vendredi 30 mai 2014

7ème dimanche de Pâques - année A

En ce dimanche qui sépare l’Ascension de la Pentecôte, nous voyons la première Eglise réunie dans la prière. Qui est cette première Eglise ? Ce sont les Apôtres, Marie, et des fidèles. Saint Luc, dans les Actes (1, 12-14), nous donne une description très précise, très historique, en même temps qu’une intuition très profonde de l’Eglise comme mystère.
D’un point de vue historique, Luc prend soin de donner la liste des Apôtres ; ils ne sont plus que onze, puisque l’un d’entre eux a déserté et trahi. Les Apôtres constituent l’Eglise en tant qu’elle est une société hiérarchique. Aujourd’hui, les successeurs des Apôtres, ce sont les évêques en communion avec le Pape, l’évêque de Rome. Cette structure hiérarchique de l’Eglise peut sembler parfois pesante, et notre époque n’aime pas trop l’exercice de l’autorité épiscopale dans l’Eglise. Mais pourtant, sans les Apôtres, sans les évêques, il n’y aurait pas d’Eglise. Sans les évêques, la foi chrétienne serait une espèce d’opinion individuelle que chacun pourrait construire à sa guise, et la foi ne serait pas une communion de foi. Il faut bien qu’il y ait des hommes qui soient les garants de l’unité dans l’Eglise, sinon, il n’y a plus d’Eglise. Voilà pourquoi saint Luc prend la peine de donner cette liste d’Apôtres. Et les premiers chrétiens attacheront beaucoup d’importance aux listes d’évêques ; saint Irénée de Lyon était capable de citer les évêques de Rome, depuis saint Pierre jusqu’à son époque[1]. Cette référence à l’autorité épiscopale au travers des âges était pour lui le signe le plus authentique de la continuité de l’Eglise et de l’intégrité de la foi. Et saint Irénée avait raison. En dehors de la continuité épiscopale, il n’y a pas de vraie foi chrétienne.
L’Eglise, ce n’est pourtant pas les Apôtres seuls, mais les Apôtres avec Marie. A la structure hiérarchique de l’Eglise, il faut ajouter une référence de sainteté. Car l’exercice de l’autorité n’est pas une fin en soi ; elle est au service de l’épanouissement de la grâce. Marie représente donc, à côté des Apôtres, la sainteté de l’Eglise. Elle est, en effet, celle en qui la grâce de Dieu a porté tous ses fruits. Conçue sans péché, elle s’est toujours gardée intacte de toute complicité avec le mal ; elle n’a jamais désiré aucun désordre et son cœur ne s’est pas détourné de la parole de Dieu. Et même lorsque la volonté de Dieu à son égard lui paraissait déroutante ou impossible, elle n’a jamais cessé de lui faire confiance. Au jour de l’Annonciation, elle demande : « Comment cela va-t-il se faire ? » (Lc 1, 34), puis elle accepte tout : « Qu’il m’advienne selon ta volonté » (Lc 1, 38). La sainteté de Marie n’est pas une piété mièvre ; c’est avant tout sa foi, profonde, absolue, sans conditions, sans fausses excuses. Elle a toujours cherché la volonté de Dieu et, la connaissant, elle l’a toujours accomplie. Elle a suivi son Fils jusqu’au bout, jusqu’à la Croix. Saint Pierre, en cela plus peureux qu’une pauvre veuve, n’était pas au pied de la Croix ; mais Marie, elle, plus courageuse que le prince des Apôtres, s’y tenait debout. Et souffrant avec son Fils, elle consentait à son sacrifice. Si les Apôtres, et après eux les évêques, sont donc les garants de la communion dans la foi, Marie est aussi l’image parfaite de l’Eglise sainte qui met sa joie à croire. C’est d’elle qu’Elisabeth a dit : « Heureuse celle qui a cru » (Lc 1, 45). Et cette louange de Marie est aussi une belle définition de l’Eglise.
Enfin, l’Eglise ce n’est pas seulement les Apôtres et Marie ; on pourrait croire alors qu’il s’agit d’une société élitiste, réservée aux évêques et aux grands saints. Mais non ! L’Eglise nous en faisons partie, nous qui sommes ni des évêques ni des saints. C’est pourquoi saint Luc dit qu’il y avait, en prière, avec Marie et les Apôtres, quelques femmes et les frères du Seigneur. Ces quelques femmes et ces frères du Seigneur nous représentent. Ces fidèles ne sont pas des gens importants ou célèbres qui mériteraient d’être désignés personnellement ; ce sont des anonymes. Mais ils ont leur place dans l’Eglise, à côté des Apôtres, à côté de Marie, et leur prière, jointe à celle des Apôtres et de Marie, possède une réelle valeur, une réelle efficacité. Cette Eglise de la foi quotidienne, cette Eglise de la prière toute simple, c’est nous tous. Nous ne sommes pas l’Eglise sans Marie, sans les Apôtres. Mais, avec eux, nous formons l’Eglise du Christ, le Peuple de Dieu.
Voilà le portrait de l’Eglise que nous donne saint Luc : les Apôtres, Marie, les fidèles anonymes. C’est cela l’Eglise « une, sainte, catholique et apostolique » qui prie d’une seule voix, d’un seul cœur, à la veille de la Pentecôte, dans l’attente de l’Esprit Saint. Ayons à cœur, chaque jour, d’unir notre pauvre prière à celle des saints et à celle des évêques ; c’est ainsi que la paix de Dieu pourra advenir dans notre monde. A l’invitation du Saint Père, nous devons, en ces jours, porter son intention pacifique pour le Terre Sainte ; et nous devons prier sans penser à la médiocrité de notre prière personnelle, mais en associant notre faiblesse à l’autorité des évêques et à la ferveur des saints. En Eglise, nous pouvons allier notre intercession à celle de tous les fidèles, plus grands que nous, meilleurs que nous. La prière unanime de l’Eglise est en effet toute puissante, et aujourd’hui Dieu demande cette prière.  




