vendredi 31 janvier 2014

La Présentation du Seigneur

La question du Temple, pour les hommes de la Bible, est aussi, d’une manière indissociable, une question de sacerdoce : le Temple est le lieu des sacrifices, et les sacrifices sont l’affaire des prêtres (He 5, 1). C’est pourquoi la liturgie de la Présentation de Jésus au Temple nous donne d’entendre, en deuxième lecture, ce texte tiré de la Lettre aux Hébreux (2, 14-18) qui a précisément pour objet le mystère théologique et spirituel du sacerdoce du Christ. Dès son premier contact avec le Temple, se pose pour Jésus la question du sacrifice. Qu’est-ce que cela veut dire que Jésus soit prêtre ?

Cela signifie tout d’abord qu’il est vraiment un homme. Le sacerdoce est une institution humaine, et un prêtre doit partager avec tous les hommes une communauté de nature : « chair et sang » (He 2, 14) dit l’épître. Cette désignation de la condition humaine est pourtant plus subtile qu’il n’y paraît. « Chair et sang », cela peut indiquer simplement la fragilité, la vulnérabilité ; l’homme est fort, il domine la création par son intelligence, mais il est faible en tant que cette intelligence est soumises aux contingences de la condition corporelle. La chair et le sang, c’est le lieu où je fais l’expérience de mes propres limites, où je prends conscience que je suis « le plus faible de la nature »[1]. Et le Christ a fait cette expérience. Il n’a pas fait semblant d’être un homme : il a eu faim et soif, il a ressenti la fatigue, il a connu la tristesse et il a pleuré, il a eu peur. Il a « souffert jusqu’au bout » (He 2, 18) et connaît donc, au plus intime de lui-même, toutes nos détresses. Mais cette communauté de chair et de sang, cette union de l’humanité dans la vulnérabilité prend aussi un autre sens lorsqu’il s’agit de Jésus et des chrétiens. En instituant le rite de son sacrifice, c’est précisément à une communion à sa chair, à son corps livré, et à son sang, au calice de la nouvelle alliance, qu’il a invité ses disciples ; et c’est précisément le geste dont l’Eglise vit à chaque messe. Ainsi, le lieu de la faiblesse humaine, devient, en Jésus, le lieu de la communion spirituelle. Jésus a transfiguré nos détresses en son sacrifice – et son sacrifice, nous y communions.
Être prêtre, pour Jésus, cela signifie aussi inaugurer un nouveau rapport à la mort. Depuis qu’Adam a placé l’humanité dans la perspective de la mort, tous les hommes ensemble et chaque homme en particulier est comme paniqué à l’idée de devoir mourir un jour. Ce délire collectif que l’épître nomme « la crainte de la mort » (He 2, 15) est une sorte de frénésie qui est l’aiguillon du péché. Le raisonnement – qui est bien plus une folie qu’une argumentation – est à peu près celui-ci : « comme je dois mourir un jour, autant profiter de la vie avant » ; l’homme qui se dit cela fait passer le plaisir avant toutes les exigences – ou plutôt la seule exigence devient de prendre, coûte que coûte, un peu de plaisir. Mais avec un tel principe moral, on va de faux plaisirs en vraies déceptions et on ne construit aucun bonheur fiable. L’auteur de l’épître a bien raison de faire remarquer que cela est une soumission au diable (He 2, 14), le diable étant précisément celui qui nous disperse, qui éparpille l’humanité dans cette incohérence désespérée. C’est le contraire de la communion. C’est pour cela que l’attitude de Jésus devant la mort vient nous libérer de cette phobie. Tous les hommes passent pas la mort et tous, ils ont alors un choix à faire : soit ils décident de passer leur vie dans la hantise de mourir et ils s’abrutissent de mauvaises consolations ; soit ils sont capables d’offrir leur vie, comme Jésus a offert la sienne, et alors la mort n’a plus de prise sur eux. Mais pour offrir sa vie, il faut être prêtre – et, par notre baptême, nous sommes unis au sacerdoce de Jésus.
Enfin, il faut relever une différence radicale qui établit le sacerdoce de Jésus dans une vérité qui était humainement inaccessible. Vous le savez, dans l’Antiquité, il y avait des prêtres chez toutes les nations ; le sacerdoce est l’institution religieuse la plus répandue au monde, jusque dans les paganismes les plus monstrueux et les plus sanglants. Que veut dire que Jésus est prêtre si l’on considère tous les sacrifices cruels ou stupides qui se célébraient alors ? Jésus est-il un prêtre comme tous les autres ? Non, évidemment ! Mais en quoi est-il différent ? L’épître dit ceci : Jésus est « un grand prêtre miséricordieux et digne de confiance » (He 2, 17). Voilà qui distingue Jésus prêtre de tous les prêtres du paganisme et de l’ancien Testament. Un prêtre, dans toutes les religions, célèbre des sacrifices, et l’on pense souvent que le sacrifice a une vertu expiatoire, qu’il pardonne les péchés. Mais nulle part on n’avait dit du prêtre qu’il est miséricordieux ; cela n’avait aucune importance. Un romain qui craint d’avoir offensé Jupiter va trouver un prêtre de Jupiter et lui demande un sacrifice ; une fois l’animal immolé, il pense être pardonné par Jupiter, mais il ne pense pas être pardonné par le prêtre. Le prêtre est un technicien de l’immolation, un sacrificateur, mais pas un homme de miséricorde. Avec Jésus, il en va autrement. Dans son sacrifice, Jésus est le prêtre qui a dit : « Père, pardonne-leur » (Lc 23, 34) ; il est le prêtre qui a répandu son sang « pour la multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 28). En un mot, il est le prêtre « miséricordieux ». Et c’est ce qui change tout.

