, on peut se laisser interpeler par une expression qu’emploie Jésus, qui devra nous sembler étrange : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » (Jn 6, 27). On vient de dire que le pain n’est donné que dans le présent, et Jésus nous parle d’une « nourriture qui demeure ». Et c’est d’autant plus contradictoire que la nourriture n’est jamais faite pour être conservée indéfiniment, mais pour être consommée. Et plus étrange encore : qu’est-ce qu’une « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » ? Ce paradoxe vaut la peine d’être considéré un peu attentivement. Qu’est-ce que la nourriture ? Ce sont, évidemment, les aliments que nous mangeons, par lesquels nous soutenons la vie biologique de notre corps. Et si ce n’est que cela, l’expression « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » n’a pas de sens. Mais Jésus nous donne une autre définition de la nourriture, lorsqu’il discutait avec la Samaritaine, au bord du puits de Jacob : « Ma nourriture – dit-il – est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4, 34). Il y a donc une autre nourriture, qui consiste à faire la volonté de Dieu. Comment cela est-il une nourriture ? Si notre vie biologique est soutenue par les aliments que nous mangeons, notre vie spirituelle est soutenue, et comme nourrie, par notre fidélité à la parole de Dieu. Il ne s’agit pas de vous mettre à jeûner radicalement et de n’avoir d’autre pique-nique que votre Bible ; il vous faut bien soutenir la vie biologique. Mais il s’agit de grandir dans la vie spirituelle par une vraie fidélité à la volonté de Dieu. Et comment cette nourriture demeure-t-elle « jusque dans la vie éternelle » ? On comprend maintenant que cette nourriture ce sont les actes de charité que Dieu nous donne de poser ; et nous savons bien que « la charité ne passera jamais » (1Co 13, 8), que toutes les attentions d’amitié, tous les secours d’entraide, tout ce que nous aurons fait par amour ici bas, cela constituera, après notre mort, la réalité, la substance de notre vie éternelle.
Mais, nous le comprenons bien, faire la volonté de Dieu, c’est la faire « aujourd’hui » ; ce n’est pas rêver de la faire demain. Et c’est donc pour aujourd’hui qu’il faut aimer. Personne ne peut avoir le projet d’aimer Dieu, d’aimer ses frères, demain seulement. L’épreuve réaliste consiste à aimer aujourd’hui. Citons encore sainte Thérèse :

Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère
Ma vie n’est qu’un seul jour qui m’échappe et qui fuit
Tu le sais, ô mon Dieu ! pour t’aimer sur la terre
Je n’ai rien qu’aujourd’hui !…

Ceux qui ont le projet d’aimer demain, ceux-là sont fous ; ils n’aimeront jamais, nous dit sainte Thérèse. Ecoutons également saint Paul : « C’est maintenant le jour du salut » (2Co 6, 2). Ceux qui ont le projet d’être sauvés demain, ceux-là sont fous ; ils risquent de n’être jamais sauvés.
L’eucharistie est bien la « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle », mais il ne s’agit pas d’imaginer cette vie éternelle dans un futur lointain et brumeux, pour plus tard. L’eucharistie ramène au présent notre attention à la vie éternelle. C’est cela qui est chrétien. C’est en cela que participer aujourd’hui à l’eucharistie ne nous éloigne pas de l’épreuve de l’amour, de l’épreuve de notre fidélité à la volonté de Dieu ; au contraire, nous sommes ici insérés dans cette épreuve quotidienne. Et cette épreuve n’est pas un piège ; elle est l’invitation de Dieu à tisser, dans l’humanité, des liens charitables. En communiant aujourd’hui, nous recevons de Dieu assez d’amour pour aimer aujourd’hui. En communiant aujourd’hui, soyons prêts à aimer aujourd’hui.




