vendredi 28 août 2015

22e dimanche - année B


L’évangile que nous venons d’entendre (Mc 7, 1…23) commence par une discussion assez plate sur des questions de loi et de pureté religieuse. Il est normal qu’une religion possède des règles. Le Judaïsme possède des lois, le Christianisme possède des lois, l’Islam possède des lois. Le fait de posséder des lois est commun à toutes les traditions religieuses et c’est tout à fait nécessaire. Il convient de remarquer que le contenu des lois religieuses est très différent d’une religion à l’autre ; il convient de relever également que le rapport à la loi en tant que loi est également très différent[1]. Certaines lois religieuses sont omniprésentes et d’une force absolue ; d’autres traditions font passer, avant l’autorité du droit positif, le bien des fidèles. Rappelons que le système juridique du catholicisme est dominé par cet adage : « le salut des âmes est la loi suprême »[2]. Ainsi, pour nous qui vivons dans les lois chrétiennes, nous jugeons probablement, avec quelques raisons, que notre situation est loin d’être la plus défavorable.
Mais laissons cela de côté, car Jésus lui-même se désintéresse assez vite de ces questions techniques. Jésus avait pleinement conscience de la grandeur de la Loi de Moïse, mais il avait aussi le plus grand mépris pour la multiplication tatillonne des scrupules religieux. Et le Judaïsme de son époque était particulièrement plein de scrupules. Ainsi donc, après avoir déclaré que les questions de pureté et d’impureté légales n’ont pas tellement d’importance à ses yeux, Jésus essaye de conduire ses auditeurs sur un autre terrain. La question importante n’est pas de savoir d’où vient qu’une chose soit pure ou impure ; la vraie question que Jésus pose est celle de l’origine du mal. L’impureté religieuse n’est pas une question sérieuse ; en revanche le mal moral est un problème grave qu’il serait utile d’affronter avec lucidité. Tandis que les docteurs de la loi discutent jusqu’à s’épuiser sur la manière de se laver les mains, Jésus suggère qu’il serait plus utile de discerner comment garder un cœur pur.
Et à cette occasion, Jésus est ainsi conduit à porter l’un des jugements les plus pessimistes qui soit. Il relève cette différence essentielle : alors que l’impureté religieuse vient de l’extérieur (d’avoir touché une matière impure), le mal moral vient de l’intérieur de l’homme. Se protéger des impuretés externes est finalement assez commode ; cela nous distrait et nous empêche de voir que la racine du mal moral se trouve en nous. Prendre soin de la pureté du corps permet de faire l’économie d’un examen de conscience. Et Jésus ne peut tolérer une telle imposture, une telle illusion.
Alors, dans une longue liste (Mc 7, 21-22), un peu pesante, il assène : d’où vient le meurtre ? du cœur de l’homme ; d’où vient le vol ? du cœur de l’homme ; d’où vient l’adultère ? du cœur de l’homme ; d’où vient le mensonge ? du cœur de l’homme ; d’où vient la jalousie ? du cœur de l’homme… Mais une objection se présente, qui voudrait amoindrir ce propos de Jésus : le cœur de l’homme n’est-il pas tenté avant de commettre un meurtre, un vol, un adultère…? Or la tentation est extérieure ; et la cause du mal ne serait pas dans l’homme. Mais non ! c’est parfaitement faux. Mille tentations extérieures ne font pas un péché, à moins que je ne veuille pécher, à moins que je ne décide de pécher. Mais ce péché, cette décision, c’est bien du cœur de l’homme qu’elle vient – et non pas de la tentation. L’existence des banques n’est pas la cause des hold-up. La cause des hold-up c’est que des criminels ont choisi de commettre des vols. Sinon, l’existence de Dieu serait la cause des blasphèmes : cela n’a pas de sens. A chaque fois qu’on projette la cause du mal moral hors du cœur de l’homme ce ne sont que des excuses vaines et illusoires.
Ainsi, le constat de Jésus est très sombre : tout le mal moral vient de l’humanité ; aucun mal moral ne vient d’ailleurs que du cœur de l’homme. C’est finalement ce jugement très sévère, que Jésus affirme. Avec les histoires de pureté, les hommes avaient inventé une sorte de fable, une espèce commode de rêve religieux qui leur laissait croire que l’impureté venait du dehors. Mais Jésus nous ramène à la dure réalité de notre responsabilité complète – et cela ne fait pas plaisir à entendre. On comprend que les contemporains de Jésus aient mal reçu ce message qui vient dévoiler cette immense supercherie spirituelle. On n’aime pas qu’on nous dise que le péché vient de nous. Et pourtant, avec un peu de lucidité et un peu d’humilité, cette vérité nous invite à une vraie libération. Celui qui a pris conscience de sa responsabilité, celui-là sait alors qu’il peut invoquer la miséricorde. Car Jésus ne nous provoque que pour mieux nous sauver ; il ne dénonce nos fautes que pour mieux nous pardonner.