[1] « Nous pouvons énumérer ceux que les Apôtres ont institués évêques dans les Eglises et leur succession jusqu’à nous » (Saint Irénée, Contre les Hérésies, III 1).

samedi 24 mai 2014

6ème dimanche de Pâques - année A

Lorsque Jésus nous parle de l’Esprit Saint, il l’appelle d’un nom précis. Il dit : « le Paraclet » (Jn 14, 15). Comme il n’est pas possible d’utiliser ce mot trop technique dans une traduction courante, on dit justement, dans le texte que nous venons d’entendre : le Défenseur. Cette traduction est très bonne. En effet, le para-kletos c’est, en grec, celui qui est appelé auprès de quelqu’un pour assurer sa défense lors d’un procès. En latin on dit, de même : ad-vocatus – ce qui a donné, en français : avocat. L’avocat, c’est celui qui se tient à côté de celui qui doit répondre de ses actes et qui est chargé de l’aider à éviter la condamnation.
Le mot utilisé par Jésus suppose donc qu’il y ait un procès. Mais, c’est là qu’il faut faire attention. Car dans ce procès, les rôles ne sont pas distribués comme on le pense habituellement. Nous avons souvent une vision caricaturale d’un Dieu juge (et le juge, pensons-nous, est nécessairement agressif, mal disposé, sévère et vengeur). Et ce n’est pas cela que saint Jean veut nous dire. Il y a donc lieu de mieux lire et de bien regarder qui fait quoi dans cette histoire judiciaire des rapports entre Dieu et l’humanité.
Dans un procès, il y a d’abord une partie chargée de l’accusation. Chez Jean, celui qui occupe cette fonction est clairement celui qu’il appelle par ailleurs le diable : « l’accusateur de nos frères, lui qui les accusait jour et nuit » (Ap 12, 10). Le diable ne cesse d’accuser l’homme, de dénigrer tout ce que l’homme fait de bien, de souligner tout ce qu’il accomplit d’imparfait, de proclamer haut et fort tout ce qu’il fait de mal. Dans ce rôle, le diable n’a pas beaucoup de difficulté, il faut bien le reconnaître, car la fragilité et la méchanceté humaines sont pour lui une matière première inépuisable. Le diable aura toujours quelque chose à blâmer et s’il ne trouve rien (cf. Jb 1, 8-11), il s’occupe de trouver néanmoins quelque-chose : il nous pousse au mal, puisse il se retire avec dégoût en nous reprochant nos gestes. En général, il trouve dans notre faiblesse une alliée bien utile.
En face de l’accusation, se trouve donc l’avocat, qui est ici explicitement désigné : c’est le Saint Esprit. Le rôle de l’Esprit Saint est de réconforter celui qui a commis une faute, de le consoler, non pour lui dire : « ce n’est pas grave », non pour minimiser l’ampleur de la méchanceté humaine, mais pour dire : « la miséricorde de Dieu est plus grande que tout ce que vous pourriez faire ». C’est le Saint Esprit, en quelque sorte, qui inspirait à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus de dire : « si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance ; je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent »[1]. Car le Saint Esprit est toujours là pour nous rassurer, pour nous inciter à croire au pardon de Dieu.
