vendredi 26 août 2016

22e dimanche du temps ordinaire - année C


L’évangile de ce jour (Lc 14, 1; 7-14), avec son histoire de mariage, d’invités prestigieux, de boiteux et d’estropiés, m’a fait penser à un beau film de Frank Capra: Lady for a day (1933). Le cinéaste avait-il conscience de traiter un archétype qui lui venait de la Bible? Peut-être pas; mais c’est sans doute l’une des forces de la parole de Dieu que des artistes s’en inspirent à leur insu, tant ce que propose la Révélation consonne avec notre humanité. 

L’intrigue de ce film hollywoodien est émouvante à souhait. Une ancienne danseuse espagnole qu’un accident de la vie a réduite à la misère, hante les rues de New York en vendant des pommes blettes et des journaux de la veille. “Apple Annie”, saoule du matin au soir, a pourtant obtenu la protection d’un petit truand, Dave the Dude, accro (et escroc) au jeu, car ses pommes flétries – pense-t-il – lui portent chance. Mais cette sympathique clocharde n’a pas toujours été une ivrogne: tandis qu’elle avait du succès sur les scènes de Broadway, elle a eu une fille pour qui elle a voulu une bonne éducation, qu’elle a confiée à sa sœur, en Espagne. Elle n’a avec cette fille qu’une relation épistolaire, dans laquelle elle parvient à lui faire croire qu’elle est toujours la grande dame qu’elle a été, qu’elle vit dans un palace et appartient à la meilleure société américaine. Lorsque sa fille lui annonce qu’elle va épouser un jeune aristocrate espagnol, Apple Annie se réjouit; mais elle s’épouvante lorsqu’elle apprend que sa fille, son fiancé et les nobles parents de celui-ci, débarquent à New-York pour la voir. Si le Comte Romero découvre qui sera la belle-mère de son fils, qu’elle n’est qu’une mendiante imbibée de gin, les fiançailles à coup sûr seront rompues et les cœurs des deux amoureux brisés. Avec l’aide de Dave the Dude, après des péripéties plus féériques que vraisemblables, et grâce à la sympathie amusée de quelques grands personnages, Apple Annie parvient à recevoir dans un faux logement, accompagnée d’un faux mari, avec un vrai orchestre de jazz, le Comte Romero et sa famille ainsi que tout ce que l’élite américaine compte de plus remarquable. Avant de repartir, la clocharde a offert à sa fille et à la famille de son futur gendre une fête improbable et décalée, incroyablement pittoresque et chatoyante, mêlant petits gangsters, nobliaux exotiques et grands de ce monde: une gloire factice mais un bonheur réel. 
Le dîner que Jésus décrit (Lc 14, 12-14) n’a rien à envier à cette étrange réception. Imagine-t-on en effet que des gens “comme il faut” vont organiser un cocktail mondain avec des manchots, des difformes, des margoulins? Une telle réjouissance serait une honte. Si Jésus nous donne cette parabole – et si Frank Capra, qui n’est pas un Docteur de l’Eglise, l’interprète judicieusement – on peut se demander en fait qui gagne quoi, qui fait une faveur à qui. On ne peut croire naïvement que les riches seraient seulement bien gentils d’inviter les pauvres à leur table pour leur accorder un peu de luxe le temps d’une fête de charité. Dès qu’on s’occupe un peu de ceux qu’on appelle “les pauvres” ou “les blessés de la vie” (pour les mettre dans une catégorie rassurante à laquelle, Dieu merci, nous n’appartenons pas nous-mêmes!) on découvre que ce n’est pas “nous” qui possédons la joie, mais qu’il y a chez “eux”, dans leur précarité, leur handicap, leur dénuement, une capacité d’épanouissement, de spontanéité, un rayonnement que “nous” n’avons pas. 

La vraie manière de faire une fête, ce n’est pas de se rassembler entre bourgeois bien-pensants ayant réussi leur vie: cela n’est pas une fête; ce peut être une soirée très agréable, très mondaine et très élégante. Mais ce n’est pas une fête. Une fête (je veux dire: une fête telle qu’elle puisse être décrite par Jésus comme parabole du Royaume des cieux), c’est autre-chose. C’est une réunion de pauvres qui, sans complexe, sans contrainte, sans souci de paraître, dévoilent leur joie d’être en vie, quelles que soient par ailleurs les épreuves et les larmes. Une fête, ce sont les chants (dissonants, faux: une bastringue) quelles que soient par ailleurs les angoisses et les tristesses. Il n’y a là aucun calcul, aucun intérêt, rien de prémédité; il n’y a que la joie simple et gratuite, l’accueil du présent, l’expression familière et cordiale d’un bonheur sans manigance. 

