jeudi 28 avril 2016

6e dimanche de Pâques - année C


Les mots de Jésus entendus dans l’évangile aujourd’hui proclamé (Jn 14, 23-29) sont la réponse à une question posée par l’apôtre saint Jude. Cette question n’a pas été retenue dans le fragment liturgique, mais elle me semble importante et je vous invite à la relire: Jude – non pas Judas l’Iscariote – lui demanda: ‘‘Seigneur, que se passe-t-il? Est-ce à nous que tu vas te manifester, et non pas au monde?’’ (Jn 14, 22). On pourrait imaginer, en effet, qu’il serait plus simple que Jésus se manifeste au monde, que par une théophanie puissante et universelle, il affirme à tous les hommes, dans une révélation fulgurante, qu’il est le Fils de Dieu. Ainsi, tous les hommes seraient égaux: ils recevraient la même information au même moment; et un discernement pourrait s’opérer entre ceux qui croient et ceux qui refusent de croire. Et le sort de chacun serait ainsi décidé une fois pour toute, sans équivoque. 

A cette question inquiète de l’apôtre, Jésus apporte donc en réponse les mots que nous avons entendus dans l’évangile. Et cette réponse paraît, comme souvent chez Jean, complexe et décalée. Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole (Jn 14, 23): quel rapport avec la demande? Jésus veut montrer sans doute que sa révélation ne passera pas par un acte de puissance d’ampleur universelle et instantanée; il ne veut pas se mettre en scène par un fait grandiose et terrifiant. Jésus ne renonce pas à diffuser son évangile jusqu’aux extrémités de la terre; il ne renonce pas à se faire connaître de tous les hommes, mais il veut se faire connaître par des témoins. Et c’est pourquoi Jésus fait le portrait de ces témoins par lesquels il va propager la révélation de l’Evangile. Relevons quelques aspects. 

Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole (Jn 14, 23). La première qualité du témoin, c’est qu’il aime Jésus. Il n’y a pas de témoignage sans amour, il n’y a pas d’évangélisation sans la ferveur d’une charité concrète par laquelle nous aimons le Christ, c’est-à-dire par laquelle nous aimons Dieu et tous les hommes. Aimer Jésus et garder sa parole, c’est la même chose. Mais garder la parole de Jésus, ce n’est pas seulement la connaître, pouvoir faire des beaux discours; garder la parole de Jésus, c’est d’abord la mettre en pratique. Aimer Jésus, garder sa parole, c’est réaliser en Eglise ce commandement nouveau qu’il a donné: Aimez-vous les uns les autres (Jn 13, 34). 

Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix (Jn 14, 27). La seconde qualité du témoin, c’est d’être pacifique. Ce ne sera sans doute pas simple, car le contexte de la persécution n’est pas favorable à la sérénité. C’est pourquoi cette paix de Jésus sera comme préservée, sinon garantie, par la présence d’un Défenseur, d’un Avocat (Jn 14, 26) qui sera aux côtés des témoins pour les assurer, pour les rassurer. Mais, quelles que soient les circonstances d’injustice ou de violence, le message de Jésus est clair: après sa mort, tandis que les disciples sont verrouillés dans la peur (et non sans raisons), lorsque le Ressuscité se manifeste, il ne dit pas autre chose que: La paix soit avec vous (Jn 20, 19 ; 21). Y avait-il de la paix dans les disciples, abattus par la mort de leur maître, déstabilisés par la disparition de son cadavre, craignant des représailles des Juifs? Non, il n’y avait pas de paix; et Jésus leur annonce la paix. Et Jésus souffle sur eux et les confie à leur Défenseur: Recevez l’Esprit Saint (Jn 20, 22). Voilà la logique du témoignage dans un temps de crise: une paix intérieure qui ne vient que de Jésus; l’assistance d’un Avocat qui est l’Esprit Saint lui-même. 

