vendredi 10 janvier 2014

Baptême du Seigneur - année A


Cet événement du Baptême de Jésus (Mt 3, 13-17) est un peu difficile à comprendre. Pendant le temps de l’Avent, nous avons déjà entendu un premier récit qui présentait le ministère de Jean. Ce prophète vivait dans les parages du Jourdain, comme une sorte d’ermite austère ; et des foules de pécheurs venaient le voir, pour entendre de lui une prédication musclée, une fervente exhortation à renoncer à toute forme de mal, d’injustice, d’impureté. Puis, ayant le cœur brisé de repentir, ces pécheurs se soumettaient à un rite nouveau : chacun se laissait plonger dans le fleuve en signe de conversion. Tout cela forme un tableau très édifiant ; c’est une belle image de piété, mais on ne voit pas trop ce qui pourrait concerner Jésus : il n’a nul besoin de se convertir. Et Jean le reconnaît : « C’est moi qui ai besoin de me faire baptiser par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » (Mt 3, 14). C’est comme pour dire : « moi, Jean, j’ai reçu la mission de prêcher la conversion pour les pécheurs ; mais toi, Jésus, tu n’es pas un pécheur, et jamais je n’oserai te baptiser ».
Alors, pourquoi Jésus s’est-il soumis au rite du baptême de Jean ? Il y a là quelque chose d’incompréhensible ; et la réponse qu’il donne reste bien mystérieuse : « c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste » (Mt 3, 15). Qu’est-ce que cela veut dire ? En venant au baptême, c’est-à-dire en accomplissant la démarche d’un pécheur, le Christ, l’Innocent, le Saint a voulu dénoncer et surmonter ce scandale immense qui fait que, dans notre monde, les justes sont confondus avec les impies. Cette affaire paraissait terrifiante pour tous les hommes de l’Antiquité, et pas seulement pour le peuple juif. On possède un texte de Platon, d’une lucidité bouleversante, vertigineuse, sur cette question :

« il faudrait que l’homme injuste mène adroitement ses entreprises injustes, 
et qu’il le fasse en passant inaperçu. 
Celui qui se laisse découvrir, on jugera qu’il est médiocre. 
L’injustice ultime, c’est, en effet, de paraître juste 
tout en ne l’étant pas. 
Accordons donc à l’homme parfaitement injuste cette injustice absolue : 
que la réputation de justice la plus élevée lui soit reconnue 
alors qu’il commet les crimes les plus graves »[1].

Voilà le vrai scandale, le scandale absolu. C’est que les impies sont tellement habiles, et que le monde est tellement corrompu, que plus personne n’est capable de discerner la moralité ou l’immoralité de ses contemporains. Bien plus, les grands truands sont unanimement honorés, tandis que les humbles sont humiliés, rejetés et conspués de toute part.
Je crois que c’est précisément pour dénoncer cela que Jésus s’est laissé confondre avec les pécheurs au jour de son Baptême. En allant jusqu’au bout de cette logique perverse et insoutenable, Jésus a voulu en montrer et en démontrer l’absurdité. Voilà peut-être ce que veut dire : « accomplir toute justice » (Mt 3, 15). Lui, le seul juste, a accepté d’être confondu avec les pécheurs pour montrer a contrario combien il est facile aux mauvais de se déguiser en honnêtes gens. Et il voulait aussi annoncer sans doute que, à la fin de l’histoire, il serait à nouveau confondu avec des pécheurs, avec deux misérables bandits, deux meurtriers lamentables qui siégeront à sa droite et à sa gauche, chacun sur une croix : Jésus condamné parmi les condamnés – c’est-à-dire, aux yeux de tous, Jésus criminel parmi les criminels. Ainsi, Jésus veut nous alerter, il veut nous provoquer, nous mettre en garde contre cette confusion scandaleuse. Jean Baptiste est le seul qui ait vu le problème : pour lui, il n’est pas possible que Jésus se fasse baptiser. Jean est dans la vérité. Mais personne d’autre ne remarque cette anomalie. Chacun est dans le péché, aveuglé par ses propres injustices. Une telle cécité est consternante.
Pour nous qui sommes là, deux mille ans après, l’acte prophétique de Jésus doit donc nous ébranler. Nous sommes invités à ne plus confondre l’injustice et la sainteté (Mal 3, 18). C’est la malhonnêteté des hommes qui accuse les saints alors qu’ils sont irréprochables. Tenir en haute estime des brigands et mépriser des saints, voilà le péché du monde, un péché qu’il nous est interdit, à nous chrétiens, de commettre. En voyant Jésus se mettre au rang des pécheurs et aller au Baptême, en voyant Jésus partager le sort des criminels et mourir sur la Croix, nous ne pouvons plus faire cette erreur grossière. Que la lumière de la grâce ouvre nos yeux et notre intelligence ; que Dieu nous préserve de tout confondre.




[1] Platon, République, 361a. 

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