Un marginal un peu ingérable avait brièvement intégré une structure caritative qui lui fournissait de l’aide administrative et sociale. Lui n’apportait rien d’autre que sa bonne humeur et son insouciance, sa généreuse naïveté. Il dit un jour à un responsable de l’association (qui me l’a rapporté): «ils ont bien de la chance de nous avoir, ces bénévoles qui s’occupent de nous». Et c’était vrai. 

Si nous voulons participer à la «résurrection des justes» (Lc 14, 14) – et c’est bien, je crois, notre projet à tous – nous ne devons pas nous attendre finalement à quelque chose de guindé et de chic; nous risquerions d’être déçus. Le festin des noces auquel nous sommes conviés ne sera pas une garden-party sophistiquée et select. Cela ressemblera plutôt à nos assemblées dominicales, pourvu que nous soyons accueillants à toutes les détresses, ouverts à tous les malheurs. C’est dans une charité serviable, et là seulement, que se trouve la joie du Royaume. 


[illustration: Lady for a day, de Frank Capra (1933). 

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/La_Grande_Dame_d%27un_jour

source: 
https://moniqueclassique.wordpress.com/2014/08/27/movie-of-the-week-lady-for-a-day-1933/]

vendredi 19 août 2016

21e dimanche du temps ordinaire - année C


Il n’est pas très simple de bien comprendre le passage de la lettre aux Hébreux entendu à l’instant (He 12, 5-7 ; 11-13). Il y est question de leçon, de correction, de châtiment et un tel langage ne nous fait pas plaisir. Nous en avons fini, pensons-nous, avec l’image d’un Dieu qui punit (c’est l’année de la miséricorde!) et même humainement, la notion de châtiment est contestée de toute part, que ce soit dans le fonctionnement de la justice civile ou pénale, que ce soit dans la pédagogie. La punition apparaît comme le grand échec, comme la faillite de tout système d’éducation ou d’intégration – et l’échec se situe toujours plus du côté de celui qui punit que de celui qui a mérité d’être corrigé. Evidemment, avec de telles idées confuses, on est mal armé pour lire notre texte. 

Et puis, comme si cela ne suffisait pas, l’auteur qui parle de choses tellement déplaisantes ose introduire son propos par une expression insoutenable: «Frères, n’oubliez pas cette parole de réconfort, qui vous est adressée comme à des fils» (He 12, 5). Voilà maintenant que tous ces discours sur les punitions et les châtiments de Dieu doivent être considérés comme un propos de consolation, comme la définition même de notre condition filiale: mais qui voudrait être fils d’un père aussi sévère? Est-il vraiment père, d’ailleurs, celui qui ne pense qu’à prendre ses enfants en défaut pour pouvoir leur faire payer par quelque mauvais traitement leurs défaillances? Est-il vraiment père celui dont le seul moyen éducatif est la sanction? 

A moins de penser que la Bible nous présente une image tellement révoltante des relations entre Dieu et les hommes (et auquel cas, il serait raisonnable de cesser de croire) il doit s’agir d’autre chose. Essayons donc de mieux lire. La morale biblique de la paternité et de la filiation se distingue assez clairement des pratiques antiques du paganisme précisément en ceci que l’autorité du maître de maison est toujours tempérée par une certaine modération, pour respecter l’inaliénable dignité des autres membres de la famille. Si dans le paganisme grec (spartiate ou athénien), si dans la pédagogie romaine, le premier argument pédagogique est bien souvent le fouet ou la férule, le père selon le nouveau Testament est un homme bienveillant et miséricordieux qui, selon le mot de Paul, se retient d’exaspérer ses fils: «Parents, n’exaspérez pas vos enfants, de peur qu’ils ne se découragent» (Col 3, 21). On sait bien qu’une pédagogie trop inquisitrice, trop portée à la vérification, qui se résume à la récompense et à la punition, décourage les enfants de bien faire. Elle les incite surtout à ne pas se faire prendre. L’enfant en conclut assez naturellement qu’il peut faire les bêtises qu’il veut, pourvu qu’il échappe à la vigilance de l’autorité: est-ce vraiment cela que veut transmettre une bonne éducation à la liberté et à la vertu? Et Paul, encore: «Et vous, parents, n’exaspérez pas vos enfants, mais usez, en les éduquant, de corrections et de semonces qui s’inspirent du Seigneur» (Ep 6, 4). Et qu’est-ce donc qu’une correction selon le Seigneur? 