Je vous ai dit ces choses maintenant, avant qu’elles n’arrivent ; ainsi, lorsqu’elles arriveront, vous croirez (Jn 14, 29). La troisième qualité du témoin – la plus évidente, mais pas la plus facile – c’est qu’il croie. Jean dit bien que telle est la finalité de tout son évangile qui a été écrit: pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom (Jn 20, 31). Nous mesurons douloureusement aujourd’hui combien croire n’est pas évident. Après deux mille ans de christianisme, où en est notre foi? Elle n’est pas plus simple qu’aux premiers jours de l’Eglise. Si au soir de Pâques il n’était assurément pas anodin de croire que le cadavre de la veille était le Vivant d’aujourd’hui, il n’est pas plus aisé de croire aujourd’hui que toute l’histoire de l’Eglise, dans ses méandres et ses atermoiements, est l’histoire même du salut. Mais nous croyons pourtant, si difficile que cela paraisse – et nous ne voulons pas déserter la foi. C’est un fait. 

Jésus, donc, ne se manifestera pas au monde directement. Il se manifeste à des témoins pour que ces témoins le manifestent au monde. C'est cela le mécanisme de l'évangélisation. Hommes de l’amour, de la paix, de la foi, les témoins sont les arguments vivants, les indices existentiels que Dieu nous aime, que le Christ est ressuscité, que l’Eglise est son corps. Si ces vérités étaient proposées à croire sans la médiation de témoins humains, Dieu ne serait qu’un manipulateur de consciences. Mais Dieu respecte à ce point la liberté qu’il nous a donnée qu’il ne veut que nous le connaissions que par d’autres hommes qui témoignent, pour que nous puissions nous aussi devenir témoins à notre tour. Des apôtres d’autrefois aux fidèles d’aujourd’hui, c’est cette immense logique du témoignage qui constitue l’argument suprême, plus convaincant que n’importe quelle apparition glorieuse. 

Vous serez mes témoins (Ac 1, 8) dit Jésus en quittant le monde. Ayons à cœur de ne pas trahir cette mission. 

vendredi 22 avril 2016

5e dimanche de Pâques - année C


Avec la lecture d’un extrait de l’avant-dernier chapitre de l’Apocalypse, nous arrivons à la fin de la Bible, à la clôture de la révélation. Nous sommes au seuil de l’éternité et nous pouvons embrasser d’un seul coup d’œil la totalité de l’histoire du salut, avant de plonger dans cette béatitude définitive que Dieu a préparée pour nous. Je voudrais m’arrêter un instant sur ce que cette ultime situation nous donne de voir une dernière fois, avant que nous ne voyions le Seigneur lui-même dans toute sa bonté. 

Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle (Ap 21, 1). Qu’avons-nous donc fait à la terre et au ciel pour qu’il soit besoin d’en établir de nouveaux? Les préoccupations écologiques actuelles nous montrent combien nous avons ruiné la terre que le Créateur nous avait donnée pour que nous la conservions, pour que nous lui fassions porter du fruit. Avec une image éloquente, le Père Jean-Miguel Garrigues décrivait la situation de la création à la veille de la fin de l’histoire : «un peu comme à la fin du roman de Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingts jours, quand le bateau revient d’Amérique en Europe, on accélère tellement que la vitesse qu’on épuise le carburant; alors on brûle presque le bateau tout entier, pour qu’arrive à terme ce qui est fait pour arriver à terme, en l’occurrence le navigateur». Mais nous voyons bien aujourd’hui que cette manière de brûler le bateau, d’épuiser la terre, cause du malheur dans l’humanité. Notre égoïsme, notre envie de consommer toujours plus, notre soif de confort ont rendu la terre et le ciel inhabitables. Métaphoriquement, la terre c’est aussi notre chair (selon que c’est de la terre que nous avons été créés; Gn 2); et le ciel c’est aussi notre âme (qui nous a été donnée par Dieu pour qu’il puisse habiter en nous). Par nos désordres moraux et spirituels, nous avons également ruiné notre chair et notre âme et il faudra que Dieu, en recréant la terre et le ciel recrée aussi nos corps et nos âmes, qu’il ressuscite nos corps morts et qu’il régénère nos âmes corrompues. Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle… 