Voilà pourquoi nous pouvons faire confiance au sacerdoce de Jésus et, en lui, faire confiance au sacerdoce des prêtres de l’Eglise. Voilà pourquoi chacun de nous, associés au sacerdoce de Jésus par notre baptême, pouvons croire au salut qui nous est donné.




[1] Blaise Pascal, Pensées, 186 ; in Pascal, Œuvres complètes, II, La Pléiade n° 462, NRF – Gallimard, Paris, 2006 ; p. 614. 

vendredi 24 janvier 2014

3ème dimanche du temps ordinaire - année A

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière » (Is 9, 1 ; cf. Mt 4, 16). Quelles sont ces ténèbres qui couvrent le peuple en marche ? Il faut remarquer que ce n’est pas un homme qui marche dans la nuit ; c’est un peuple. Un homme qui marche seul dans le noir hésite, tombe, perd son chemin, tâtonne. Mais un peuple qui marche dans les ténèbres est comme une procession où chacun se guide à ce qu’il croit qu’on fait autour de lui. Si son voisin prend à droite, il suit ; et si ce voisin se trompe, il préfère se tromper avec lui pour ne pas rester seul. Et si tout le peuple se trompe, alors tous sont perdus. Jésus aura une phrase assez dure pour décrire cela : « ce sont des aveugles qui guident des aveugles ! Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou » (Mt 15, 14). Je crois donc que ces ténèbres dans lesquelles marche le peuple ne sont pas seulement une nuit extérieure ; car ainsi, il suffirait d’arrêter de marcher, d’attendre le lever du jour pour se diriger en pleine lumière. Non ; si le peuple marche, c’est que ces ténèbres ne passent pas. Ce sont des ténèbres intérieures, une cécité intime, un aveuglement spirituel. Et voilà bien ce qui est tragique : un aveugle qui se guide sur les pas d’un autre aveugle ne voit pas que l’autre est aveugle ; il ne peut que deviner, ressentir son mouvement et s’y conformer. Mais il ne sait pas qu’il se fie à quelqu’un qui n’est pas fiable, il ne comprend pas qu’il va à sa perte – et pourtant il y va très certainement.
Imaginez bien cette scène terrifiante : un peuple d’aveugles en marche, et chacun, étant aveugle et se sachant aveugle, ignorant que son voisin – sur lequel il se guide – est aussi aveugle, lui faisant confiance uniquement parce qu’il le pense clairvoyant. Regardez cette foule à la démarche erratique, inconsciemment désespérée ; voyez ces déplacements aléatoires et périlleux, cette horrible confiance grégaire et illusoire, ce désarroi inconnu et pitoyable.