Il est évident que dans la vie des hommes, dans la vie des peuples, se produisent des épreuves. Certaines sont injustes, purement imméritées: pourquoi telle maladie chez un homme dont la vie est saine? pourquoi tel échec chez un homme consciencieux? Mais il y a d’autres épreuves dont nous ne sommes pas totalement irresponsables: un homme imprudent paye parfois les conséquences de ses négligences; un tricheur est confronté à ses transgressions, un menteur enchevêtré, otage, des liens de ses mensonges. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui arrive à l’homme est perçu comme un mal, comme une souffrance. Quel est alors le rôle de Dieu? Si l’homme est sans aucune conscience, il souffre; qu’il s’y résigne ou qu’il se révolte, il ne tire aucune leçon, il n’apprend rien de ce qu’il souffre. Cet homme refuse, dans son épreuve, le regard de Dieu. Mais si l’homme possède une conscience attentive, s’il s’efforce de comprendre ce qui lui arrive, s’il cherche quelle est sa part de responsabilité ou quelle est son innocence, s’il essaye de relire sa vie et son épreuve sous le regard de Dieu, alors la souffrance peut se transformer en leçon, en apprentissage, en véritable éducation. 

Dans l’ancien Testament, on disait que Dieu venait «visiter» les fautes de son peuple. Ce verbe étonnant, «visiter» (1), voulait dire que Dieu, par le ministère d’un prophète, venait décrire, revisiter, faire l’inventaire de la transgression, la relire pas à pas avec le peuple ou le roi fautif. Et de la faute elle-même, Dieu faisait ainsi jaillir un bien, une connaissance, une lucidité, et peut-être même une conversion. Dieu n’était pas vu comme un “père fouettard” ni comme un bourreau, mais comme un éveilleur de conscience. Les corrections que Dieu donne à ses enfants sont de l’ordre de l’explication, pas de l’ordre de la violence; elles sont une invitation à progresser, et non une peine de vengeance ou de colère. 

Evidemment, une telle «visite» de Dieu n’est pas pour autant quelque-chose de drôle: «Quand on vient de recevoir une leçon, on n’éprouve pas de la joie, mais plutôt de la tristesse» (He 12, 11). Cela est vrai: celui qui, sous le regard de Dieu, fait son examen de conscience, qui détaille ses lâchetés et mesquineries, qui décortique son égoïsme, qui scrute ses mauvaises rancunes, celui-là n’est pas joyeux. Mais qu’il vienne à recevoir le pardon par un aveu sincère et franc, alors tout change: «Mais plus tard, quand on s’est repris grâce à la leçon, celle-ci produit un fruit de paix et de justice» (He 12, 11). Voilà comment Dieu en use avec nous, voilà comment il tire de notre mal un bien véritable. Dans la nuit de Pâques, on proclame la faute «heureuse» (2) – non que le mal soit un bien. Mais la bonté de Dieu est telle que même de nos culpabilités il sait, par sa visite, tirer de nous quelque conversion et nous rendre meilleurs. 

(1) En hébreu, le verbe est paqad. Qu’il soit parfois traduit par «châtier», «punir» ne simplifie pas sa compréhension. On voit quelques bons exemples d’une telle visite chez le prophète Isaïe (Is 29; en particulier le v. 6); chez Jérémie (Jr 9, 24). 
Le bibliste André Wenin a bien exploré cette question, avec lucidité et pertinence. 

http://www.editionsducerf.fr/librairie/auteurs/livres/5976/andre-wenin

(2) «heureuse faute qui nous valut un tel Rédempteur» (Louange pascale, Exsultet; Missel Romain, vigile pascale, consécration du cierge pascal). 

