vendredi 31 octobre 2014

Commémoraison des fidèles défunts

« Tout homme est mortel, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Ce syllogisme très simple, qui est souvent repris comme exemple parfait de bon raisonnement, se heurte pourtant à un problème infiniment douloureux : la mort de ce mortel qui s’appelait Socrate fut l’un des plus grands scandales de toute l’histoire antique. Si la possibilité que Socrate meure n’était qu’une conclusion logique, le fait que Socrate meure a bouleversé la pensée occidentale de fond en comble. Cette bien curieuse discordance tient au fait que nous avons deux regards sur le phénomène de la mort. Il y a le regard scientifique, médical, philosophique, qui sait définir la mort et qui sait l’envisager comme nécessaire pour tout homme ; à côté de ce regard technique et froid, une autre vision comprend que toute mort est un cataclysme qui conduit les proches de la victime à cette terrible épreuve qu’est le deuil – quant à savoir ce qu’est la mort pour le défunt lui-même, qui osera en parler ?



On peut alors proposer mille manières, angoissées ou consolantes, de parler de la mort et de l’au-delà. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, aujourd’hui. A ce sujet, l’antiquité avait déjà tout dit, et son contraire. Mais au-delà de toute la réflexion des premiers philosophes sur le sort des hommes après leur mort, le christianisme est fondé sur un événement, un fait advenu, solennellement proclamé depuis les origines : « Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures » (1Co 15, 3-4). Pour le croyant, ce kérygme s’enracine bel et bien dans un fait, et non dans une idée : Jésus « a véritablement souffert et est véritablement ressuscité, non pas comme disent certains incrédules qu’il n’ait souffert qu’en apparence »[1].
Les premiers chrétiens avaient compris que la résurrection de Jésus avait une conséquence qui les concernait, eux, chacun d’eux : si Jésus est ressuscité, tous ceux qui croient en lui sont également appelés à la résurrection. La résurrection d’un seul ne peut se comprendre que dans le contexte logique de la résurrection de tous. Nous ressusciterons, nous aussi. Et les arguments s’éclairent mutuellement : « Or, si l’on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment certains parmi vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité » (1Co 15, 12-13) ; « il est véritablement ressuscité d’entre les morts. C’est son Père qui l’a ressuscité, et c’est lui aussi, le Père, qui à sa ressemblance nous ressuscitera en Jésus Christ, nous qui croyons en lui, en dehors de qui nous n’avons pas la vie véritable »[2].



Le chrétien possède donc une conception originale de la mort, tout entière guidée par l’événement de Pâque. Cette conception n’est pas seulement une idée, mais elle se traduit avant tout dans des rites particuliers. D’une manière cohérente avec la mentalité antique, l’initiation chrétienne possède un lien mystique avec la mort et la résurrection du Sauveur : « Ou bien ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ?  Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm 6, 3-4). Telle est bien la conviction première qui introduit tout homme dans la foi chrétienne.
C’est pourquoi la liturgie chrétienne des funérailles reprend opportunément de nombreux éléments du rite du baptême. Le rite actuel exprime avec une grande sérénité cette espérance confiante que la Pâque du Christ soit aussi notre Pâque, que notre mort soit la sienne, que sa résurrection soit nôtre. Ce ne sont pas des détails de la liturgie : l’usage de l’eau bénite à l’absoute, la présence du cierge pascal sont autant de rappels du baptême, indiquant que le Chrétien, assumé par le Christ, entre avec lui dans la résurrection. La participation à une liturgie d’obsèques chrétiennes est donc un acte de foi concret en la doctrine de la résurrection. Dans le deuil, il ne s’agit pas de ne pas être triste ; Jésus lui-même a pleuré devant le tombeau de Lazare, qu’il allait ressusciter (Jn 11, 35). Mais il serait pourtant dommage que notre espérance ne soit pas plus forte que notre peine.