[1] Thérèse de Lisieux, Poésie n° 5 « Mon chant d’aujourd’hui ».
http://www.therese-de-lisieux.catholique.fr/Mon-chant-d-aujourd-hui.html

vendredi 24 juillet 2015

17e dimanche - année B


Pendant cinq dimanches, nous allons entendre et méditer Jn 6. Ce texte, mélange de récit, de discours et de dialogues, contient, dans le quatrième évangile, l’enseignement de Jésus sur la foi et sur l’eucharistie. C’est un passage d’autant plus important que la doctrine eucharistique est plus allusive dans la narration du dernier repas (Jn 13). Il importe donc d’entrer dans la lecture de ce long chapitre avec une grande disponibilité spirituelle, afin de recueillir l’essentiel de la foi eucharistique dont Jean veut ici témoigner.

Dans ce premier fragment (Jn 6, 1-15), nous entendons un récit de miracle, une multiplication des pains. Ce genre de fait prodigieux n’était pas totalement inconnu de l’ancien Testament (2R 4, 42-44). Toutefois, dans l’évangile, ce motif prend une importance vraiment étonnante : ce ne sont pas moins de six récits que nous avons à ce sujet[1], dont on pense qu’ils rapportent deux événements distincts (cf. Mc 8, 19-20). Il est difficile de comprendre comment il est possible de nourrir cinq mille hommes avec quelques pains ; mais il est plus difficile encore de nier que les quatre évangiles concordent pour rapporter comme un fait historique que Jésus a rassasié des foules alors qu’il ne disposait d’aucune ressource. Les récits s’imposent avec leur cohérence factuelle : les premiers chrétiens ont conservé le souvenir vivant d’une abondance imprévue alors que la faim menaçait.
Pour entrer dans l’intelligence de cette scène, il est utile, je crois, d’adopter le point de vue de quelques personnages. Il y a tout d’abord cette foule dont on ne peut louer la prévoyance : ils sont partis de chez eux, ils se sont éloignés, ils ont suivi Jésus sans rien emporter comme provision. Leur attitude ne paraît pas très responsable. Il y a ensuite les disciples qui sont ennuyés ; ils ne savent pas quoi faire. La remarque de Philippe est très révélatrice : « le salaire de deux cents journées ne suffirait pas » (Jn 6, 7) ; il est capable de faire la liste des fausses solutions, mais il ne sait rien envisager de constructif. La remarque d’André n’est pas plus positive ; il doit bien reconnaître que sa proposition n’est que du rêve : « qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » (Jn 6, 9). Il y a enfin cet enfant, ce « jeune garçon » (Jn 6, 9). Le mot utilisé pour le désigner est plein d’une grande noblesse en même temps que d’une grande affection ; c’est ainsi qu’est désigné Isaac conduit au sacrifice (Gn 22, 5 ; 12), Joseph vendu par ses frères (Gn 37, 30 ; 42, 22), Benjamin séparé de Jacob (Gn 43, 8 ; 44, 30-31) ou Samuel donné au sanctuaire de Silo (1S 1, 22-27). Qui est-il donc cet enfant ? S’il reste anonyme (et s’il n’est pas impossible d’y reconnaître saint Jean lui-même, frère de Jacques et tout jeune disciple de Jésus), il faut surtout voir en lui l’auteur d’un grand acte de générosité. Car lui a été prévoyant, il a suivi Jésus en emportant ce qu’il lui fallait pour subvenir à sa faim. Ces quelques pains et ces deux poissons pouvaient le nourrir, lui ; il avait été prudent et il n’allait pas défaillir en chemin. Mais voilà qu’on lui demande de renoncer à ce qui pouvait raisonnablement constituer son repas pour nourrir cette foule immense – ce qui est une folie complète.
Imaginez, en effet un pique-nique paroissial, au bord du lac ; gros succès : cinq mille hommes. Curieusement, personne n’a rien emporté, ni salé ni sucré, sauf un enfant qui a son petit sandwich au thon. Et voilà que Monsieur le Curé dit à cet enfant : « donne-moi ton sandwich ; avec cela, je vais nourrir les foules ». Le pauvre enfant aurait des raisons de penser que le prêtre est devenu fou. Il aurait des raisons de garder pour lui son maigre repas.
Voilà donc ce qui s’est passé. Et le jeune garçon a accepté ; il a donné ce qui pouvait le nourrir à Jésus ; il a renoncé à ce qu’il avait pour survivre et les foules ont été rassasiées.