Et – voilà le point le plus délicat : à qui appartient de prononcer la sentence, l’acquittement ou la condamnation ? Dans le système imaginé par saint Jean, ce ne peut être Dieu, puisque le Saint Esprit (qui est Dieu) tient la place de l’avocat ; on ne saurait en effet imaginer que l’Esprit plaide contre le Père ou contre le Fils et que notre salut ou notre perte soit le résultat d’un marchandage, d’une dispute de la Trinité. Il apparaît alors que, chez saint Jean, celui qui peut acquitter ou condamner, c’est l’homme lui-même, c’est chacun de nous. Dieu sauve, Dieu veut sauver des hommes qui risquent de se condamner eux-mêmes. L’action judiciaire est donc la suivante : le diable accuse l’homme devant Dieu et devant l’homme lui-même ; le diable nous décourage, nous dévalorise, nous bafoue. Le Saint Esprit plaide notre cause, étant Dieu, devant nous-mêmes, pour nous inciter à faire confiance à la bonté de Dieu. Et l’homme, qui entend son accusation se sent accablé et voudrait se condamner lui-même ; mais l’homme entend aussi la plaidoirie de l’Esprit Saint et il reprend espoir. Un texte très mystérieux de saint Jean montre ce combat qui se joue dans le cœur même de l’homme, au plus profond de sa conscience : « Si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur » (1Jn 3, 20)[2]. Voilà ce que nous dit l’Esprit Saint ; il nous dit : « tu vois le mal que tu as fait et cela te désespère, mais Dieu est plus grand que ton désespoir ; ne te condamne pas toi-même alors que Dieu veut te sauver ».
Jésus dit enfin que les hommes ne savent pas accueillir le Défenseur : « Le monde est incapable de le recevoir, parce qu’il ne le voit pas et ne le connaît pas » (Jn 14, 17). Le monde, les hommes, chacun de nous, nous savons mieux accuser que protéger, nous savons mieux nous condamner nous-mêmes que garder l’espérance. Nous sommes plus prompts à nous désespérer qu’à voir le salut de Dieu. Pour accueillir l’Esprit Saint, pour entendre la voix de celui qui plaide notre cause, il faut faire confiance au Christ. Pour nous, chrétiens, disciples, Jésus dit : « mais vous, vous le connaissez, parce qu’il demeure auprès de vous, et qu’il est en vous » (Jn 14, 17). Ayant reçu l’Esprit Saint, malgré les accusations que nous entendons de toute part, malgré le découragement qui nous guette, nous savons voir que Dieu veut nous sauver ; mieux : qu’il nous sauve en effet ! Cela ne va pas de soi. Pour nous préparer à la Pentecôte, implorons avec plus de ferveur l’Esprit Saint, le Défenseur, l’Avocat que Dieu nous donne ; qu’il nous fasse connaître toute la bonté et miséricorde de Dieu.




[1] Thérèse de Lisieux, Derniers entretiens (11 juillet 1897).

On peut également relire la lettre de Paul VI pour le centenaire de la naissance de sainte Thérèse :

[2] Ceux qui étaient à Lyon lors de la venue de Jean-Paul II (1986) se souviennent peut-être de ces paroles pleines de bonté et d’espérance :
« Certains m’ont demandé de parler de la vie éternelle. Chers amis, désirez-vous vraiment voir Dieu ? Face à face dans l’autre monde, après l’avoir rencontré dans la foi en ce monde ? Désirez-vous participer dès maintenant à sa Vie divine, être sauvés de ce qui vous éloigne de lui, être pardonnés de vos péchés ? De telles grâces ne sont pas en votre pouvoir. Dieu seul peut vous les accorder. Et, à partir de là, il fera bien d’autres choses encore, par surcroît. Mieux que de changer les choses que vous lui demandiez, il vous changera vous-mêmes. A force de regarder Dieu, de lui donner votre foi, de le prier, de vous nourrir de lui, de “faire la vérité” avec lui, et en particulier de répondre au commandement de l’amour, vous ne serez plus les mêmes. En ce sens, oui, la foi est très efficace. Voilà les chemins pour vivre Dieu, comme vous dites. Dieu est plus grand que notre cœur ».