[1] Ignace d’Antioche, Lettre aux Smyrniotes, II. Ignace d’Antioche est un évêque, mort martyr à Rome vers l’an 110.
[2] Ignace d’Antioche, Lettre aux Tralliens, IX, 2. 

jeudi 30 octobre 2014

Toussaint




Le livre de l’Apocalypse n’est pas très facile à comprendre. Une clef de lecture parmi d’autres, consiste à essayer de répondre, avec ce texte (Ap 7, 2-4 ; 9-14), à la très délicate question : « qu’est-ce que l’Eglise ? ». Dans l’ancien Testament, on voit bien que le peuple de Dieu a conscience d’avoir été choisi pour lui-même, et estime que son élection particulière par Dieu implique le rejet par lui des autres peuples. Le monde se divise donc en deux : d’un côté Israël qui est béni de Dieu ; de l’autre les païens qui sont maudits. Avec le Christ, les choses changent. La vision du monde contient toujours une bipolarité, mais celle-ci n’est plus conçue de manière conflictuelle. Il y a bien d’un côté l’Eglise et de l’autre le monde, d’un côté les croyants et de l’autre les non-croyants, mais cela ne débouche pas sur une indifférence mutuelle ni sur une opposition. Car, tandis qu’Israël était tenté de recevoir la bénédiction afin de la garder pour soi, l’Eglise reçoit la bénédiction pour la transmettre au monde, l’Eglise reçoit la foi pour la faire partager aux non-croyants. On ne peut pas dire que les non-croyants sont pareils que les croyants, ni que l’Eglise est la même chose que l’humanité. Il faut reconnaître les différences, respecter le droit des non-croyants à ne pas croire (et ne pas le baptiser trop vite, ne pas les récupérer comme ‘‘chrétiens anonymes’’. Il ne faut pas tout confondre ; mais on ne doit pourtant pas opposer ce qui est seulement, et légitimement, distinct.
Dans le texte que nous avons entendu, nous pouvons retrouver cela à l’occasion de deux définitions de l’Eglise. Il y a d’abord les cent quarante-quatre mille (Ap 7, 4) authentifiés par le signe de Dieu. Il est assez difficile de savoir qui ils sont vraiment : Jean parle-t-il de Juifs convertis ? des justes de l’ancien Testament ? cela reste incertain. Ce qui importe c’est surtout qu’ils sont identifiés par une marque : ils sont l’Eglise du signe. Ils portent un sceau d’appartenance : cela implique qu’ils se distinguent de ceux qui ne portent pas le signe, mais cela ne veut pas dire qu’ils s’opposent à eux.



Et puis, il y a ensuite la « foule nombreuse » (Ap 7, 9) qui est issue de tous les pays, pour laquelle toute tentative de recensement serait mesquine. Ceux-là sont des hommes et des femmes de toutes conditions qui ont accueilli le message de l’évangile. Pourtant, ce n’est pas tellement leur origine sociale ou culturelle qui importe. A la question : « d’où viennent-ils ? » il est répondu qu’ils viennent « de la grande épreuve » (Ap 7, 13-14). Il y avait l’Eglise du signe, il y a aussi l’Eglise de l’épreuve. Cela encore souligne que l’Eglise n’est pas l’humanité : il y a ceux qui sont persécutés et ceux qui les persécutent. Il faut se souvenir que l’Eglise des premiers siècles se construit dans le monde au milieu des périls, des persécutions, des dangers. Pour autant, il n’y a pas, du côté de l’Eglise, de haine envers ceux qui la rejettent. Il n’est pas dit que cette Eglise-là aurait combattu avec violence ; au contraire, on nous dit qu’ils portent la palme, qu’ils portent des vêtements purifiés dans le sang de l’Agneau – voilà deux images pacifiques pour nous dire qu’ils ont reçu le martyre. Plutôt que de résister, ils ont opposé à la cruauté et à l’injustice des attaques leur seule douceur innocente.