Je vis la cité sainte, la Jérusalem nouvelle descendre du ciel, d’auprès de Dieu (Ap 21, 2). La vision finale est celle d’une ville. L’histoire a commencé dans un jardin, et elle s’achève dans une ville. Le terme de l’histoire du salut, ce n’est pas un retour à la nature, ce n’est pas la fondation d’un parc national; c’est une urbanisation spirituelle (pour ainsi dire). Venant de ce ciel nouveau qui vient d’être recréé, descend une ville nouvelle (et il faut dépoussiérer cette expression de ce qu’elle a de vécu douloureux dans certaines de nos banlieues mal humanisées). La fin de l’histoire n’est donc pas un bonheur individuel, la reconquête d’un équilibre de la terre et des éléments; c’est la construction d’une communauté organisée. Quel sera le principe de cette ville nouvelle? On peut gager que ce soit la charité (et non le profit), que ce soit la louange (et non la revendication), que ce soit la gratitude (et non la concurrence). Et si le ciel nouveau est une âme régénérée, et si cette ville nouvelle descend du ciel nouveau, elle est donc inscrite, portée à l’intime de chacun: chaque homme possède en lui ce principe de charité, de louange, de gratitude qui élargit son âme aux dimensions de l’Eglise, aux dimensions de toute l’humanité sauvée par le Christ. 

Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux (Ap 21, 4). Pour voir cette terre nouvelle, ce ciel nouveau et cette Jérusalem nouvelle, il convient d’avoir les yeux ouverts et lucides. Au début de l’Apocalypse, le témoin fidèle (Ap 3, 14), le Christ conseillait à l’Eglise de Laodicée de s’acheter un collyre et de s’en oindre les yeux pour recouvrer la vue (3, 18). Cette étrange remarque d’ophtalmologie biblique trouve ici un écho. Pour voir la nouveauté, il ne faut pas que les yeux soient encombrés de vieilles tristesses. C’est dire que le dernier regard que nous porterons sur l’histoire du monde sera peut-être plein de regrets: nous verrons le mal que nous avons fait, et cela nous incitera à pleurer amèrement et sincèrement. Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie (Jn 16, 20) dit Jésus dans l’évangile de Jean. Mais pour que ce changement s’accomplisse, pour passer des pleurs à la joie, ce n’est pas nous-mêmes qui serons capables de nous pardonner; ce n’est pas par une décision des hommes que toutes les souffrances, toutes les violences, toutes les injustices de l’histoire humaine pourraient devenir finalement joie. Une telle issue serait cynique jusqu’à l’intolérable. Mais ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu, et c’est donc Dieu qui essuiera toute larme. 

Enfin vient l’éternité. Dieu décrète l’entrée de toute la création, sauvée en l’homme réconcilié, dans ce bonheur universel et intime à la fois, dans cette joie définitive: Voici que je fais toutes choses nouvelles (Ap 21, 5). La terre nouvelle, le ciel nouveau, la ville nouvelle : toutes choses nouvelles. A ceux qui penseraient que l’éternité pourrait être ennuyeuse (selon ce que dit cette plaisanterie naïve: que l’éternité, c’est long, surtout vers la fin…), l’auteur de l’Apocalypse nous montre que l’éternité est un présent toujours nouveau, toujours renouvelé, toujours marqué de cette jeunesse de Dieu à laquelle nous ne nous habituerons jamais, qui nous émerveillera sans lassitude. Voir la bonté de Dieu, après tant de larmes, tant de douleurs, tant de souffrance, ne sera pas l’occasion d’un reproche ou d’un remord; ce sera l’éblouissement béatifique d’une reconnaissance sans cesse innovée. 
Avec grand désir, nous pouvons nous souvenir de cela à chaque fois que nous demandons à Dieu que son règne vienne. 


J.M GARRIGUES, Dieu sans idée du mal, Critérion, Limoges, 1982 ; p. 28. 

vendredi 15 avril 2016

4e dimanche de Pâques - du Bon Pasteur - année C


Lorsque chacun regarde sa vie spirituelle et fait un bilan – nous l’avons fait sans doute pour notre confession de Pâques – lorsque nous voyons comment elle se compose d’une succession d’enthousiasmes et de déceptions, de générosités et d’égoïsmes, de ferveurs et de découragements, nous pouvons être inquiets. En effet, l’instabilité de notre engagement chrétien a de quoi nous troubler. Nous aimerions bien être de vrais croyants chaque jour, parce que nous savons que c’est cela qui est bien ; mais nous voyons immédiatement que nous n’en avons pas la force, que nous sommes persécutés par nos désirs, nos tentations, nos faiblesses, nos rancunes ; nous voyons bien que nous commettons chaque jour des fautes, que nous posons des choix dont nous ne sommes pas fiers, que nous faisons des choses que nous regrettons. 
S’il n’est pas inutile de se regarder ainsi, de s’examiner dans tous les méandres de nos fidélités instables (car il faut bien avoir un peu de lucidité), un tel point de vue n’est peut-être pas le plus réaliste. Ou, du moins, il n’est peut-être pas le point de vue de Dieu. Dans le passage d’évangile entendu (Jn 10, 27-30), nous découvrons une autre vérité, plus réelle que l’inconstance de nos actes sans ordre. Cette vérité, c’est que nous avons été donnés par le Père à Jésus (Jn 10, 29) et que, dès lors, pour ne pas ruiner ce don du Père, Jésus s’engage à ce que nous ne périssions pas, à ce que personne ne nous arrache de sa main (Jn 10, 28). Une telle considération change notre regard et lui confère une plus grande sérénité. 