[1] C’est ce qu’a très bien montré R. Brague, La loi de Dieu – Histoire philosophique d’une alliance, Gallimard, 2005.
[2] Code de Droit Canonique, c. 1752 (dernier article du code). 

vendredi 21 août 2015

21e dimanche - année B


Nous achevons aujourd’hui la lecture de Jn 6 (60-69) et il est temps de tirer un bilan de ce grand enseignement eucharistique de Jésus. Pour nous y aider, le lectionnaire nous propose de relire d’abord un bref extrait de la geste de la conquête de la terre sainte (Jos 24, 1…18). La question qui se pose est la suivante : le peuple, qui a déjà mille fois prouvé son infidélité depuis la sortie d’Egypte (e.g. Ex 32), a-t-il la force de s’engager désormais à ne servir que le Seigneur ? C’est que l’attachement au vrai Dieu exige une exclusivité complète (on ne peut adorer le Seigneur et un autre ; « servir deux maîtres », c’est ne pas servir le vrai maître [Mt 6, 24]). Est-ce prudent, de la part d’un peuple aussi inconstant de prononcer un serment solennel, un engagement irréversible en faveur du Seigneur ? La réponse, vous l’avez entendue, est sans hésitation, d’une résolution touchante et naïve : « Plutôt mourir que d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! » (Jos 24, 16). Il n’est pas nécessaire d’attendre longtemps pour constater l’échec de cette promesse fanfaronne : peu de temps s’écoule entre ce dernier chapitre du livre de Josué et le début du livre des Juges, pour que dès la mort de Josué et de ses compagnons le péché d’idolâtrie revienne gangrener la vie spirituelle d’Israël : « Alors les Israélites firent ce qui est mal aux yeux du Seigneur et ils servirent les Baals » (Jg 2, 11). C’était couru d’avance.