Quelle est maintenant cette lumière qui se lève sur le peuple ? Si les ténèbres étaient un aveuglement, la lumière est également une lumière intérieure, disons une guérison de la lucidité. Il ne s’agit pas d’un soleil qui se lève régulièrement après la nuit ; il s’agit de gens aveugles qui se mettent à voir (l’évangile est rempli de cela ; Mt 9, 27-31 ; 11, 5 ; 12, 22, etc.). Et quelle est cette guérison, sinon la prédication du Christ : « Convertissez-vous, car le Royaume des cieux est tout proche » ? (Mt 4, 17) Voilà quelle est cette lumière nouvelle qui brille dans les yeux de ceux qui étaient aveuglés. Par quoi étaient-ils aveuglés ? Par leurs erreurs, par leurs injustices, par leurs idolâtries, par leurs étroitesses d’esprits, par leurs scrupules légalistes… voilà ce qui rend aveugle. Par quoi sont-ils guéris ? Par un appel, par une demande du Christ ; ils sont guéris par sa grâce, par son amour, par son pardon, par sa miséricorde. Voilà ce qui est capable de guérir tout un peuple qui avait choisi les ténèbres intérieures et qui ouvre les yeux pour s’émerveiller de la bonté de Dieu.
La suite du récit nous parle de la vocation d’André et de Pierre, de Jacques et de Jean (Mt 4, 18-22). Là aussi, c’est de lumière qu’il est question. En commençant de constituer son Eglise, en commençant d’appeler à lui des disciples qui deviendront ensuite ses Apôtres, ses envoyés, Jésus fait une œuvre de lumière. En effet, au début de la Genèse, Dieu a créé la lumière par vocation, l’appelant à être : « que la lumière soit » (Gn 1, 3) ; à la suite de cet appel primordial de la lumière dans l’existence, chaque appel de Dieu est une lumière pour celui qui l’entend : « Venez » (Mt 4, 19). Dès la première page de la Bible, lumière et vocation sont une seule et même réalité.

Le monde dans lequel nous vivons n’est pas très différent de celui de l’époque de Jésus. Les ténèbres d’aujourd’hui ne sont plus tout à fait les mêmes, mais il y en a autant qu’autrefois. Les ténèbres d’aujourd’hui seraient plutôt : l’égoïsme, la pauvreté, l’angoisse, la dépression, la solitude, les familles qui se déchirent, les mensonges politiques, le relativisme ambiant, et toutes ces détresses humaines auxquelles la société n’est évidemment pas capable de fournir de réponse juste. Pour aider ceux qui sont aveuglés par leur désarroi à ouvrir les yeux, le Christ a institué son Eglise à qui il a donné la mission de briller. Pourvu qu’elle n’ait pas peur, qu’elle n’ait pas honte, pourvu qu’elle ne se cache pas « sous le boisseau » (Mt 5, 16), l’Eglise est une lampe qui fait rayonner la lumière de la bonté de Dieu. Et chaque chrétien, vous avez, dans l’Eglise, la mission d’être des petites lumières. Certes, Pierre et André, Jacques et Jean ont été des grandes lumières qui ont fait briller la lumière du Christ sur toute la terre. Ce n’est pas cela qui nous est demandé ; ce serait au-dessus de nos forces. Mais là où nous sommes, dans nos familles, au milieu de nos amis, chacun de nous peut, doit, être une lumière.
En appelant, en choisissant des hommes et des femmes pour continuer sa mission, pour annoncer l’évangile, le Christ – qui est « la vraie lumière » (Jn 1, 9) – nous a confié ce travail d’être pour ceux qui nous entourent une lumière d’encouragement, de réconfort, de soutien, une lumière de joie et de paix, une lumière de pardon et de vérité. « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 14) dit Jésus. Il y a tout un peuple d’aveugles à guérir. Accueillons cette mission avec empressement et gratitude.