vendredi 16 mai 2014

5ème dimanche de Pâques - année A

« Philippe lui dit : ‘‘Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit’’ » (Jn 14, 8). En entendant cette question, Jésus relève qu’une telle demande est étrange de la part de celui qu’il a associé à son intimité : « Comment peux-tu dire : ‘‘montre nous le Père’’ ? » (Jn 14, 9). La réponse de Jésus n’est pas à proprement parler un reproche, mais c’est un étonnement, une déception peut-être, et l’occasion, pour lui d’une nouvelle révélation.
Cependant, nous qui ne sommes pas plus grands théologiens que Philippe, nous devons sans doute, avant de voir ce qui ne va pas, prendre au sérieux sa demande. Car si elle est rapportée par l’évangéliste, elle ne peut être totalement inconvenante. Et, dans notre ignorance, il n’est pas certain que nous ne soyons pas encore plus enténébrés que Philippe ; il n’est pas certain que nous n’ayons rien à apprendre de lui.
Philippe, en effet, a compris au moins trois choses essentielles, dont nous ne sommes pas assez convaincus : 
1. Que nous avons besoin de voir Dieu. Tout homme possède en lui un désir de voir Dieu. Dans le paganisme de l’Antiquité, ce désir était tellement fort que les hommes ont d’eux-mêmes fabriqué des images des dieux, simulacres grossiers et condamnables. Dans l’ancien Testament, l’interdiction de sculpter ou de peindre des représentations de Dieu unique et véritable (Lv 26, 1) a été vécue comme une attente austère et exigeante. Durant toute l’histoire du peuple d’Israël, l’interdiction de représenter le Seigneur et le désir (contradictoire) de le voir ont purifié et augmenté le besoin authentique de contempler le vrai visage de Dieu. Et c’est Jésus qui, à l’occasion de la question de Philippe, donne la vraie réponse : « celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9) ; le voir lui, Jésus, c’est voir Dieu. Et Jésus n’est pas une idole, façonnée par les hommes à leur image et ressemblance ; Jésus est l’image parfaite du Père, « l’icône du Dieu invisible » (Col 1, 15).
2Que seul Jésus peut vraiment nous montrer le Père. Beaucoup de charlatans proposaient, et proposent aujourd’hui encore, des méthodes pour trouver Dieu au fond de soi, pour discerner je ne sais quelle énergie spirituelle divine qui serait présente en chacun. Toutes ces pratiques ne sont que des voies sans issues, des itinéraires de perdition, des impasses désespérantes. Si Jésus est « le » chemin (Jn 14, 6), ce que Philippe a bien entendu, alors Jésus est le seul à qui l’on puisse demander de nous montrer le Père. Cette exclusivité de Jésus dans l’accès à Dieu (cf. Ac 4, 12) n’est pas pour rejeter ceux qui ne le connaissent pas ; elle est pour que ceux qui le connaissent prennent conscience de leur mission d’annoncer l’invitation universelle à voir Dieu dans le Christ.
3. Que voir Dieu nous suffit. Ce n’est que dans la vision de Dieu que le croyant peut trouver enfin le terme, le but de sa foi. Dans tous les plaisirs que nous propose la société, dans toutes les informations que nous consommons chaque jour, rien n’est capable de nous combler. Nous assistons au grand théâtre du monde et nous sommes blasés. Un désir satisfait n’est que l’introduction d’un autre désir à satisfaire, et cela indéfiniment. La déception est le corollaire indispensable de toute la publicité qui prétend étancher nos soifs. En fait, seule la vérité de Dieu, seule la vision de Dieu est capable de nous apaiser définitivement ; lorsque nous verrons le Père, nous n’aurons plus envie de passer à autre chose. Voir Dieu, ce n’est pas regarder un spectacle, qui nous lasserait tôt ou tard ; c’est être transformés en lui, participer à sa propre béatitude : « Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est » (1Jn 3, 2). On nous fait croire que nous pourrions trouver notre bonheur dans le changement continuel sur cette terre ; nous découvrirons enfin que la paix authentique se trouve dans la fiabilité, dans la stabilité de Dieu qui ne change pas et qu’on peut contempler sans fin.
Voilà donc tout ce que Philippe avait bien compris. On doit donc reconnaître que c’est en homme sage, en prophète même, qu’il a ainsi parlé. Ce qu’il a dit devait être rectifié par Jésus, mais c’était néanmoins une demande magnifique, profonde, spirituelle. Avec cette question maladroite et pleine de bon sens, Philippe a permis à Jésus de dire alors quelque chose de son intimité avec le Père : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jn 14, 11). Tout le mystère de l’unité trinitaire, de la communion des personnes divines est alors révélé. Ce n’est pas le lieu d’exposer maintenant tout ce dogme de la Trinité. Mais ce cinquième dimanche de Pâques pourrait être l’occasion, pour nous, de formuler également la prière de Philippe : ceux qui veulent recevoir de Jésus la contemplation du Père peuvent lui demander « montre-nous le Père ». Et si cette prière est faite avec ferveur et sincérité, nul doute que le Fils ne nous introduise dans l’intimité de Dieu. « Vous aussi, vous demeurerez dans le Fils et dans le Père » (1Jn 2, 24).