Si l’on veut tirer un enseignement de ce fait, on peut réfléchir à ceci : il y a dans la logique de l’eucharistie (que Jn 6 va ensuite déployer) l’idée qu’il faut bien que quelqu’un donne sa vie. Jésus aurait bien pu créer tous ces pains ; le miracle n’aurait pas été plus étonnant. Après tout, il est le Fils de Dieu, il était capable de produire à partir de rien tout ce dont il avait besoin. Ou bien il aurait pu prévoir pour lui-même quelques pains et multiplier ce qui était à lui. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait ; il a voulu nourrir les foules à partir de la générosité incroyable d’un autre, d’un faible. Il a voulu que l’abondance incalculable naisse du sacrifice volontaire et généreux d’un jeune disciple.
Aujourd’hui encore, communier n’est possible que si quelques jeunes chrétiens donnent leur vie pour cela. Si personne ne consacre sa vie pour célébrer le mystère de l’eucharistie, si personne ne renonce à son confort, à un métier, à une famille, pour que le pain de vie soit distribué aux foules, alors le pain de vie ne sera pas distribué. Et aucun calcul économique ne peut remédier à cela : « le salaire de deux cents journées ne suffirait pas » (Jn 6, 7). Il faut qu’il y en ait un qui soit prêt à entrer dans cette logique d’une offrande gratuite, complète, sans retour ; et les foules reçoivent « autant qu’ils en voulaient » (Jn 6, 11). Il faut bien mesurer la correspondance entre la surabondance de la grâce reçue par tous et la radicalité du renoncement accepté par un seul. C’est une question que les jeunes peuvent méditer particulièrement. Si un jeune homme, peut-être saint Jean lui-même, est ainsi devenu disciple, le Christ continue à appeler aujourd’hui ceux qui nourriront l’Eglise demain. Il y a là une belle vocation.





[1] Première multiplication des pains : Mt 14, 14-21 ; Mc 6, 34-44 ; Lc 9, 12-17 ; Jn 6, 1-15 ;
seconde multiplication des pains : Mt 15, 32-39 ; Mc 8-10. 

vendredi 17 juillet 2015

16e dimanche - année B


Pourquoi l’homme a-t-il été créé un vendredi ? Vous excuserez cette étrange question. Bien sûr, si tant est que la science nous permette encore de parler de la création de l’homme, il est évident qu’il n’y avait, à l’époque de Lucy ou de l’homme de Tautavel, ni jours de la semaine, ni aucun calendrier. Pourtant, la Bible (qui a aussi son mot à dire sur la création) rapporte, selon un calendrier liturgique parfaitement établi, que l’homme et la femme ont été créés le « sixième jour » (Gn 1, 31) – ce qui, selon le décompte juif, indique la veille du sabbat, c’est-à-dire notre vendredi. Dans le texte de la Genèse, cette indication possède une valeur symbolique : l’humanité est le sommet, le couronnement de la création ; Dieu ne donne naissance à l’homme et à la femme que lorsque l’univers entier a été construit pour leur bien-être.
A partir de ce fait symbolique, tel qu’il est présenté dans le vieux récit de la Genèse, Paul élabore une autre interprétation : le texte de la Genèse n’est pas seulement symbolique, nous dit Paul, il est aussi prophétique. L’Apôtre présente en raccourci l’œuvre de Jésus, en disant :

« il a voulu créer en lui un seul Homme nouveau
en faisant la paix,
et réconcilier avec Dieu les uns et les autres en un seul corps
par le moyen de sa croix » (Ep 2, 15-16).