Qu’est-ce donc que l’Eglise ? C’est donc d’abord la communauté du signe, ceux qui portent la marque de Dieu, qui se reconnaissent entre eux et qui sont visiblement croyants ; c’est ensuite la communauté de l’épreuve, ceux qui sont passés par la persécution et qui ont été confrontés au martyre. L’Eglise ne limite pas le signe à une élite, mais elle prévient : entrer dans la communauté du signe, cela veut dire prendre le risque de l’épreuve.
On peut rêver qu’un jour tous les hommes soient l’Eglise, que l’Eglise et l’humanité coïncident absolument. Depuis les origines et jusqu’aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Tant que l’incroyance, d’une part, et la persécution, d’autre part, dureront, ce ne sera pas le cas. Et l’Eglise aujourd’hui ne cherche pas à contraindre les hommes de se faire chrétiens ; elle préfère pardonner à ceux qui la persécutent. Elle cherche par des moyens de paix à adoucir les conflits, dans le dialogue, dans le respect des peuples, dans les ressources du droit. Et elle accueille tous ceux qui sont prêts à assumer le risque de croire dans un monde qui ne croit pas. Dans nos pays occidentaux de catholicisme ancien et d’indifférence plus ou moins tolérante (plutôt moins que plus, d’ailleurs), nous avons peu conscience de cela. Il n’y a pourtant qu’à regarder autour de nous pour voir combien la situation des Chrétiens est périlleuse dans le monde. Si nous l’avions oublié, que cette fête de la Toussaint soit pour nous l’occasion de nous rappeler que l’Eglise est le lieu d’un risque, et que croire c’est accepter d’être éprouvé.



jeudi 23 octobre 2014

30e dimanche - année A



Pour une fois, le texte de l’évangile que nous venons d’entendre (Mt 22, 34-40) est d’une simplicité que j’ose dire biblique. Il n’y a aucune dureté, aucune image difficile, aucune agressivité de la part des auditeurs. Jésus délivre le message le plus important du christianisme dans un contexte de relative sérénité. Que dit donc Jésus ? On lui pose une question sur la loi de Moïse, on lui demande quel est le commandement le plus important. Jésus cite tout d’abord le premier commandement du Décalogue : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Dt 6, 5) ; il cite ensuite un petit commandement tiré du Lévitique : « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur » (Lv 19, 18). En citant le Décalogue, Jésus indiquait une valeur sûre, connue et reconnue par tous ; en citant un petit commandement du Lévitique, il indiquait un texte plus marginal. Le Lévitique regorge de commandements un peu entassés dans un fourre-tout législatif ; ce sont des prescriptions juridiques, cultuelles, morales, et on a du mal à y voir clair lorsqu’on lit ces textes mal organisés. Mais Jésus, lui, y voit clair, et il sait mettre en lumière ce qui est vraiment important ; et il dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Cette enseignement de Jésus ne pose pas de problème particulier.
La chose la plus étonnante, que je voudrais évoquer plus longuement, c’est que Jésus dit que ces deux commandements sont « semblables » (Mt 22, 39). Il est donc semblable d’aimer Dieu et d’aimer son prochain comme soi-même. D’où vient cette similitude ? Pour découvrir cela, il faut toujours aller relire la première page de la Bible : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance » (Gn 1, 26). Ainsi, aimer Dieu et aimer l’homme qui est semblable à Dieu se trouvent situés dans une profonde cohérence. Saint Jean affirme, d’une manière tout à fait claire : « Si quelqu’un dit : J’aime Dieu et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1Jn 4, 20-21).
Le message du Christ indique donc les droits de Dieu, qui se fondent sur la bonté et la puissance de notre Créateur ; mais le message du Christ indique également les droits de l’homme qui se fondent sur sa dignité d’avoir été créé à la ressemblance de Dieu. Et il y a entre ces deux exigences une telle harmonie qu’on ne peut léser l’homme sans offenser Dieu, on ne peut renier Dieu sans blesser l’humanité. On voit bien que ceux qui méprisent la dignité humaine commettent un péché contre Dieu lui-même. C’est pourquoi l’Eglise a à cœur de proclamer la noblesse de l’homme et qu’elle dénonce tout ce qui peut obscurcir la conscience de cette dignité ; elle s’oppose à ce qui avilit la nature humaine. Parallèlement, on voit aussi qu’une société qui rejette Dieu se déshumanise ; nous en avons le désastreux spectacle dans notre monde moderne. Et c’est pourquoi l’Eglise proclame sans cesse que l’homme ne peut vivre sans Dieu et que Dieu doit être le premier servi, que lui seul doit être adoré.
Le malheur de l’homme vient de ce qu’il cherche à s’aimer lui-même en oubliant Dieu. L’homme pense que le confort et l’estime de soi lui procureront un vrai épanouissement. Jésus vient ici rappeler qu’il est bon de s’aimer soi-même ; les ravages de la ‘‘haine de soi’’ ne nous sont pas inconnus et il faut s’en préserver absolument. Mais on ne peut s’aimer soi-même que dans la mesure où on aime son prochain, et l’on n’aime son prochain que dans la mesure où on aime Dieu. L’égoïsme consiste à séparer ces commandements. Certains, des narcissiques, pensent à s’aimer eux-mêmes sans aimer personne d’autre. D’autres, des généreux activistes, s’épuisent à aimer les autres, sans prendre soin de leur vie spirituelle. D’autres enfin, des contemplatifs timides, veulent aimer Dieu exclusivement et vivent reclus dans leurs dévotions. Toutes ces attitudes sont désordonnées ; c’est à la mesure de l’équilibre où l’on aime Dieu, soi-même et le prochain qu’on peut trouver un vrai épanouissement moral et spirituel.
Jésus ajoute que la conjonction de ces deux commandements résume tout, « la Loi et les Prophètes », dit-il. C’est dire que celui qui a compris cette logique a tout compris. Il n’y a pas d’autre secret, il n’y a pas d’autre vérité dans la Bible. Mais il ne s’agit pas de comprendre avec sa seule intelligence ; il s’agit de le choisir, et d’en vivre. Demandons à Dieu d’illuminer le cœur des hommes d’aujourd’hui ; qu’il fasse comprendre le bonheur qu’il y a à aimer. Il est temps de bâtir une civilisation de l’amour.   