Si, à notre niveau, nous ne voyons dans notre vie spirituelle que des incertitudes, que des demi-succès qui sont autant de périls, au niveau du Christ (qui est tout-puissant), nous découvrons une autre force, un engagement autrement fiable, une bienveillance qui ne saurait se démentir. Quand bien même nous nous mettrions en danger par des fautes graves, le Christ, lui, ne nous laissera pas nous perdre – parce que nous sommes pour lui un don que le Père lui a fait. 
Evidemment, on abuserait d’un tel raisonnement si on le prenait comme prétexte pour vivre n’importe comment. Ce n’est pas ce que conseille Jésus : il n’invite pas à la débauche ni à la violence. Ce n’est pas pour que nous fassions le mal impunément que Dieu nous a donnés au Christ. Aussi, de notre côté, nous avons une responsabilité très sérieuse : que faisons-nous de notre appartenance au Christ ? Comment nous reprenons-nous lorsque nous voyons que nous avons été infidèles ? 
Un tel raisonnement vise plutôt à nous aider à déployer sereinement une créativité spirituelle, à épanouir toutes nos capacités de faire le bien, sans nous laisser décourager par les inévitables imperfections que nous voyons en nous-mêmes. Si je veux faire le bien, réellement, courageusement, et si je vois que beaucoup d’obstacles, en moi-même et dans le monde, contredisent mon propos de générosité, puis-je me décourager, alors que je sais que j’ai été donné par Dieu au Christ, alors que j’entends le Christ attester de lui-même qu’il ne me laissera pas périr ? Avec une telle assurance, avec la certitude de ce lien indéfectible au Christ à qui j’ai été donné, je ne peux considérer mes péchés comme des échecs absolus ; ce ne sont que les péripéties d’une histoire d’amour entre le Christ et son Eglise, d’une histoire qui nous dépasse et dont nous connaissons déjà la fin : le monde est sauvé ! 

Laissons résonner à nouveau ces paroles pleines d’un beau réconfort : 

Je leur donne la vie éternelle : jamais elles ne périront, et personne ne les arrachera de ma main. Mon Père qui me les a données est plus grand que tout et personne ne peut les arracher de la main du Père (Jn 10, 28-29)

Voilà ce qui est vrai, plus vrai que nos défauts, plus vrai que nos lâchetés, plus vrai que nos égoïsmes. Voilà ce qui est vrai aux yeux de Dieu. Sachant cela, nous avons mille fois raison de ne pas nous décourager, mais, au contraire, de renouveler chaque jour nos efforts, de consacrer toutes nos énergies afin de mieux correspondre à la volonté de celui qui s’est engagé envers nous d’une manière aussi irréversible. 

vendredi 8 avril 2016

3e dimanche de Pâques - année C

Vous admettrez qu’il n’est jamais simple à quelqu’un qui est mort de se présenter devant ses anciennes connaissances. La littérature raconte quelques-unes de ces histoires savoureuses de disparition et de retour. Parmi tant d’autres, évoquons le délicieux roman de Luigi Pirandello, Feu Mathias Pascal (1904): cru mort, ses obsèques ayant été célébrées avec quelques larmes, alors qu’il y a une tombe à son nom et qu’il y a un corps dans cette tombe, Mathias Pascal, qui avait cru vivre plus libre hors de toute identité, découvre qu’une telle existence est un enfer. Il décide de retourner dans sa famille, de retrouver sa veuve (qui s’est remariée!); comment se fera-t-il reconnaître? Vous admettrez que la question n’est pas simple. 