Pourquoi Jésus est-il mort un vendredi ? Voilà une autre question insolite. Jésus est mort un vendredi parce que les circonstances historiques ont précipité son arrestation et que son exécution fut décidée en hâte avant la fête de la Pâque (Mt 26, 5 ; Jn 19, 31). Aussi, les raisons qui ont déterminé le jour de la mort de Jésus paraissent bien contingentes ; c’est un flot d’événements que personne ne semblait maîtriser qui, dans une impatience irraisonnée, a décidé de la date. Cette lecture du fait historique est plausible, mais Paul indique une autre lecture plus spirituelle : en mourant historiquement un vendredi, Jésus accomplit ce que le texte symbolique de la Genèse annonçait prophétiquement, la création d’une humanité renouvelée. La création de l’homme est dite avoir été accomplie symboliquement un vendredi pour montrer que l’humanité est le joyau de la création. Mais l’humanité n’a pas tardé à se dévoyer et la haine, la guerre, la division, sont trop rapidement le contexte habituel des misères humaines quotidiennes. Et Dieu ne voulait pourtant pas anéantir cette humanité qu’il avait créée « avec sagesse et par amour »[1] ; mais il ne pouvait non plus se résigner à la laisser périr, à l’abandonner à ses mauvais choix. C’est pourquoi il a voulu, à partir de cette humanité qui périclitait, créer une humanité nouvelle. Et le Vendredi Saint accomplit, par la croix de Jésus, la promesse de renouvellement qui était contenue dans l’acte créateur.
Ce n’est pas d’une manière anodine, en effet, que Paul parle de « créer » un « Homme nouveau » (Ep 2, 15). Les mots sont exactement choisis pour mettre en correspondance Adam et Jésus. Ailleurs, Paul dit, en parlant du Christ : « Adam préfigure celui qui devait venir » (Rm 5, 14). Et il dit encore : « Le premier homme, Adam, devint un être vivant » (1Co 15, 45 ; Gn 2, 7), mais la vie biologique reçue par Adam est devenue, par le péché, mort spirituelle. Et Adam n’a pu désormais transmettre à ses descendants, en même temps que la vie, que la mortalité. Mais, ajoute Paul : « le dernier Adam – le Christ – est l’être spirituel qui donne la vie » (1Co 15, 45).
Nous avons été créés par le don de la vie ; mais cette vie est devenue guerre, injustice, violence et mort ; la vie transmise par Adam était devenue un « mur de la haine » (Ep 2, 14). Alors le Christ lui-même est mort à cause de nos guerres, de nos injustices et de nos violences. Mais, dans sa mort, « par sa chair crucifiée » (Ep 2, 14), il a fondé une humanité nouvelle. Nous avions été créés pour la paix ; Jésus nous a recréés par la réconciliation.
Ayant conscience de cela, il nous est urgent de faire un sérieux examen de conscience : car on ne voit pas que l’humanité ainsi fondée à nouveau soit tellement paisible. Certes, nombreux sont les hommes qui vivent encore sans le Christ et qui se déchirent dans la guerre, la violence et la terreur, n’ayant pas encore connu l’évangile. Mais même parmi nous, parmi les chrétiens, des inimitiés subsistent, qui sont plus scandaleuses encore, parce que nous savons, nous, que le Christ « a tué la haine » (Ep 2, 16). Comment se fait-il que nous ressuscitions quotidiennement la haine que Jésus a tuée, chaque fois que nous sommes agressifs, égoïstes, rancuniers, envieux, indifférents à nos frères ? Le message de l’évangile, que Paul résume, est celui-ci : la réconciliation que le Christ a accomplie sur la croix est l’acte de notre création nouvelle. L’engagement que cela exige de nous est d’être fidèles à cette logique – il n’y a pas d’autre moyen d’être chrétiens.