vendredi 17 janvier 2014

2ème dimanche du Temps Ordinaire - année A

Nous commençons à lire aujourd’hui la première lettre de saint Paul aux Corinthiens (1Co 1, 1-3). On connaît mal saint Paul, et parfois, même, on se méfie un peu de lui. Curieusement, saint Paul n’a pas toujours une très bonne réputation parmi les chrétiens. On l’imagine autoritaire, grandiose, terrible. En fait, saint Paul était – si l’on peut dire – tout simplement un apôtre, c’est-à-dire quelqu’un qui a rencontré le Christ et qui a reçu de lui la mission d’annoncer l’évangile. Certes, à l’époque de saint Paul, annoncer l’évangile cela voulait dire fonder des Eglises. Paul a dû passer par Corinthe dans les années 51-52 ap. J.C. et là, il a annoncé pour la première fois le message de la résurrection de Jésus (Ac 18). Car être apôtre c’est avoir vu directement le Ressuscité et attester personnellement que le Christ est vivant (1Co 15). Cela est le privilège des seuls témoins de la première Eglise et cette époque apostolique est aujourd’hui révolue : il n’y a plus, aujourd’hui, d’apôtres au sens strict. Mais, ceci mis à part, nous avons beaucoup de points communs avec saint Paul : nous aussi nous avons rencontré le Christ, et nous aussi nous avons la mission d’annoncer l’évangile.
Saint Paul écrit donc aux chrétiens de Corinthe. Relevons quelques expressions importantes. En s’adressant à ces chrétiens, saint Paul définit admirablement l’Eglise : qu’est-ce que l’Eglise ? C’est « vous qui avez été sanctifiés dans le Christ Jésus, vous les fidèles qui êtes, par appel de Dieu, le peuple saint, avec tous ceux qui, en tout lieu, invoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ » (1Co 1, 2). L’Eglise est avant tout une communauté sainte. Nous disons bien, dans le Credo : « je crois… à la sainte Eglise catholique ». La sainteté est la première des qualités de l’Eglise. L’Eglise est un « peuple saint » parce que nous, qui formons l’Eglise, avons « été sanctifiés dans le Christ ». Souvent, nous vivons comme des gens ordinaires, en oubliant que nous avons été sanctifiés par le baptême, que nous recevons le Saint Sacrement dans la communion, et que tous les actes de notre vie chrétienne sont là pour nous donner la sainteté, la sainteté même du Christ.
La sainteté de l’Eglise est une vérité de foi ; notre sainteté personnelle, dans l’Eglise sainte, est à la fois une grâce de Dieu et une responsabilité de notre part. Notre sainteté est une grâce de Dieu, parce que Dieu seul peut nous sanctifier. Notre sainteté ne vient pas de nous-mêmes, cela dépasse nos forces. Mais Dieu, dans sa bonté, ne renonce pas à faire de nous des saints, et il nous donne sans cesse sa grâce, en pardonnant nos fautes, en soutenant notre charité. Mais cette sainteté que Dieu nous donne ne doit pas rester stérile ; et c’est là notre grande responsabilité chrétienne. Nous recevons la grâce de Dieu ; qu’en faisons-nous ? Comment mettons-nous en œuvre tout ce que nous avons reçu depuis notre baptême ? Saint Paul dit bien que c’est « l’appel de Dieu » qui nous rend saints. Cet appel est une invitation, à laquelle il nous appartient de répondre. Pour employer un mot plus précis : la sainteté est une vocation. Dieu donne à chacun de nous une vocation à devenir des saints. Le Concile Vatican II a même déclaré, à juste titre, que la vocation universelle à la sainteté était une évidence[1], une vérité spirituelle fondatrice que personne ne peut jamais oublier. Une vocation c’est un appel devant lequel nous sommes libres de répondre. Voilà la grande question de toute notre vie : Dieu m’invite à être un saint – comment vais-je répondre à cet appel ? Vais-je décliner l’invitation ? Ou bien vais-je accepter d’entrer dans la joie à laquelle je suis convié ?
Et saint Paul ajoute encore autre chose, comme pour nous aider à mieux répondre. Cet appel à la sainteté ne fait pas de moi un être à part. Devenir un saint ne nous couperait pas du monde, bien au contraire. Trop souvent, on se dit que la sainteté est une affaire qui concerne les martyrs, isolés au sommet de leur héroïsme, et les moines, isolés au fond de leur cellule ; et cette sainteté là nous fait peur, nous n’en voulons pas. Mais la sainteté n’est pas là pour nous rendre solitaires, mais au contraire pour renforcer notre lien à l’Eglise. Nous ne sommes pas invités à la sainteté chacun tout seul ; mais bien ensemble, dans l’Eglise et par l’Eglise. Etre saint, c’est devenir pleinement un membre actif du « peuple saint ».
Et pour les encourager encore, saint Paul rappelle aux Corinthiens que l’Eglise de Corinthe n’est pas la seule ; il y a aussi « tous ceux qui, en tout lieu, évoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ » (1Co 1, 2). C’est comme pour nous dire, à nous aussi, peuple saint qui est en France, qui voyons bien que ne sommes pas très nombreux, que nous ne sommes pourtant pas seuls. Nous sommes reliés à toute l’Eglise universelle. Tant qu’on se croit seul devant la responsabilité de la sainteté, on a peur, on est intimidé ; parfois même on a honte d’être chrétien en voyant qu’il y a si peu de chrétiens autour de nous. Mais c’est une mauvaise vue que de se croire seul. Au contraire, nous sommes entourés de témoins du Christ de tous les lieux, de toutes les époques, et la sainteté des uns renforce, soutient et encourage la sainteté des autres.
C’est cela le mystère de l’Eglise : « vous qui avez été sanctifiés dans le Christ Jésus, vous les fidèles qui êtes, par appel de Dieu, le peuple saint, avec tous ceux qui, en tout lieu, invoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ ». Avec courage et docilité, avec confiance et ferveur, accueillons « la grâce et la paix » (1Co 1, 3) et faisons ce que nous pouvons pour répondre avec joie à l’appel du Seigneur.