A la lumière de cet échec bien prévisible, allons lire maintenant la conclusion de Jn 6. Souvenons-nous du succès triomphal du début du chapitre : Jésus a multiplié les pains, il a nourri les foules ; c’est l’enthousiasme : on veut le faire roi (Jn 6, 15). Jésus se dérobe à cette victoire trop facile, trop mondaine, mais les foules le suivent, le cherchent, le retrouvent « parce qu’elles ont mangé du pain et ont été rassasiées » (Jn 6, 26) – c’est-à-dire : non parce qu’elles auraient compris, mais parce qu’elles ont été fascinée. Le succès apparent semble se construire sur une incompréhension, sur un malentendu : Jésus venait annoncer une exigence de charité jusqu’à l’abnégation, jusqu’au sacrifice de soi et les foules ont été séduites parce qu’elles y ont vu seulement le confort d’un bon repas qui ne leur avait rien coûté ! Le quiproquo est complet et il faut bien que Jésus le lève. Il utilise alors des expressions fortes, très fortes, trop fortes ; il parle de donner sa chair ; il demande qu’on boive son sang. Jésus a parlé avec une certaine violence. Il a commencé à vaincre la surdité de ses auditeurs obnubilés par l’abondance du miracle.
Et où en sommes-nous, maintenant que les foules commencent à comprendre ? Le résultat n’est pas fameux. « Cette parole est rude » (Jn 6, 60) dit-on tout d’abord. Le terme reprend une disposition légale d’Israël : une parole « rude » c’est un propos tellement scandaleux que Moïse s’est réservé de le juger lui-même, personnellement, retirant aux autres autorités établis de pouvoir décider contre son auteur (Dt 1, 17 ; cf. Ex 18, 22). Une parole rude, c’est donc un blasphème particulièrement grave. Et Jésus a bien compris que ses auditeurs étaient scandalisés (cf. Jn 6, 61). Le résultat quantitatif de ce discours est calamiteux : « A partir de ce moment, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner » (Jn 6, 66). Et l’hypothèse d’un départ des proches, des apôtres, est même envisagée par Jésus qui prend le risque de rester complètement seul ; il les met devant leur liberté : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6, 67). La réponse de Pierre, pleine d’empressement, n’est pas tellement convaincante : « à qui irions-nous ? » (Jn 6, 68) ; c’est comme s’il reconnaissait que, n’ayant pas mieux ailleurs, il préfère rester quand même ; mais son degré de conviction est assurément comparable à celui qu’il mettait en promettant fidélité à Jésus qui lui annonçait qu’il le renierait (Jn 13, 37-38). Pierre est comme cela ; Jésus le sait et ne lui en veut pas.
Si on résume : dans la 1ère lecture, on a entendu un serment dont on sait qu’il a déjà été maintes fois trahi et qu’il continuera à l’être dans l’avenir. Dans l’évangile, on est passé de l’enthousiasme des foules à la déception, de la ferveur à l’abandon ; on est passé de la conviction des disciples au désarroi. Il semble qu’il suffise d’écouter Jésus pour être séduit et qu’il suffise de le comprendre vraiment pour être dégoûté. Tout cela est très fragile.
Ne pensons pas que ce combat entre l’assentiment et le rejet soit celui des Hébreux dans les déserts de Terre Sainte, celui des disciples sur les routes de Galilée ; ne pensons pas qu’il n’est pas le nôtre. Ce combat, j’en sais qui doivent le mener, à propos de l’eucharistie, tous les dimanches : ils ont découvert la beauté du message d’amour de Jésus et ils ont été émus ; mais ils comprennent que, pour aimer, il leur faut offrir une heure de leur temps de loisir, une heure de leur grasse matinée… et là, ils renâclent ; ce n’est pas qu’ils ne sont pas d’accord, mais ils sont fatigués. Ils pensent qu’ils ne sont pas devenus chrétiens pour que ça leur gâche leur dimanche matin ! Et puis il y a ceux qui viennent par lassitude, un peu comme saint Pierre, qui ne savent pas quoi faire d’autre. Ceux-là sont fidèles, mais sans enthousiasme. Il y a enfin ceux qui étaient intéressés par des valeurs chrétiennes de générosité et de pardon, mais qui refusent explicitement la croix, qui ne veulent pas croire que le pain devient vraiment le corps livré de Jésus. Ceux-là quittent l’Eglise dont ils avaient pourtant apprécié certains discours.

Au terme de ce long récit eucharistique, chacun peut se demander où il en est. Jésus est maintenant déconsidéré, très vulnérable. On peut l’abandonner sans crainte ; c’est même cela qui paraît le plus sensé. Ceux qui restent avec lui ne paraissent pas avoir de très bonnes raisons. Alors, moi, qu’est-ce que je vais faire ? Au seuil de la rentrée, c’est la décision qu’il faut prendre : ayant compris quelle exigence de charité, sachant quelle promesse de grande et de petite fidélité contient le rite eucharistique, quel chrétien serai-je ? Quelle sera, de dimanche en dimanche, mon engagement ? Il faut se méfier d’une générosité naïve et peu réfléchie. Maintenant, il faut se décider vraiment. Pour aider votre choix, je ne dis pas que suivre Jésus est le plus simple ; je dis seulement que ceux qui l’ont fait, au bout du compte, ne l’ont pas regretté.