vendredi 12 août 2016

20e dimanche du temps ordinaire - année C


Ce pauvre Sédécias est vraiment un triste sire, un personnage peu sympathique et malchanceux, malmené par un destin trop grand pour lui. Tout ce qu’on sait de lui par la Bible est défavorable. Petit prince mal placé dans l’ordre dynastique, il ne serait jamais devenu souverain si Nabuchodonosor, mettant fin au règne de Joiakîn (en 597 av. JC), n’avait eu l’idée de placer ce personnage faible et lâche sur le trône. Joiakîn avait été un mauvais roi, et c’est – selon les chroniqueurs bibliques – dans la logique de son péché qu’il a vu la prise de Jérusalem et qu’il a été déporté. Sédécias ne valait pas mieux, et c’est bien ce que souhaitait le roi de Babylone: en établissant un mauvais roi, il s’assurait la docilité de la Ville sainte et pensait n’avoir plus de souci de ce côté-là. Qu’est-ce qui est passé dans la tête de Sédécias, pour qu’il ait l’idée de se révolter contre Nabuchodonosor? C’était là vraiment une imprudence, une ingratitude, une lâcheté; en un mot: une énorme bêtise qui valut (en 587 av. JC) à Jérusalem d’être détruite de fond en comble et à Sédécias de voir exécuter tous ses fils avant qu’on ne lui crève les yeux. Les mœurs de l’époque n’étaient pas tendres (1).

Mais cela, c’est la fin de l’histoire que Sédécias ne connaît pas encore tandis qu’il discute avec les princes de Jérusalem dans l’extrait du livre de Jérémie que nous venons d’entendre (Jr 38, 4-6 ; 8-10). Jérémie, lui, qui est prophète, dont la lucidité scrute non seulement les événements mais aussi les cœurs, a déjà une petite idée sur comment tout cela va mal finir. Ce n’est sans doute pas par plaisir qu’il annonçait à Jérusalem des catastrophes qu’il aurait préféré ne pas voir; et c’est d’ailleurs pour éviter cette ruine terrible – s’il était possible – qu’il prêchait vigoureusement contre les tentations de révolte. Jérémie voyait bien qu’il était irresponsable de s’opposer ouvertement à un envahisseur aussi puissant que les Babyloniens. Les armées de Nabuchodonosor étaient invincibles dans tout l’Orient: comment un petit royaume ruiné et asservi aurait-il la moindre chance? Aussi, la parole de Jérémie déplaît à tous les fauteurs de guerre, à tous les téméraires qui rêvaient d’une revanche, et l’on veut le faire taire. L’accusation est facile à porter: en prônant la soumission temporaire à l’occupant, Jérémie «démoralise tout ce qui reste de combattant dans la ville» (Jr 38, 4). De fait, il ne devait pas rester grand monde de prêt à combattre: toute l’armée avait été déportée dix ans plus tôt lors du premier siège. A peine restait-il quelques paysans, quelques artisans, quelques commerçants: est-ce avec cette escouade de petits bourgeois qu’on voulait affronter les redoutables guerriers de Babylone? Une telle troupe d’amateurs ne devait pas être très difficile à démoraliser, si tant est qu’ils aient eu un jour l’envie d’en découdre. Et voilà que les princes se plaignent à Sédécias de la propagande pacifiste de Jérémie, et Jérémie est jeté dans une citerne (Jr 38, 6). 

Sédécias est pourtant un homme sans conviction, toujours de l’avis du dernier qui a parlé. Avec la constance de la girouette (qui dément que ce soit elle qui tourne, mais plutôt le vent…) le voilà qui est entrepris par Ebed-Melek, un éthiopien dont nous ne savons pas grand-chose (était-il honnête, religieux ou opportuniste?) Ce «serviteur du roi» (tel est son nom) vient parler à Sédécias en faveur de Jérémie, contre l’avis des princes. Et comme Sédécias se moque de tout, comme il n’a aucune fermeté, il fait en secret tirer Jérémie de sa citerne. La suite de l’histoire est qu’il y aura une entrevue entre Jérémie et Sédécias; Jérémie, interrogé par le roi, lui conseillera la docilité pour éviter la ruine de Jérusalem. Contre l’avis qu’il avait sollicité, Sédécias aura une conduite imprudente et tout sera détruit. 

La morale d’une si mauvaise histoire est assez simple. Nous avons d’un côté un homme qui parle selon Dieu: Jérémie dit, au nom du Seigneur, un message constant de prudence et d’habileté diplomatique. Il ne sert à rien de rechercher la guerre – même si on pense la gagner, et moins encore si l’on est assuré de la perdre. Il vaut mieux composer avec l’ennemi. Jésus donnera un conseil semblable: «Quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera par s’asseoir pour examiner s’il est capable, avec dix mille hommes, de se porter à la rencontre de celui qui marche contre lui avec vingt mille? Sinon, alors que l’autre est encore loin, il lui envoie une ambassade pour demander la paix» (Lc 14, 31-32). C’est l’évidence même. De l’autre côté, nous avons un homme inconstant, dont la parole ne vaut rien, dont les propos n’expriment aucune conviction (non pas qu’il dissimule ce qu’il pense: il ne pense rien!) Un tel homme n’a pas de fiabilité. Son langage est «oui et non» (2Co 1, 17-18), contrairement à cette règle élémentaire de la parole: «Que votre langage soit: Oui? Oui; Non? Non. Tout ce qu’on dit de plus vient du Mauvais» (Mt 5, 37; cf. Jc 5, 12). 