vendredi 17 octobre 2014

29e dimanche - année A

Vivant dans un système monétaire mondialisé et virtuel, nous ne savons plus très bien ce qu’est une pièce de monnaie. Dans des modèles antiques, fondés à la fois sur un pouvoir royal et sur le crédit des métaux précieux, une pièce de monnaie est un poids d’or ou d’argent marqué du sceau du souverain, son profil et sa devise. C’était une manière de dire que la pièce, et surtout l’or dont elle était faite, était garanti par le prince et, finalement, qu’elle appartenait au prince. Le souverain met son image sur ce qui est à lui, comme pour sceller son autorité, pour imprimer sa propriété sur le métal précieux.



Aussi, lorsqu’on demande à Jésus s’il est permis de payer l’impôt à César (Mt 22, 17), Jésus évite le piège d’une question politique et fiscale délicate ; il choisit de se situer sur un niveau très concret. Au lieu d’entrer dans une discussion périlleuse sur la légitimité ou non de l’occupation romaine et du tribut qu’il faut verser à une autorité païenne, il demande une description de la pièce qui sert à payer le tribut à l’empereur. Et il rappelle ce principe simple de doctrine économique : ce qui porte l’image du César appartient au César (Mt 22, 20-21). Lors donc qu’on paye avec de l’or qui appartient déjà à César, on ne fait donc que rendre ce bout de métal à son premier propriétaire. Les auditeurs sont médusés d’une telle remarque, mais ce n’est là, en fin de compte, qu’une réflexion de bon sens sur la nature de la monnaie métallique. Si on en reste là, Jésus est un bon économiste, rien de plus.
Mais il y a une vérité plus importante qui se cache derrière cette question fiscale. Car, Jésus ajoute qu’il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu (Mt 22, 21). Qu’est-ce à dire ? De même que la pièce porte l’effigie de César, il faut donc rechercher ce qui porte l’effigie de Dieu. Pour comprendre cela, on doit remonter jusqu’à la Genèse, et se souvenir que c’est l’homme qui a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 26). C’est l’homme qui porte l’effigie de son Créateur et qui doit revenir à son Créateur. La vocation de l’homme correspond à sa nature même : il est créé à l’image de Dieu et cela lui confère une dignité inestimable.
Reprenons la comparaison monétaire. Un bout d’or, sans aucune inscription, n’est qu’une matière première. Si ce bout d’or porte une effigie, cela devient une pièce de monnaie. Si l’effigie est celle d’un petit prince provincial, cette monnaie n’est peut-être pas très fiable ; mais si le profil est celui de l’empereur, alors ce bout d’or devient une monnaie forte, à laquelle tous font confiance sur tout le territoire de l’empire. Nous, ce n’est pas l’effigie d’un roitelet que nous portons ; mais c’est de Dieu, c’est du Roi de l’univers que nous portons l’image. Nous sommes une monnaie d’une noblesse telle qu’on n’en peut imaginer de plus haute. Notre dignité consiste ainsi à ressembler à Dieu. Et de même qu’une monnaie forte permet de faire du commerce jusqu’au bout du monde, de même notre ressemblance avec Dieu nous permet de rencontrer tout homme.
Ce que nous sommes capables de rendre à Dieu n’est pas un impôt matériel – nous ne devons rien à Dieu qui nous a tout donné gratuitement – mais parce que nous ressemblons à Dieu, nous pouvons aimer comme lui : nous pouvons l’aimer, lui, et, en lui, aimer tous les hommes. En faisant à Dieu l’offrande de notre foi et de notre amour, alors nous rendons, gratuitement, à Dieu ce qui vient de lui, et nous accomplissons ainsi ce qu’exige de nous l’image que nous portons.