vendredi 9 mai 2014

4ème dimanche de Pâques - année A

Jésus dit cette chose mystérieuse : « Je suis la porte des brebis » (Jn 10, 7). Quelle est cette métaphore étrange ? On voit mal ce que cela signifie tant qu’on n’a pas consulté un plan de Jérusalem. Si on va regarder une carte de la Ville sainte à l’époque du Christ on constate qu’il existait alors une porte des brebis, aussi appelée porte probatique (cf. Jn 5, 2)[1], selon le nom grec.
Cette porte est décrite dans le livre de Néhémie : « Élyashib, le grand prêtre, et ses frères les prêtres se levèrent et construisirent la porte des Brebis ; et ils la consacrèrent » (Ne 3, 1). Il est assez inhabituel de voir qu’une porte soit construite par des prêtres et qu’elle fasse l’objet d’un rite de consécration. Cela se comprend mieux si on voit que cette porte des brebis était un accès vers le temple de Jérusalem, au sanctuaire. Pourquoi s’appelait-elle ‘‘porte des brebis’’ ? La raison la plus plausible est que c’est par cette porte qu’entraient les animaux qui allaient être immolés dans le Temple pour les multiples liturgies et sacrifices quotidiens.
Que veut donc dire Jésus en se comparant à la porte des brebis ? Nous pouvons maintenant mieux comprendre cette image. La porte des brebis est une porte consacrée ; Jésus veut indiquer ainsi que lui-même est sanctifié. Saint Jean dit ailleurs que Jésus est « celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde » (Jn 10, 36). Jésus affirme que son humanité n’est pas, comme la nôtre, plongée dans le péché ; mais qu’elle est, au contraire, une pure ressemblance avec la bonté de Dieu.
La porte des brebis servait à introduire les animaux pour les sacrifices du Temple ; Jésus veut indiquer que passer par lui suppose d’être capable d’offrir sa vie. Il ne s’agit pas de se faire tuer sans comprendre comme ces pauvres agneaux conduits à l’immolation dans le sanctuaire. Il s’agit plutôt d’être librement prêt à donner sa vie. Être chrétien ne dispense pas de s’offrir soi-même ; bien au contraire, suivre le Christ, passer par le Christ – pour garder la métaphore de la porte – cela suppose, cela oblige à faire le don de soi-même pour le service et pour le bonheur de nos proches. Celui qui entre par la porte des brebis a donc choisi de consacrer sa vie sans retour.
Mais Jésus ajoute ceci qui semble incohérent : « Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé ; il pourra aller et venir » (Jn 10, 9). A-t-on déjà vu une brebis promise au sacrifice et être sauvée ? A-t-on déjà vu une victime ressortir vivante, aller et venir à sa guise après être passée par la porte des brebis ? Non, bien sûr. Le pauvre bétail bêlant qui est entré sans comprendre ressort mort à l’issue du sacrifice ; il n’y avait pas d’autre perspective. Que veut dire Jésus en ajoutant ce détail insolite ? Il veut dire que, pour le chrétien, offrir sa vie n’est pas une œuvre de mort, mais de résurrection. Donner sa vie, en allant même jusqu’à la perdre, cela ne nous conduit pas à la mort, mais à la vie éternelle. Lui, Jésus, est entré et sorti au-delà de son sacrifice : il est entré dans la tombe, et il est sorti de la tombe, libre et vainqueur. Le chemin auquel il nous invite est le même. Si nous passons par lui, si nous acceptons d’entrer pour donner notre vie, nous pourrons sortir, possédant désormais une vie indestructible, une vie éternelle. Voilà ce à quoi Jésus nous appelle : à passer par lui pour donner notre vie, pour consacrer notre existence à faire le bien, pour recevoir de lui la vie éternelle.
Vous voyez combien cette image est précise, concrète, et combien elle devait sembler éloquente pour ceux qui ont écouté Jésus et qui voyaient ces troupeaux entrer dans le Temple en passant par la porte des brebis. On voit à quel point Jésus savait parler et instruire le peuple avec des images familières pleines d’une vraie spiritualité, dont le sens profond est vraiment admirable. Il nous est bon de pouvoir aujourd’hui lire l’évangile en y découvrant des métaphores pleines de vie et d’écouter ainsi la voix même du Christ qui nous enseigne. Car c’est dans notre vie quotidienne qu’il nous rejoint.