A la fin de l’évangile (mais l’évangile n’est pas de la littérature), nous sommes à peu près devant la même question. Jésus est mort; mais au-delà de sa mort, il se présente à ses disciples et doit se faire reconnaître d’eux. Et ceci est à chaque fois une difficulté nouvelle. Cet ultime chapitre de saint Jean raconte la troisième fois que Jésus se manifeste à ses disciples (Jn 21, 14) et les disciples (qui l’ont donc déjà vu vivant deux fois) ont toujours de la réticence à le retrouver. 

Un procédé, attesté par saint Luc (24, 13-35) et par saint Jean (21), consiste en ceci: afin que les disciples puissent l’identifier comme celui qui a sillonné avec eux les routes de Palestine, afin qu’ils voient en lui le maître qui a fait des miracles et prêché un message d’amour, afin qu’ils découvrent en lui celui qui, à la veille de mourir, a consacré son corps et son sang pour le salut du monde, Jésus refait un geste qu’il est le seul à pouvoir poser. 
Chez saint Luc, Jésus accomplit à Emmaüs, devant les deux disciples, cette ‘‘fraction du pain’’ (Lc 24, 35) caractéristique par laquelle il est entré dans son sacrifice. Qui peut ainsi prendre le pain et le donner, sinon celui qui a dit, à la veille de mourir: Ceci est mon corps livré pour vous (Lc 22, 19)? Dès lors, les deux pèlerins qui quittaient Jérusalem dans la tristesse du deuil et dans la stupeur du tombeau vide n’ont plus aucune hésitation: c’est bien Jésus qu’ils ont rencontré! 

Quoique Jean ne rapporte pas d’épisode de pêche miraculeuse dans son évangile, c’est probablement la même logique qu’il met ici en œuvre. Jean lui-même avoue qu’il ne raconte pas tout (Jn 21, 30), et il connaissait sans doute les traditions sur les miracles de pêches qui étaient racontés par ailleurs, par exemple, chez Luc (Lc 5, 1-11). Après une nuit de pêche infructueuse et au matin du découragement, les disciples, dont Pierre, reçoivent l’ordre de pêcher et sont stupéfait – jusqu’à la frayeur – de la quantité rapportée. Et Pierre, paniqué devant une telle manifestation de puissance, reçoit alors sa première vocation: ce sont des hommes qu’il prendra. Nous retrouvons ici suffisamment d’éléments qui permettent de voir entre la pêche de Luc et celle qui vient conclure le quatrième évangile des convergences: le premier récit (situé avant la mort de Jésus) est parfaitement cohérent avec le second (situé après la mort de Jésus). Qui peut transformer une nuit d’échec en une réussite tellement abondante? Qui possède l’autorité pour confier à Pierre, dans ce contexte qui l’effraye, une mission ecclésiale? La seule réponse plausible est que celui qui le fait aujourd’hui sur les bords du lac de Tibériade est le même qui se trouvait au bord du lac de Génésareth au début de la prédication évangélique: avec la même puissance, il réalise le miracle; avec la même autorité, il donne à Pierre une vocation. De qui d’autre pourrait-il s’agir? L’évidence est lumineuse pour les disciples: C’est le Seigneur! (Jn 21, 7). 

Notre foi en la Résurrection de Jésus repose sur la confiance que nous plaçons dans le témoignage des Apôtres: nous pensons qu’ils étaient assez lucides pour ne pas se tromper, pour ne pas être trompés lorsqu’ils ont reçu au fond d’eux-mêmes la certitude morale que Jésus se tenait devant eux vivant. La science historique n’atteste pas la Résurrection elle-même – cela n’est pas son rôle – mais, avec le témoignage cohérent des évangiles, l’histoire profane reconnaît que les Apôtres ont eu réellement cette conviction intime: C’est le Seigneur! Si l’instant de la Résurrection échappe à l’histoire, la conviction des disciples est, dès les origines, une réalité historique. Et sur quoi peut-on fonder cette foi: sur une erreur? une supercherie? une hallucination? ou bien sur une reconnaissance authentique et fiable? Evidemment, c’est avec la foi qu’on peut répondre que la foi des disciples vient d’une vraie reconnaissance. Mais si l’on voulait douter, il faudrait expliquer pourquoi, en quoi, les disciples auraient dit faussement: C’est le Seigneur, lorsqu’il ont vu cet homme sur la rive du lac de Tibériade. Et si l’on veut croire, on voit bien alors qu’on ne croit pas sans raison, mais qu’une parole fiable fonde notre certitude que Jésus est ressuscité: C’est le Seigneur! 