vendredi 10 octobre 2014

28e dimanche - année A

Le contexte de l’évangile que nous venons d’entendre (Mt 22, 1-14) est assurément celui d’une violence généralisée. Les invités n’hésitent pas à maltraiter et à tuer les fonctionnaires royaux (Mt 22, 6) ; le roi n’a pas de scrupule à raser ses propres villes (Mt 22, 7). Cette situation de guerre civile, de féroce brutalité, n’est pas une pure fiction. Cela ressemble à l’état politique et militaire de la terre sainte à l’époque du Christ. Plus précisément, peut-être Matthieu se souvient-il que, en 37 av. J.C., Hérode le Grand, tandis qu’il était en train d’assiéger Jérusalem, abandonna le siège à ses généraux et s’est rendu à Samarie pour épouser Mariammè[1]. Dans de telles conditions, en pleine opération militaire, était-il prudent d’aller au festin des noces du roi ? Etait-il raisonnable de partir de chez soi pour aller à un rendez-vous plein de pièges ? Dans un banquet royal, si le vin coule à flot, il se peut aussi que le poison soit versé en abondance, et le risque est grand d’être assassiné par des révoltés d’un bord ou d’un autre (e.g. Dn 5, 30). Le risque, d’ailleurs, n’est pas que théorique : au festin des noces du Fils, lui, l’époux, a bien été mis à mort. Alors que faire ? Faut-il aller à ce banquet de mariage ?



Ceux qui ont refusé – et ils avaient, on le voit, de bonnes raisons pour cela – sont néanmoins dans l’erreur. Car seul celui qui n’est pas tranquille avec sa conscience peut craindre d’assumer un risque. Certes, il était périlleux d’aller au festin royal, mais, pour autant, refuser de prendre un risque est indigne d’un homme honnête et courageux. Celui qui est serein, qui n’est pas torturé par un reproche de conscience, dont l’esprit est fort, et qui méprise la peur, celui-là est un homme digne de ce nom ; et cet homme-là n’aurait pas renoncé à aller au repas des noces. Ceux qui n’y sont pas venus sont donc des bandits, des violents, ou des lâches – et leur attitude barbare en face des fonctionnaires royaux prouvera amplement qu’ils étaient des hommes mauvais. Et pourtant, ils avaient été invités, ils faisaient partie de l’élite du pays. On voit que l’élite politique était peut-être aussi l’élite mafieuse et que ces hommes étaient à la fois les notables et les caïds. Ils n’ont donc eu que ce qu’ils méritaient : en temps de guérilla, il n’y a pas de places pour les petits délinquants.