[1] « Il est donc bien évident pour tous que la vocation à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s’adresse à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état ou leur rang » (Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium, 40). 

vendredi 10 janvier 2014

Baptême du Seigneur - année A


Cet événement du Baptême de Jésus (Mt 3, 13-17) est un peu difficile à comprendre. Pendant le temps de l’Avent, nous avons déjà entendu un premier récit qui présentait le ministère de Jean. Ce prophète vivait dans les parages du Jourdain, comme une sorte d’ermite austère ; et des foules de pécheurs venaient le voir, pour entendre de lui une prédication musclée, une fervente exhortation à renoncer à toute forme de mal, d’injustice, d’impureté. Puis, ayant le cœur brisé de repentir, ces pécheurs se soumettaient à un rite nouveau : chacun se laissait plonger dans le fleuve en signe de conversion. Tout cela forme un tableau très édifiant ; c’est une belle image de piété, mais on ne voit pas trop ce qui pourrait concerner Jésus : il n’a nul besoin de se convertir. Et Jean le reconnaît : « C’est moi qui ai besoin de me faire baptiser par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » (Mt 3, 14). C’est comme pour dire : « moi, Jean, j’ai reçu la mission de prêcher la conversion pour les pécheurs ; mais toi, Jésus, tu n’es pas un pécheur, et jamais je n’oserai te baptiser ».
Alors, pourquoi Jésus s’est-il soumis au rite du baptême de Jean ? Il y a là quelque chose d’incompréhensible ; et la réponse qu’il donne reste bien mystérieuse : « c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste » (Mt 3, 15). Qu’est-ce que cela veut dire ? En venant au baptême, c’est-à-dire en accomplissant la démarche d’un pécheur, le Christ, l’Innocent, le Saint a voulu dénoncer et surmonter ce scandale immense qui fait que, dans notre monde, les justes sont confondus avec les impies. Cette affaire paraissait terrifiante pour tous les hommes de l’Antiquité, et pas seulement pour le peuple juif. On possède un texte de Platon, d’une lucidité bouleversante, vertigineuse, sur cette question :

« il faudrait que l’homme injuste mène adroitement ses entreprises injustes, 
et qu’il le fasse en passant inaperçu. 
Celui qui se laisse découvrir, on jugera qu’il est médiocre. 
L’injustice ultime, c’est, en effet, de paraître juste 
tout en ne l’étant pas. 
Accordons donc à l’homme parfaitement injuste cette injustice absolue : 
que la réputation de justice la plus élevée lui soit reconnue 
alors qu’il commet les crimes les plus graves »[1].