vendredi 14 août 2015

20e dimanche - année B


Une fameuse pièce de théâtre, qu’on étudiait autrefois en classe d’anglais, rapporte un étrange emprunt de trois mille ducats qui, en cas d’insolvabilité, serait remboursé par une livre de chair, prélevée par le créancier sur le corps du débiteur. L’aspect atroce d’un tel contrat paraît révoltant, mais indique cependant quelle était, au XVIe s. comme aujourd’hui, la brutalité des règles de la finance. Au moment où le créancier, ayant constaté que son débiteur ne le rembourserait pas, s’apprête, devant un juge, a exécuter la clause de sauvegarde, il s’entend objecter cet argument qu’il n’avait pas prévu : le contrat « ne t’accorde pas une goutte de sang : les termes sont explicites : ‘‘une livre de chair’’. Prends ce qui t’est dû ; prends ta livre de chair. Mais si, en la coupant, tu verses une seule goutte de sang chrétien, les lois de Venise ordonnent la confiscation de tes terres et de tes biens au profit de la république »[1].
Cette œuvre littéraire est, par contraste, un excellent commentaire de l’évangile que nous venons d’entendre. Jésus a dit – nous l’avons entendu dimanche dernier : « le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie » (Jn 6, 51). Jésus, qui donne sa chair, n’hésite pas à aller jusqu’au bout de son sacrifice : donner sa chair, cela veut dire également verser son sang.
« Celui qui mange ma chair et boit mon sang – dit Jésus – a la vie éternelle… En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6, 54-55). Afin de ne pas sombrer dans l’horreur, et pour ne pas faire de l’eucharistie le vestige d’un rite cannibale, il convient de bien comprendre ce qu’est manger la chair et boire le sang du Christ. La chair est une réalité complexe ; si on la regarde d’une façon extérieure, on peut considérer la chair comme une simple matière. Mais si on prend conscience que cette matière est sensible, qu’elle perçoit ce qui nous est extérieur, qu’elle est animée et vivante, on découvre alors que la chair n’est pas une simple matière au même titre qu’un caillou ou un bout de bois. La chair est, pour un homme, ce qui constitue le seuil, la charnière entre son intériorité et son extériorité ; la chair est ce qui fait le lien entre le ressenti et l’action, entre ce que je perçois et ce que je fais. La chair est donc une instance personnelle mystérieuse, très intime et en même temps ouverte sur le monde. Le sang est, dans la représentation biblique, le siège de la vie. Dans un texte archaïque, le code sacrificiel d’Israël explique : « Oui, la vie de la chair est dans le sang. Ce sang, je vous l’ai donné, moi, pour faire sur l’autel le rite d’expiation pour vos vies » (Lv 17, 11). Le sang, c’est donc la vie de la chair, dans la mesure où cette vitalité peut être offerte en sacrifice.
En donnant sa chair, Jésus offre ce qu’il a de plus personnel, ce qui constitue son identité la plus propre ; il offre également toutes ses perceptions et toutes ses actions. En versant son sang, Jésus consacre sa vitalité afin d’expier pour nos vies. En recevant la chair de Jésus, nous sommes introduits dans son intimité d’une manière tellement radicale qu’il n’est pas possible de penser une unité plus étroite. En recevant le sang de Jésus, nous voyons cet insurpassable témoignage d’amour dans lequel sa vie devient aussi notre vie. Entrer ainsi dans la vie de Jésus ne peut se faire de manière routinière, par « étourderie » (Pr 9, 6) ou par ignorance. Si, de la part de Jésus, donner sa chair et verser son sang constituent un acte de charité et de sagesse, de notre part également, adorer et recevoir la chair et le sang du Christ, ne peut se faire que par amour, avec intelligence et lucidité.
C’est un fait que j’ai fréquemment constaté, et qui me déconcerte souvent : les catholiques sont peu nombreux à savoir que communier est un acte de charité. Tout le monde comprend que Jésus est mort sur la croix par amour ; tout le monde comprend que le repas eucharistique contient, sacramentellement, cet amour par lequel Jésus s’est laissé conduire au supplice. Mais peu en tirent cette conséquence pourtant tellement évidente et nécessaire : communier au corps du Seigneur, c’est répondre par amour à cet amour qu’il nous a accordé. Venir à la messe signifie poser un acte de charité envers Dieu, envers le Christ et envers l’Eglise et cet acte d’amour engage tout fidèle dans l’exigence d’une charité universelle. Le plus souvent, on voit la messe dominicale comme une bonne habitude (et ce n’est pas complètement faux : il vaut mieux avoir l’habitude de venir à la messe le dimanche) ; ou bien on voit la messe dominicale comme un devoir (et là encore, ce n’est pas complètement faux : l’Eglise insiste sur la nécessité de pratiquer chaque semaine). Mais cette habitude et ce devoir n’ont de sens que parce qu’il s’agit d’une question de charité et que la charité est la réalité moralement la plus décisive. Quand le Christ donne le commandement de l’amour (« aimez-vous les uns les autres » ; Jn 13, 34) et quand l’Eglise donne le commandement de venir à l’eucharistie, il s’agit d’un même commandement. Lorsque la sagesse invite les égarés (« Venez, mangez de mon pain » ; Pr 9, 5) et lorsque l’Eglise invite les fidèles à la messe, il s’agit de la même invitation.
L’acte le plus intelligent et le plus charitable que nous posons dans notre semaine de chrétien, c’est de venir à la messe, et, pour ceux qui le peuvent, c’est de communier. C’est l’acte le plus intelligent parce que c’est de l’eucharistie que découle toute notre lecture du monde et de notre propre vie. C’est en rapportant toutes nos actions à l’offrande du Christ que nous pouvons savoir où nous en sommes de notre conversion (souvent, pas très loin !) C’est en voyant le Christ se consacrer ainsi totalement au salut des hommes que nous savons quel est notre prix à ses yeux. C’est devant l’eucharistie que saint Paul a compris cette vérité décisive qui est la source de toute sa sagesse : « le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Communier est aussi l’acte le plus charitable, car c’est à cette source eucharistique que nous puisons la force d’aimer nos proches, d’aimer nos amis, d’aimer ceux qui nous énervent, d’aimer nos ennemis, d’aimer ceux que nous ignorons. Chaque dimanche, nous communions parce que nous aimons Dieu ; chaque dimanche, nous communions pour aimer nos frères.
L’enjeu de toute cette affaire, Jésus nous l’indique, c’est la vie éternelle : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6, 54). Vivre éternellement est aussi un acte d’amour, puisque la charité est la seule de nos vertus qui demeurera après notre mort (1Co 13, 8-13). Au ciel, nous n’aurons plus besoin de croire, nous verrons Dieu ; nous n’aurons plus besoin d’espérer, nous serons comblés de toute joie. Mais au ciel nous serons aimés et nous aimerons : c’est cet amour définitif que nous anticipons dans chaque eucharistie. Dans quelques instants, nous adorerons la présence du corps et du sang du Christ ; faisons de cette adoration un acte conscient de charité. Et ceux d’entre vous qui communierez, recevez lucidement cet amour du Christ qui viendra fortifier en vous, tout au long de la semaine, vos actes d’abnégation, de courage et de service. En faisant cela, vraiment, vous avez la vie éternelle.