Enfin, il y a ceux qui sont venus, qui n’étaient pas prévus au début. Ce sont des sortes de figurants que le roi embauche à la dernière minute pour ne pas laisser désert le banquet qu’il avait préparé – il faut, en effet, échapper à une telle honte. Evidemment, ce n’est pas l’élite ; ce sont des gens modestes. Parmi eux, il y a d’honnêtes gens, et puis aussi des mal-élevés, « des mauvais et des bons » (Mt 22, 10) dit l’évangile, comme pour souligner qu’il y avait plus de mauvais. Et même parmi ceux-là, certains n’étaient pas dignes, qui sont encore cruellement jetés dehors (Mt 22, 13). Alors que penser ? Doit-on dire que la fête est gâchée ? Evidemment, dans tout ce texte, c’est la violence qui domine, et non la joie. Mais dans notre monde aussi, on parle plus de guerre que de paix ; on parle plus de crise que de bonheur. Et pourtant, dans cette société en guerre, malgré la violence des invités, qui sont des meurtriers, malgré les représailles du roi, qui est un guerrier et un tyran, quelques-uns sont parvenus à se réjouir à une improbable noce. Et le Royaume de Dieu, c’est peut-être cela : une fête hétéroclite, “décalée”, au milieu d’un monde à feu et à sang. Ce n’est pas très glorieux, ce n’est pas très serein. Mais c’est pourtant une vraie fête. Ce que Jésus veut dire, je crois, c’est que si, malgré les épreuves de la vie, malgré la violence du monde, nous sommes encore capable d’une joie, tellement inattendue, alors, c’est que, malgré tout, le Royaume de Dieu est encore possible.





[1] L’épisode terrifiant est raconté par l’historien Flavius Josèphe : « Le lendemain, [Hérode] lit couper la tête à Pappos, général d’Antigone, qui avait été tué dans le combat, et envoya cette tête à son frère Phéroras, comme prix du meurtre de leur frère : car c’était Pappos qui avait tué Joseph. Quand le mauvais temps fut passé, il se dirigea sur Jérusalem et conduisit son armée jusque sous les murs : il y avait alors trois ans qu’il avait été salué à Rome du nom de roi. Il posa son camp devant le Temple, seul côté par où la ville fut accessible ; c’est là que Pompée avait naguère dirigé son attaque quand il prit Jérusalem. Après avoir réparti son armée en trois corps et coupé tous les arbres des faubourgs : il ordonna d’élever trois terrasses et d’y dresser des tours ; il chargea ses lieutenants les plus actifs de diriger ces travaux, et lui-même s’en alla à Samarie, rejoindre la fille d’Alexandre, fils d’Aristobule, à qui, nous l’avons dit, il était fiancé. Il fit ainsi de son mariage un intermède du siège, tant il méprisait déjà ses adversaires » (Guerre des Juifs, I, 17, 8). Ce texte, dans son horreur, constitue un témoignage très pertinent pour comprendre le climat de la parabole. 