[1] cfMissel Romain, Prière eucharistique n° 4. 

vendredi 10 juillet 2015

15e dimanche - année B


Le ministère du prophète Amos est un des faits spirituels les plus étranges de l’ancien Testament. Cet homme, venu à Béthel à l’occasion d’une fête religieuse (probablement l’équinoxe d’automne qui marquait le nouvel an[1]) était un homme ordinaire, un pèlerin comme un autre, qui n’avait aucune dignité, aucun statut particulier. Arrivé au sanctuaire, scandalisé de ce qu’il voit, comprenant que ce culte pitoyable ne peut aucunement rendre honneur à Dieu, saisissant aussi avec une étonnante lucidité l’hypocrisie d’une telle liturgie pratiquée par des hommes pécheurs, Amos s’enflamme d’une sainte colère (cf. Jn 2, 13-17), d’une ardeur qui ne vient pas de lui et improvise un discours d’une étonnante vigueur, perturbant ainsi le déroulement de l’action rituelle en cours. C’est ce que décrit le petit passage entendu aujourd’hui (Am 7, 12-15).
Le prêtre Amazias est le responsable du sanctuaire, celui qui a la charge de veiller au bon déroulement du culte ; il est le gardien de l’ordre établi. On comprend sa réaction : il ne peut laisser un inconnu gêner par ses imprécations la sérénité de la liturgie. On imagine que si, au cours d’une messe, quelqu’un se mettait à vociférer dans l’église, on lui demanderait gentiment de se taire. Il serait inconvenant de tolérer un tel chahut. « Arrête de prophétiser » (Am 7, 13) lui demande donc le prêtre. Mais Amazias, qui n’est pas bête, et qui comprend que cet homme porte un message authentique dans ses insultes contre le temple et contre le roi, lui conseille d’aller prophétiser ailleurs : « va-t’en d’ici, fuis au pays de Juda » (Am 7, 12)[2]. C’est comme s’il lui disait : « tu dénonces la décadence du culte et tu annonces la ruine de la royauté, et tu as peut-être raison de nous mettre en garde, ton message vient de Dieu ; mais va dire cela aussi dans les autres sanctuaires, car ce message vaut aussi pour eux – et maintenant laisse-nous tranquilles ».
Amos, qui est probablement dépassé par la force spirituelle qui s’est emparée de lui, donne alors une réponse très étrange : « Je ne suis pas prophète » (Am 7, 14)[3]. Tout le monde pourtant, Amazias y compris, reconnaît qu’Amos est vraiment un prophète : « Toi, le voyant » (Am 7, 12) lui dit-on pour montrer qu’on ne doute pas de la vérité de sa parole. Et pourtant Amos, qui est prophète, se refuse à lui-même cette dignité : « Je ne suis pas prophète ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce de la fausse modestie ? Est-ce une fuite ? Cela serait indigne. Il semble plutôt qu’Amos ait – comme prophète – une vive conscience qu’il ne peut pas dire « je suis ». Dieu seul, lorsqu’il révèle son nom à Moïse, a pu dire en toute vérité : « JE SUIS » (Ex 3, 14). Lui seul existe vraiment. Lui seul existe par lui-même. Et si nous existons nous aussi, nous devons d’abord reconnaître que Lui existe et que notre existence dépend de la sienne, de sa sagesse et de sa bonté. Nous ne pouvons faire de notre existence un absolu, une évidence ou une propriété privée. Il appartient donc à la réalité du ministère du prophète de se nier lui-même, afin de pouvoir annoncer un message qui ne vient pas de lui : « si quelqu’un veut venir à ma suite – dira Jésus – qu’il se renie lui-même » (Mc 8, 34). Amos a déjà compris cette logique : si un prophète doit annoncer la parole de Dieu, il faut qu’il renonce totalement à sa dignité de prophète.
Mais il faut quand même que le prophète qui se renie lui-même atteste de la véracité de son message. Aussi Amos avoue : « le Seigneur m’a saisi » (Am 7, 15). C’est comme s’il disait qu’il est prophète, mais sans dire « je suis ». S’il disait « je suis prophète », Amos se mettrait au centre de l’attention et il ne pourrait plus annoncer le Seigneur ; en disant « le Seigneur m’a saisi », Amos décentre le regard de ses auditeurs qui sont invités à considérer non pas l’homme qui parle, mais Dieu qui s’adresse à eux par la voix de cet homme.
Que faut-il donc pour annoncer la parole de Dieu ? Amos nous montre comment un homme est totalement dépossédé de lui-même, comment il est saisi, comment la Parole s’est emparée de lui. Il vient avec une force qui n’est pas la sienne ; il vient sans aucun prestige ; il est rabroué par les prêtres, par les notables de la religion officielle. Il annonce comme malgré lui un message qui le dépasse. Que faut-il pour annoncer l’évangile ? Faut-il avoir de la prestance, du pouvoir, de l’élégance ? Faut-il être bien mis pour en imposer par une apparence respectable ? Jésus, au contraire, « prescrivit de ne rien prendre (…) ; pas de pain, pas de sac, pas d’argent (…) pas de tunique de rechange » (Mc 6, 8-9). Ce sont des apôtres démunis et vulnérables que Jésus recrute ; ce sont des évangélisateurs pauvres et sans aucune grandeur mondaine que l’Eglise envoie, pour que le message de bonheur et de dénuement de l’évangile ne soit pas trahi, « pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ » (1Co 1, 17).