[1] W. Shakespeare, Le marchand de Venise, Acte IV, scène 1.  

vendredi 7 août 2015

19e dimanche - année B


En poursuivant notre contemplation du mystère eucharistique, les lectures de ce jour nous font passer de la mort à la vie.
Nous rencontrons tout d’abord Elie (1R 19, 4-8), désespéré jusqu’à être tenté par la mort. Ce pauvre prophète qui a conscience d’être resté le seul fidèle du Seigneur, qui se sait persécuté sans relâche par l’infâme reine Jézabel, ce pauvre prophète se tourne vers Dieu pour lui demander qu’il mette un terme à ses souffrances : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie » (1R 19, 4). C’est une prière étrange, en vérité, mais qui n’est pourtant pas unique dans la tradition biblique. Moïse, complètement découragé par l’hostilité du peuple, avait prié de la même façon : « Je ne puis, à moi seul, porter tout ce peuple : c’est trop lourd pour moi. Si tu veux me traiter ainsi, tue-moi plutôt » (Nb 11, 14-15). Jonas également, découragé par sa mission demandait la même chose : « Il demanda la mort et dit : ‘‘Mieux vaut pour moi mourir que vivre’’ » (Jon 4, 8). Tous ces prophètes abattus jusqu’à être ébranlés quant à leur ministère et quant à leur vie même prophétisaient, sans le savoir, cette tristesse immense que ressentirait le Fils de Dieu après avoir célébré son ultime repas : « Mon âme est triste à en mourir » (Mt 26, 38 ; Mc 14, 34).
Et pourtant, il faut bien vivre. Elie reçoit alors une nourriture. Ce ne doit pas être un aliment ordinaire : aucun homme ne peut naturellement marcher quarante jours et quarante nuits. Si l’on prend le récit dans un sens trop concret, et si l’on veut calculer la valeur énergétique de cette galette mangée par Elie, on n’a rien compris. La grâce qu’Elie a reçue est d’un autre ordre. Ce qui lui a été révélé dans ce miracle était une proximité de Dieu, au cœur même de son découragement ; avec cet aliment spirituel, Elie a pu parcourir le chemin qui va du désespoir à la confiance, l’itinéraire qui le conduit du découragement au zèle. Et nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, auraient besoin de cette nourriture-là.