Voilà le vrai scandale, le scandale absolu. C’est que les impies sont tellement habiles, et que le monde est tellement corrompu, que plus personne n’est capable de discerner la moralité ou l’immoralité de ses contemporains. Bien plus, les grands truands sont unanimement honorés, tandis que les humbles sont humiliés, rejetés et conspués de toute part.
Je crois que c’est précisément pour dénoncer cela que Jésus s’est laissé confondre avec les pécheurs au jour de son Baptême. En allant jusqu’au bout de cette logique perverse et insoutenable, Jésus a voulu en montrer et en démontrer l’absurdité. Voilà peut-être ce que veut dire : « accomplir toute justice » (Mt 3, 15). Lui, le seul juste, a accepté d’être confondu avec les pécheurs pour montrer a contrario combien il est facile aux mauvais de se déguiser en honnêtes gens. Et il voulait aussi annoncer sans doute que, à la fin de l’histoire, il serait à nouveau confondu avec des pécheurs, avec deux misérables bandits, deux meurtriers lamentables qui siégeront à sa droite et à sa gauche, chacun sur une croix : Jésus condamné parmi les condamnés – c’est-à-dire, aux yeux de tous, Jésus criminel parmi les criminels. Ainsi, Jésus veut nous alerter, il veut nous provoquer, nous mettre en garde contre cette confusion scandaleuse. Jean Baptiste est le seul qui ait vu le problème : pour lui, il n’est pas possible que Jésus se fasse baptiser. Jean est dans la vérité. Mais personne d’autre ne remarque cette anomalie. Chacun est dans le péché, aveuglé par ses propres injustices. Une telle cécité est consternante.
Pour nous qui sommes là, deux mille ans après, l’acte prophétique de Jésus doit donc nous ébranler. Nous sommes invités à ne plus confondre l’injustice et la sainteté (Mal 3, 18). C’est la malhonnêteté des hommes qui accuse les saints alors qu’ils sont irréprochables. Tenir en haute estime des brigands et mépriser des saints, voilà le péché du monde, un péché qu’il nous est interdit, à nous chrétiens, de commettre. En voyant Jésus se mettre au rang des pécheurs et aller au Baptême, en voyant Jésus partager le sort des criminels et mourir sur la Croix, nous ne pouvons plus faire cette erreur grossière. Que la lumière de la grâce ouvre nos yeux et notre intelligence ; que Dieu nous préserve de tout confondre.




[1] Platon, République, 361a. 