[1] Nous nous appuyons sur ce qu’André Néher retient de l’hypothèse de J. Morgenstern : « c’est à Beth-el qu’Amos a prononcé son seul et unique discours, très exactement “en l’an 751, le Jour du Nouvel An, jour de l’équinoxe d’automne, dans la demi-heure qui débuta un peu avant l’aurore et qui s’acheva quelques minutes après le lever du soleil” » (A. Néher, Amos – Contribution à l’étude du prophétisme, Vrin, Paris, 1981 ; p. 31 ; cfJ. Morgenstern, Amos Studies, Cincinnati, 1941).

[2] La terre sainte était alors divisée en deux royaumes : le centre religieux du royaume du Nord (Israël) était Bethel, ou prophétise Amos ; le centre religieux du royaume du Sud (Juda) était Jérusalem. Amazias suggère donc à Amos d’aller prononcer ses malédictions dans ce sanctuaire concurrent.

[3] La traduction liturgique dit : « Je n’étais pas prophète » ; toutefois, en l’absence de verbe conjugué dans le texte hébreu, on peut dire également : « Je ne suis pas prophète » ; la traduction littérale serait : « pas prophète, moi ». 

vendredi 3 juillet 2015

14e dimanche - année B


Dans l’évangile, il y a deux choses qui étonnent Jésus : la foi de quelques centurions romains qui demandent un miracle (Lc 7, 9), et la défiance des membres de sa famille et de ses proches qui l’empêche d’accomplir des guérisons (Mc 6, 6). Et Jésus en déduit cette loi spirituelle : « Un prophète n’est déshonoré que dans son pays, sa parenté et sa propre maison » (Mc 6, 4). Et Jésus, curieusement, ne se révolte pas contre cette opposition qu’il rencontre ; il ne condamne pas ceux qui le refusent, il fait quelques guérisons en passant, et il s’en va. Jésus voulait sans doute faire plus de bien à ses proches, à ces gens qu’il connaissait et qu’il aimait. Mais en constatant que cela n’est pas possible, en voyant qu’ils ne sont pas capables de recevoir de lui le témoignage de la bonté de Dieu, Jésus n’insiste pas, il ne reproche rien. Simplement, il part, il va plus loin. Cette loi selon laquelle un prophète n’est pas fait pour les siens est donc comme approuvée par Jésus : aucun prophète n’a pour mission de convertir les gens de sa famille.
Ceci est particulièrement important pour vous tous, baptisés, qui avez une mission prophétique. Le jour de votre baptême, le prêtre vous a dit en effet : « Désormais tu es membre du corps du Christ et tu participes à sa dignité de prêtre, de prophète et de roi ». Par cette prière, l’Eglise confie à tous les baptisés un rôle de témoignage, d’annonce ; nous n’avons pas besoin de chrétiens honteux d’être chrétiens. Au contraire, avec courage, un chrétien peut – et il doit – faire tout ce qui lui semble possible pour annoncer un peu de cet évangile par lequel tous les hommes doivent être sauvés. Mais voilà, un chrétien, un prophète, possède aussi une famille. En ces moments de vacances, en cette période estivale, vous allez sans doute revoir vos familles. C’est l’occasion de retrouvailles, de rencontres, de fêtes ; et vous voilà donc, prophète, au milieu de ceux qui vous sont les plus proches, pour lesquelles vous avez une affection familiale authentique.