samedi 2 avril 2016

2e dimanche de Pâques, de la Miséricorde

Qu’est-ce qu’on voit quand on voit LE SEIGNEUR ? Dans le passage d’évangile que nous venons d’entendre, les disciples disent à Thomas: Nous avons vu le SEIGNEUR (Jn 20, 25). Pour bien cerner le sens de cette affirmation, et pour mesurer son importance décisive dans le contexte biblique, il n’est pas inutile d’aller rencontrer tout d’abord deux autres grands témoins de la Bible qui, eux aussi, quoique dans des contextes très différents, ont vu le SEIGNEUR, Moïse et Isaïe. 

Moïse avait demandé au Seigneur: Fais-moi voir ta gloire (Ex 33, 18). La requête est audacieuse ; qui peut, en effet, solliciter de voir Dieu ? Moïse n’est sans doute pas prétentieux, lui dont on dit par ailleurs qu’il était l’homme le plus humble de la terre (Nb 12, 3). Mais il veut voir le Seigneur dans toute sa gloire. La réponse du Seigneur est étrange, pourvu qu’on ne la lise pas par routine, comme on la connaît depuis toujours ; le Seigneur consent au désir de Moïse mais ajoute une condition: il précise que Moïse ne le verra que de dos (Ex 33, 23), la face de Dieu restant inaccessible à la vision de l’homme. S’agit-il ici d’un anthropomorphisme très naïf ? Le rédacteur du livre de l’Exode pense-t-il vraiment que Dieu (qui est un pur esprit) ait un dos (comme un homme) ? Le plus souvent, lorsque nous pensons qu’un auteur biblique est naïf, c’est nous qui le sommes parce que nous ne savons pas interpréter ce qui est dit dans un langage symbolique. 
Cet exemple est particulièrement difficile et je renonce à déchiffrer ce que signifie, pour le rédacteur du texte, ce dos de Dieu. En revanche, je peux risquer une hypothèse sur la manière dont saint Jean pouvait comprendre ce texte. Dans le quatrième évangile, on sait que la gloire de Jésus ne désigne pas tant son triomphe que son Heure, sa Passion, sa mort: Père, l’Heure est venue. Glorifie ton Fils (Jn 17, 1) s’écrie Jésus après le dernier repas, pour faire comprendre à ses disciples cette vérité contraire à toutes les conventions humaines: sa gloire sera de souffrir pour les hommes. Aussi, lorsque Moïse a demandé de voir la gloire du Seigneur, saint Jean a pu comprendre que le Seigneur lui a montré par avance cette souffrance qu’il allait endurer, et il la lui a montrée sous une forme humaine, pour décrire prophétiquement son incarnation. Et que signifie alors que, pour voir la gloire du Seigneur, c’est-à-dire la promesse de sa Passion salvatrice, Moïse l’ait vu de dos ? Cela peut être compris par un oracle douloureux contenu dans les Psaumes, annonçant la flagellation de Jésus: Sur mon dos des laboureurs ont labouré (Ps 129, 3). Que le Seigneur souffrant se présente de dos, cela montre ses plaies reçues de la cruauté des gardes (Jn 19, 1-3). Voilà comment Moïse, dans une fulgurance de vision prophétique, a eu l’intuition de la gloire du Seigneur qui s’accomplirait dans la Passion du Christ. Et c’est donc, au dire de saint Jean, de Jésus que Moïse a écrit dans la loi (Jn 1, 45), annonçant cette gloire d’un genre nouveau et dérangeant. 