samedi 4 janvier 2014

Epiphanie

Il ne fait pas de doute pour un catholique que le Christ est « la Vérité » (Jn 14, 6). Il ne saurait être question de relativiser et de dire que tout se vaut, que chacun doit chercher sa vérité. Non ; nous qui avons la grâce d’être chrétiens, nous savons que le Christ est la Vérité – il l’a dit lui-même – et que l’Eglise – qui n’est rien d’autre que la présence du Christ sur notre terre, à notre époque – a reçu cette mission de Dieu de faire rayonner le Vrai dans le monde[1].
Cependant, au niveau personnel, le Christ-Vérité nous échappe le plus souvent. La Vérité ne se laisse pas emprisonner dans un cerveau humain, si intelligent soit-il ; la Vérité n’est pas une idée claire ou un système, ou une idéologie quelle qu’elle soit. Ainsi, jamais un homme ne possède la Vérité, jamais un homme ne peut comprendre le Christ. Tout ce que nous pouvons faire, vous comme moi, c’est de le chercher. C’est un peu comme un jeu de piste ou une enquête policière. Et, voilà l’essentiel : un homme qui cherche le Christ ne peut trouver le Christ que s’il rencontre d’autres hommes qui, comme lui, cherchent le Christ.
Ceci est très exactement la logique de la fête de l’Epiphanie. Nous avons dans notre évangile deux groupes d’hommes qui possèdent chacun une partie de la vérité, un indice. L’enjeu du texte est de montrer comment ces deux indices vont pouvoir se rencontrer. D’un côté, nous avons les Mages qui se demandent : « Où est le Roi des Juifs qui vient de naître ? » (Mt 2, 2). Cette question montre ce qu’ils savent : que le Roi des Juifs vient de naître ; mais elle laisse voir également ce qu’ils ignorent : où il doit naître. De l’autre côté, nous avons le peuple juif, qui lui possède la Parole de Dieu. Le Juifs savent d’une manière fiable que le Roi des Juifs doit être issu de David, et donc qu’il doit naître à Bethléem (Mt 2, 5-6 ; cf. Mi 5). Cela, ils le savent depuis longtemps, depuis toujours presque ; mais, les Ecritures ne disent pas quand le Messie doit venir. Ainsi, nous avons d’un côté les Mages qui savent quand, mais ignorent où naît le Roi des Juifs ; de l’autre, nous voyons les Juifs qui savent très bien où, mais qui n’ont aucun indice sur l’époque de la venue du Messie.
Avec leur demi-vérité, aucun des deux groupes ne peut accéder concrètement au Christ. Chacun se trouve démuni. Chacun se trouve riche d’une moitié et pauvre d’une moitié. Et la situation reste bloquée, jusqu’à ce que les mages osent enfin poser la bonne question : celle qui révèle et qui demande, celle qui permet un dialogue d’où peut sortir la mise en commun de deux sagesses, et qui permet ainsi de s’approcher de la Vérité. Mais vous voyez bien que pour découvrir où se trouve le Roi, les Mages doivent révéler qu’ils savent quand il vient. Quand on parle de la Vérité, il faut accepter de se découvrir, de se dévoiler un peu. Ils ne peuvent pas cacher les indices qu’ils ont, sans quoi ils ne pourront pas recevoir ceux qui leur manquent. Ils doivent dire : « Il vient de naître » pour entendre en réponse : « Il est de Bethléem ». Ils ont pris un risque, et même un grand risque, si on regarde la suite de l’histoire (Mt 2, 16). Mais il fallait prendre ce risque qui seul pouvait permettre de rassembler les deux indices et qui offrait dès lors à chaque partie de savoir ensemble où et quand le Messie viendrait.
On ne trouve donc le Christ que dans un risque, un dialogue, un partage. Il faut bien sûr chercher autant qu’on le peut les indices de la présence du Christ ; mais on ne peut pas les chercher de manière égoïste, comme si on pouvait par soi-même, sans rien dire, sans rien révéler, reconstituer l’ensemble de la Vérité. Pour accéder au Christ, il faut accepter de donner quelques uns de ses indices ; il faut partager les fragments de vérité que nous avons pour que, du partage lui-même, surgisse quelque chose d’inattendu, qui nous engage à aller plus loin.
Trop souvent, l’homme cherche sa vérité de manière individualiste, celle qui lui convient, sans se confronter aux autres ; et nous voyons bien qu’il finit par adorer cette petite vérité confortable qu’il s’est construite. Qu’il s’agisse d’une domination, d’un confort, d’une fortune, ou d’une bonne santé, nous voyons bien des hommes qui, ne pouvant par eux-mêmes se donner rien de plus haut, finissent par faire de leur petit sommet l’objet de leur adoration. Cela est très exactement ce que la Bible appelle de l’idolâtrie : adorer l’œuvre de nos mains, croire en sa vérité. La logique chrétienne n’est pas celle-là : il faut adorer celui qu’un autre nous indique ; il faut se prosterner devant celui qui nous est donné ; il faut croire en la Vérité qu’un autre nous révèle. Cela suppose beaucoup d’humilité, mais c’est précisément cette profonde humilité qui est le critère le plus authentique de la vérité.



[1] Le Concile Vatican II a rappelé solennellement l’infaillibilité de l’Eglise lorsqu’elle entend définir une doctrine concernant la foi ou les mœurs. Ceci est exprimé sans hésitation dans la Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium, n° 25. Il n’y a donc pas lieu d’amoindrir ce charisme ecclésial ou de distendre le lien de l’Eglise à la Vérité.