Jésus, dans l’évangile, parle de vie. Il en parle d’une manière très étrange : « Moi, je suis le pain vivant » (Jn 6, 51), dit-il. Que signifie « pain vivant » ? Nous mangeons du pain chaque jour, et nous n’avons pas remarqué que le pain était un être vivant. Déjà Jésus avait parlé à la Samaritaine en lui promettant de l’« eau vivante » (Jn 4, 10 ; cf. 7, 38 ; Jr 2, 13) ; on affaiblit la traduction en parlant d’eau vive, et on s’est habitué à cet amoindrissement. Mais c’est bien d’une « eau vivante » que parle Jésus. On peut encore évoquer cette expression aussi étonnante qu’emploie saint Paul lorsqu’il parle d’un « sacrifice vivant » (Rm 12, 1). Un sacrifice, c’est précisément ce qu’on a tué, ce qui, pour devenir un sacrifice, a perdu la vie. Qu’est-ce donc qu’un « sacrifice vivant » ?
« Eau vivante », « pain vivant », « sacrifice vivant » : tous ces paradoxes ne sont pas une croyance naïve en je ne sais quelle énergie vitale qui se cacherait dans les éléments. La vie dont il s’agit n’est pas un fonctionnement biologique ; la vie dont parle Jésus est une réalité spirituelle qui transcende infiniment ce que la médecine peut décrire des mécanismes organiques.
« Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement » (Jn 6, 51). Si Jésus parlait ici d’une activité cellulaire indéfinie, il faudrait constater que ceux qui communient ne meurent jamais… faute de quoi on devrait conclure que Jésus a menti. Mais ce n’est pas cela qui est en jeu ; d’ailleurs, survivre indéfiniment dans cette existence terrestre n’aurait pas tellement d’intérêt. Jésus évoque ici une vie qui est d’un autre ordre, une vie dont on peut avoir l’intuition et même voir le commencement dès ici-bas ; mais cette vie-là se déploie dans une tout autre dimension. Cette « eau vivante », promise à la Samaritaine, évoque le don de la foi ; ce « pain vivant » semble désigner l’eucharistie ; le « sacrifice vivant » dont parlait saint Paul paraît résumer toute la vie chrétienne. Peut-on préciser ?
« Eau vivante », « pain vivant », « sacrifice vivant ». Jésus donne sans doute la clef de toutes ces expressions inhabituelles lorsqu’il explique : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (Jn 6, 51). Donner une chair, c’est célébrer un sacrifice. Toute la mentalité antique connaît cela qui constitue la religiosité universelle. Mais, avec tous les paradoxes que cela implique, donner une chair vivante, célébrer un « sacrifice vivant », nourrir ses fidèles d’un « pain vivant », c’est engager les hommes dans la logique d’un don de soi complet, et résolument paradoxal : il s’agit de mourir pour vivre, de se sacrifier pour s’épanouir : « qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 10, 39). Par la foi, en ayant reçu cette « eau vivante » au jour du baptême, chaque fidèle, nourri du « pain vivant » de l’eucharistie, s’engage à devenir lui-même un « sacrifice vivant ». Et cette vie dont on parle n’est pas une vie qu’on conserve, une sorte de confort qui se poursuit indéfiniment dans les étroitesses de notre condition terrestre. Cette vie n’est pas une vie qu’on possède égoïstement, c’est une vie qu’on donne. Cette vie, c’est la charité.
Jésus a donné sa chair, et cet acte de Jésus est un acte vivant. La preuve que c’est un acte vivant, c’est qu’on le célèbre en chaque messe. Tout acte de charité que vous faites est aussi un acte vivant, et la vie de cet acte n’est pas seulement l’énergie musculaire, biologique, que vous y mettez. La vie d’un acte d’amour, c’est sa valeur définitive devant Dieu, c’est sa valeur de foi baptismale et de charité eucharistique. Et cela est vivant, parce que Dieu, qui est vivant, s’en souviendra toujours.

Avec Elie, nous sommes allés de la tentation de mourir au courage de vivre. Avec Jésus, nous allons du confort de vivre à la charité de donner sa vie. Désormais, se perdre et s’épanouir sont établis dans une surprenante coïncidence. Il s’agit maintenant de mourir pour vivre – en découvrant que la vie n’est pas l’existence d’ici-bas, mais la charité définitive. En donnant sa chair comme pain vivant, Jésus nous indique cette logique que nous ne pouvions pas imaginer, qui nous entraîne au-delà de nous-mêmes pour déployer une vitalité inconnue, la vitalité de l’amour. En chaque messe, c’est cette logique que nous accueillons.