[1] Aujourd’hui, cette porte est également appelée Porte Saint Etienne ou Porte des Lions. On trouvera quelques informations et images avec le lien ci-dessous :

vendredi 2 mai 2014

3ème dimanche de Pâques - année A

Cet évangile des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35), nous le connaissons bien, et pourtant notre cœur est toujours ému, comme au premier jour, lorsque nous parcourons avec les deux disciples ce chemin qui va de la tristesse à la joie imprévisible, du deuil à la foi. Avec eux, une fois encore, entrons dans cette expérience intime et profonde.
Ils sont dans le désarroi, et doublement : ils sont dans la confusion parce que celui en qui ils avaient mis tous leurs espoirs est mort, il y a deux jours. Jésus était un homme exceptionnel, il était un prophète et plus qu’un prophète, un homme qui annonçait avec autorité la parole de Dieu ; cet homme semblait suffisamment droit, honnête et courageux pour incarner un certain renouveau spirituel, peut-être même pour envisager une restauration de la royauté en Israël. Et cet homme est mort, dans des circonstances atroces, victime d’une affreuse erreur judiciaire, d’une lamentable bavure. Cet homme a été condamné par les Juifs sur un malentendu, exécuté par les Romains dans des souffrances abominables, livré à la honte d’un supplice infamant qu’il n’avait en aucune façon mérité. Cet homme a été vu de tout Jérusalem dans une déréliction extrême, cloué sur une Croix, exposé aux dérisions hargneuses et aux insultes stupides.
Mais il y a pire : cet homme a été mis au tombeau, mais ce matin, son tombeau est vide. A la douleur de sa mort s’ajoute maintenant la douleur incompréhensible de la disparition de son corps. Des femmes sont venues annoncer que son sépulcre est béant ; et cela est une angoisse supplémentaire. Et puis, elles ont dit aussi qu’il est vivant ; et cela est absurde. C’est du radotage, de l’hystérie, des récits de bonnes-femmes. Les Apôtres sont allés constater que le tombeau est ouvert, et ils ont été confrontés à ce double anéantissement : la mort et la disparition ; le meurtre et ce qui ressemble bien à une profanation. « Mais lui, ils ne l’ont pas vu » (Lc 24, 24).
Alors qui est-il, cet homme qui marche avec eux, qui vient, comme eux, de Jérusalem, et qui ignore ces événements ? « Quels événements ? » (Lc 24, 19) ose-t-il demander. Ce doit être un naïf, ou bien un reclus qui est passé par Jérusalem sans se rendre compte de la tragédie qui vient de s’y jouer. Qui est-il ce voyageur simplet qui ne regarde pas le pays qu’il traverse ? Alors les deux disciples qui parlaient entre eux se mettent à raconter, toujours la même chose : la mort, le deuil, la disparition, l’angoisse. Et le voyageur écoute, patiemment, comme s’il apprenait d’eux ce qu’il ne savait pas. Cléophas parle à Jésus de Jésus, sans se rendre compte de l’incongruité de son discours ; et le Ressuscité supporte le quiproquo avec une admirable bienveillance.
Et le voilà qui se met à parler, et qu’il explique. Il ignorait les événements, mais, pourtant, il semble maintenant les comprendre. Il commence par raconter le meurtre d’Abel par Caïn (Gn 4, 1-8) ; puis il parle du sacrifice d’Abraham (Gn 22), quand le patriarche a reçu son fils Isaac qu’il avait lié sur l’autel, vivant au-delà du sacrifice (cf. He 11, 19). Puis il évoque la figure de Moïse qui libère les Hébreux persécutés de la maison de servitude (Ex 12-15) ; il leur montre que le peuple, en traversant la Mer Rouge, est passé au-delà de la mort pour ressortir vers la vie, une vie nouvelle, une vie libre. Puis il relit ce que le prophète Isaïe avait annoncé d’un énigmatique « serviteur » du Seigneur qui devait souffrir et qui ferait de sa vie un sacrifice de paix (Is 52, 13 – 53 12). Enfin, il se souvient du prêtre Zacharie, le fils de Barachie (2Ch 24, 20-22), tué dans le sanctuaire et dont le propre sang fut présenté devant Dieu (cf. Mt 23, 35).