Ce que l’évangile d’aujourd’hui nous suggère, c’est que vous, chrétiens et prophètes, vous ne soyez pas pour les vôtres des prophètes. Imaginez que (disons) votre neveu vienne vous trouver pour vous dire : « Je suis prophète, et au nom de Dieu je vous annonce que votre vie est intolérable et que vous êtes dans le péché jusqu’au cou ; je vois déjà les flammes de l’enfer venir s’emparer de votre âme si vous ne vous convertissez pas ! ». Que penseriez-vous d’une telle déclaration de votre prophète de neveu ? A juste titre, vous penseriez que c’est un insolent, un redresseur de torts, un reproche vivant qui ferait mieux de se taire, de commencer par se convertir lui-même et de vous laisser en paix. Ce que ce prophète impertinent et maladroit vous aura dit pourrait d’ailleurs être le plus exact du monde, mais il n’avait pas, lui, à vous le dire. Il y a des vérités qu’il faut laisser à d’autres le soin de proclamer.
Si Jésus lui-même, qui était irréprochable, a été délicat au point de ne pas heurter les siens par un discours prophétique (qui aurait été parfaitement juste et mérité), combien plus nous, baptisés, prophètes pécheurs, pleins de mesquineries et de lâchetés, devons-nous nous taire lorsque nous sommes tentés de faire la leçon aux gens de notre famille.
Mais alors que faut-il faire ? Car lorsqu’on voit dans sa famille des rancunes inutiles, des méchancetés gratuites, des haines sans raison, des injustices blessantes, que peut-on faire, si on n’a pas le droit de les dénoncer ? La réponse est inconfortable : si on veut suivre l’attitude de Jésus, il faut faire un peu de bien là où l’on peut et ne pas insister. Se taire, mais prodiguer ici ou là de petites attentions qui seront autant de signes discrets qui apporteront un petit soulagement, un apaisement passager. On aurait aimé faire plus : en dénonçant publiquement les torts de tout le monde on s’imagine qu’on aurait résolu tous les problèmes, reconstruit une famille où tout le monde s’aimerait désormais dans la paix et la bonne entente ! Pourquoi se contenter de rendre seulement des petits services ? Mais non ; accuser tout haut n’aurait servi à rien, sinon à aggraver les inimitiés ; la paix familiale ne sort jamais d’un règlement de compte. Aider en secret est peu de chose, mais c’est un peu de bien – et c’est cela qui compte. Au moment des rencontres familiales, priez aussi, pour vous et pour ceux que vous allez retrouver. Vous connaissez tous leurs défauts et ils connaissent tous les vôtres ; vous leur en voulez peut-être et ils vous en veulent parfois. Une petite minute de prière sera incapable de clore tous les conflits, mais vous aidera à passer ensemble ce moment familial dans une entente, fragile peut-être, mais bien réconfortante. Chrétiens, baptisés, prophètes, avec les vôtres, ne soyez pas prophètes ; ils n’ont pas besoin de vos oracles. Mais priez pour vos familles, c’est cela qui pourra apporter un peu de paix.