Isaïe également a vu le Seigneur ; il s’en effraye d’ailleurs (Is 6, 5) en constatant que ses yeux impurs ont vu celui dont la sainteté est incommensurable. Et qu’a vu Isaïe lorsqu’il a vu le Seigneur ? Il dit lui-même qu’il a vu les pans de son manteau qui remplissaient le sanctuaire (Is 6, 1). Le terme utilisé par le prophète pour désigner ces pans du manteau de Dieu est celui qui était utilisé pour parler de l’ourlet du vêtement du grand prêtre (Ex 28, 33-34 ; 39, 24-26). Isaïe n’a donc pas vu le Seigneur lui-même, face à face (cela, il le tiendrait sans doute pour impossible) ; il n’a vu que les tissus précieux qui forment la bordure de son habit sacerdotal et cela est déjà très impressionnant. 
Là encore, sans pouvoir reconstituer exactement ce que le prophète veut décrire en racontant cette vision, j’ose risquer une hypothèse sur la manière dont saint Jean pouvait comprendre ce texte. Au tombeau vide, les disciples, Simon-Pierre et l’autre disciple, ont vu, restés sur place, les linges précieux dans lesquels le corps de Jésus avait été lié et embaumé. Mais le corps de Jésus n’était plus là (Jn 20, 5-7). Ils ont donc fait cette même expérience qu’Isaïe, voyant des tissus et comprenant qu’une puissance du Seigneur était à l’œuvre. Qu’a donc vu Isaïe ? A cette question, saint Jean pourrait répondre que dans cette théophanie, il a eu l’intuition du tombeau vide. Le sanctuaire dans lequel il se tenait et dans lequel il voyait ces linges qui étaient le manteau de Dieu, Isaïe l’a vu comme s’il voyait ce tombeau sans cadavre où les bandelettes, le linceul et le suaire attestent seuls qu’un mort y a reposé. Saint Jean exprime d’ailleurs une opinion sur la vision d’Isaïe, expliquant qu’il avait vu la gloire de Jésus et que c’est de lui qu’il a parlé (Jn 12, 41). S’il convient, une fois encore de rattacher cette gloire aux mystères de la Passion de Jésus, c’est donc probablement à une prophétie du tombeau vide qu’on peut ici penser. 

Revenons maintenant, après ces deux digressions, au texte du passage entendu aujourd’hui. Jésus se trouve au milieu des disciples, entré à l’improviste, on ne sait comment. Il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur (Jn 20, 20). Que veut dire ici : voir le Seigneur ? Vous comprenez qu’il ne s’agit pas seulement de voir Jésus et d’appeler Jésus avec ce titre de respect de Seigneur (car ce titre ne serait alors qu’une politesse, une déférence dont l’évangile de Jean montre d’ailleurs qu’elle n’est pas réservée à Jésus seul ; Jn 12, 21). Saint Jean veut rattacher cette rencontre avec Jésus au-delà de sa mort à ces glorieuses théophanies prophétiques, à cette vision de Moïse, à cette vision d’Isaïe. Que voient donc les disciples réunis dans leur maison barricadée lorsqu’ils voient le Seigneur ? Ils voient deux mains percées de clous et un côté ouvert. Ils ne voient pas le Seigneur de dos, comme Moïse ; ils ne voient pas les linges du tombeau, comme Pierre et l’autre disciple ; ils voient ces deux mains qui ont été attachées à la croix et ce côté percé par la lance d’où ont jailli le sang et l’eau. Cela vaut la peine de s’arrêter un instant et de contempler (par notre imagination, avec recueillement) cette extraordinaire théophanie. Un passage bouleversant d’Isaïe présente le Seigneur disant au peuple: Je t’ai gravé sur les paumes de mes mains (Is 49, 16). Peut-il y avoir annonce plus explicite de la Passion ? Peut-il y avoir témoignage de douceur plus éloquent ? Le Seigneur présente aux disciples ces mains de Dieu sur lesquelles la folie de l’amour miséricordieux a imprimé ces marques de douleur et de bonté. Les disciples voient sur le corps du Ressuscité la preuve de cette immense charité : voir le Seigneur, c’est cela. 

Ce que Moïse a entrevu d’une Passion glorieuse, ce qu’Isaïe a pressenti comme tombeau vide, les disciples l’ont vu dans ces mains et ce côté, signes définitifs de l’amour de Dieu pour les hommes. Il serait dommage que ces visions du Seigneur nous laissent endurcis, qu’elles restent sans effet sur nos cœurs étroits et mesquins. Voilà la bonté de Dieu en notre faveur. Allons-nous rester les otages de nos conforts et de nos égoïsmes? N’allons-nous pas plutôt consentir à cet appel à la conversion que nous adresse un tel témoignage de pardon? En ce dimanche de la miséricorde, chacun peut répondre en conscience.