Les deux disciples se sont tus, maintenant. Ils écoutent cette longue histoire sainte, pleine de meurtres et de courage, pleine de violence et de patience, pleine de haine et de miséricorde. Ce voyageur inconnu, cet ignorant en sait plus qu’il n’y paraît. Il connaît toute la Bible et, mieux que cela, il la connaît de l’intérieur. Sa science n’est pas une vérité intellectuelle, un discours qu’il débite ; on dirait que tout ce qu’il raconte, il l’a vécu lui-même.
Et voilà qu’ils arrivent à Emmaüs, le terme de leur trajet ; le voyageur, lui, pense continuer. Non, ils étaient bien à l’écouter ; il faut qu’il reste, qu’il partage avec eux le repas. D’ailleurs la nuit est tombée, et il ne serait pas prudent qu’il continue à marcher seul dans l’obscurité. Il accepte de rester, de partager avec eux le repas. Ils entrent à l’auberge et là, il prend le pain, le bénit, le rompt, et le leur donne d’une telle manière que l’évidence indicible leur saute aux yeux : c’est le Seigneur ! Qui d’autre, en effet, pourrait refaire ce geste solennel et grave que lui, Jésus, avait posé devant ses disciples. Il y avait cinq mille hommes ; Jésus avait pris cinq pains et, les yeux levés au ciel, les avait rompus (Lc 9, 16) ; et tous avaient été rassasiés. Mais il y avait eu plus encore : à la veille de souffrir, il avait pris le pain, il l’avait consacré en disant : « ceci est mon corps » (Lc 22, 19), il l’avait partagé pour annoncer sa mort, et l’avait donné pour que ses disciples communient à la charité de son sacrifice. Et maintenant, là, devant eux, aucun autre homme que Jésus ne pourrait faire ce geste ; personne d’autre que lui ne serait capable de donner le pain comme il le leur donne.
Ils ne l’avaient pas reconnu, aveuglés de tristesse, lorsqu’ils marchaient sur le chemin. Ils ne l’avaient pas découvert quand il leur parlait et leur expliquait les prophètes – et pourtant alors, ils auraient bien dû discerner que leurs cœurs étaient brûlants et qu’il n’avait jamais entendu un homme parler comme cet homme. Mais maintenant, en le voyant donner le pain, il n’y a plus aucun doute : c’est Jésus, c’est vrai, il est là… et Jésus s’évanouit de leur regard, les renvoyant, par son absence subite, à une présence beaucoup plus certaine, intime, beaucoup plus profonde et spirituelle. Maintenant qu’ils ont vu, ils peuvent croire sans voir.
Alors il faut qu’ils repartent, tout de suite, et qu’ils fassent en sens inverse le chemin pour retourner à Jérusalem, pour dire, pour annoncer… et pour entendre eux-mêmes la joyeuse annonce : « Il est apparu à Pierre » (Lc 24, 34).
C’est sur la certitude de ces disciples que se fonde notre foi. En ayant parcouru avec eux ce chemin qui va d’Abel à Zacharie, ce chemin qui va de Jérusalem à Emmaüs, et d’Emmaüs à Jérusalem, nous avons entendu nous-mêmes la bonne nouvelle : le Seigneur est vraiment ressuscité. Il nous est impossible en conscience de ne pas être convaincus ; laissons-là tous les doutes, et entrons simplement dans la joie de croire.