vendredi 3 octobre 2014

27e dimanche - Année A



« Ces misérables, il les fera périr misérablement » (Mt 21, 41). Cette réponse est très étonnante. Elle permet de définir exactement ce qu’on appelle le “sentiment tragique” : c’est une sorte de panique qui consiste à croire que, parce que je suis méchant, Dieu lui aussi est méchant. C’est un réflexe qui fait penser que, lorsqu’un homme est pécheur, Dieu se retourne contre lui pour lui faire du mal. Ce n’est même pas un Dieu qui fait justice ; c’est un Dieu qui crie vengeance. Ce n’est pas un Dieu sévère ; c’est un Dieu cruel. Cette conception de Dieu est beaucoup plus courante qu’on ne le croit. Certes, deux mille ans de christianisme nous ont un peu déshabitués de cette façon de penser. Mais elle resurgit toujours, çà et là, chez ceux qui ne croient pas en Dieu mais aussi chez des chrétiens qui sont parfois un peu submergés et qui perdent de vue que « Dieu est amour » (1Jn 4, 8 ; 16).
Il faut bien remarquer que ce n’est pas Jésus qui prononce cette sentence. Ce sont les hommes, des coupables, qui appellent sur eux la méchanceté du maître. En fait, la parabole de Jésus ne suggère pas une telle issue. L’image de la vigne est plutôt une image amoureuse (Is 5, 1-2) ; le soin dont on entoure une vigne est, dans la Bible, le symbole des attentions d’un jeune homme pour sa bien-aimée. Ainsi, lorsque le maître confie à ses ouvriers la charge de sa vigne, il leur témoigne déjà qu’il les aime, puisqu’il leur remet la vigne qu’il aime.
Dans la parabole, ces vignerons représentent sans doute les prêtres, à qui Jésus s’adresse ; et la vigne est le peuple. Le rôle des prêtres est de soigner la vigne, de lui faire porter de bons fruits. Mais Jésus annonce qu’à la fin, les prêtres vont tuer le fils. Pourtant, le maître aime le fils, il aime les vignerons, et il aime sa vigne. « Le Père aime le Fils » (Jn 3, 35 ; 5, 20), il aime les prêtres, et il aime son peuple. Et même après l’irréparable, il n’a sans doute pas l’intention de tuer les vignerons. Dieu ne répond pas à la mort par la mort ; ça, c’est le monde tragique où un meurtre doit être réparé par un autre meurtre, et ainsi de suite… Dieu ne répond pas non plus à la mort par une condamnation ; çà, c’est le monde des hommes où un meurtre doit être réparé par un châtiment décidé en justice. Dieu répond à une mort par une absolution : « Père pardonne-leur » (Lc 23, 34) ; il répond à une mort par une résurrection : « Dieu l’a ressuscité » (Ac 2, 24).
C’est pourquoi la réponse donnée par les prêtres est une mauvaise réponse. Elle se fonde sur l’image d’un dieu tragique et cruel, étranger à la révélation biblique. Il faut changer de référentiel ; il faut totalement changer de fondations. Les prêtres avaient écarté la révélation d’un Dieu miséricordieux, « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité » (Ex 34, 6). Certes, nous n’avons pas besoin d’un Dieu injuste ; Dieu est toute justice bien sûr. Mais ce n’est pas un Dieu méchant. Que Dieu soit juste ne l’empêche pas de nous sauver ; qu’il soit rigoureux ne l’empêche pas de nous pardonner ; qu’il soit exigeant ne l’empêche pas de nous aimer, bien au contraire.

Alors Jésus invite les prêtres qui viennent de donner une mauvaise réponse à changer de regard, et à reprendre comme « pierre angulaire » celle qui avait été « rejetée par les bâtisseurs ». Cette expression vient du Psaume 117 ; Jésus indique ainsi où nous pouvons chercher, dans l’Ecriture, de nouveaux principes pour construire. Relisons quelques lignes de ce Psaume :
« Alleluia ! Rendez grâce au Seigneur, car il est bon, car éternelle est sa miséricorde. Qu’elle le dise, la maison d’Israël : éternelle est sa miséricorde. Qu’elle le dise, la maison d’Aaron – ce sont les prêtres justement – éternelle est sa miséricorde » : est-il question de vengeance ? Et un peu plus loin : « il m’a châtié et châtié, le Seigneur, à la mort il ne m’a pas livré ». Voilà un Dieu exigeant qui ne laisse pas le pécheur dans son péché, qui lui apprend la justice. Mais ce Dieu juste ne conduit pas à la mort, il ne veut pas « la mort du pécheur » (Ez 33, 11) ; il préserve au contraire le fautif pour qu’il ait le temps de se reprendre et d’accueillir le pardon. « C’est là l’œuvre du Seigneur, ce fut merveille à nos yeux. Voici le jour que fit le Seigneur, pour nous allégresse et joie. C’est toi mon Dieu – et pas un dieu cruel ou vengeur je te rends grâce, mon Dieu, je t’exalte. Tu as été pour moi le salut ». Voilà quelle était la bonne réponse que Jésus attendait. Les prêtres n’ont pas su la donner ; la vigne du Seigneur a été confiée à un autre sacerdoce, non plus celui d’Aaron, mais celui du Christ. Le fondement est changé.
Le danger reste pourtant d’imaginer un dieu tragique, une sorte de Dionysos, dieu de la vigne, de l’enivrement, et du meurtre. Pour nous, le Christ est la vigne (Jn 15, 1), nous sommes les sarments (Jn 15, 5), le vin devient son sang versé « pour la multitude en rémission des péchés ». C’est tout autre chose.