Dans une époque troublée (et assurément, l’époque de Jérémie et de Sédécias était troublée) il est vraiment décisif d’avoir une parole précise, généreuse, fiable, une parole sur laquelle on puisse compter. Toute faiblesse s’avère désastreuse. On n’a pas besoin, dans un tel contexte, d’hommes qui manquent de conviction. Il ne s’agit pas de prêcher une fermeté illusoire; Jérémie, rappelons-le, était du côté d’une docilité profitable. Mais il était constant, jusqu’à l’obstination, dans son message d’apaisement. Ses adversaires, eux, étaient apparemment plus forts, puisqu’ils voulaient la confrontation avec l’ennemi; mais leur force était un rêve, un mirage, une hallucination. L’histoire a bien prouvé qu’ils n’étaient pas de taille à assumer leurs prétentions belliqueuses. Et au milieu, pour départager ces deux camps, un roi inconsistant, balloté par toutes les opinions a conduit son peuple au désastre. Voilà ce qui fait une défaite. Si la force des pacifiques n’est pas écoutée, si le pays est conduit par un mou qui n’a pas de direction, alors c’est la ruine. Ce fut vrai en 587 av. JC., mais cette loi est peut-être plus générale qu’il n’y paraît. Il conviendrait de s’en souvenir. 

(1) Tout cela est raconté dans la Bible : 2R 24-25 et 2Ch 36. 

jeudi 4 août 2016

19e dimanche du temps ordinaire - année C


«Frères, la foi est la façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas» (He11, 1). Tous les docteurs médiévaux qui ont écrit sur la foi ont commencé par cette définition: la foi comme preuve de l’invisible. Notre monde comporte deux parties, «l’univers visible et invisible» comme dit notre Credo. Il y a ce qu’on voit; pour cela, la foi n’est pas nécessaire: nous le connaissons par mode d’évidence. Et puis il y a des choses invisibles, des réalités qui demandent une attention plus grande: la présence de Dieu, la grâce dans les âmes, l’efficacité des sacrements, l’inspiration de la Bible – voilà des choses que nous connaissons, mais que nous ne voyons pas. Comment les connaissons-nous? Précisément par la foi. C’est par la foi que nous savons que Dieu existe, que nous savons que le Bible a été inspirée, que la grâce est présente dans les âmes, que les sacrements sont une œuvre du Christ. Rien de cela n’est évident, et pourtant, par la foi, nous en avons la certitude. La foi, c’est d’abord cela. 

Une telle attitude, qui consiste à connaître une réalité invisible, n’est évidemment pas naturelle. Elle remonte, selon la Bible, à Abraham en qui nous reconnaissons notre père dans la foi. Cette attention nouvelle au monde invisible a été pour lui source d’une vie étonnante. Sa foi l’a conduit à mener, aux yeux de ses contemporains, une existence étrange. Souvenez-vous: il vivait chez son père, Térah, dans une condition de prestige et de richesse; il n’avait aucune raison de quitter ce confort. Et découvrant invisiblement que le Seigneur s’adressait à lui, Abraham a pris une décision inattendue, incompréhensible: «Grâce à la foi, Abraham obéit à l’appel de Dieu: il partit vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partir sans savoir où il allait» (He11, 8; Gn12). Voilà bien la démarche d’un croyant: il quitte sa famille, il renonce à son niveau de vie, il abandonne son bien-être pour aller nulle part, pour aller n’importe où. Est-ce raisonnable? A vue humaine, cela semble un peu fou – et c’est bien ainsi que sa famille et ses amis ont dû le considérer. Et pourtant, s’il vaut mieux «obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes» (Ac5, 29), c’est bien le contraire qui serait insensé: si Dieu appelle, qui serait assez lâche pour ne pas lui répondre? Si Dieu nous demande de sortir, qui serait assez stupide pour préférer ses petites habitudes et rester chez soi? Evidemment, il faut savoir si c’est vraiment Dieu qui appelle; pour cela, depuis Abraham, la tradition biblique ne manque de science spirituelle, d’expérience des âmes pour savoir «discerner quelle est la volonté de Dieu» (Rm12, 2). L’Eglise s’est dotée de méthodes spirituelles pour connaître la volonté du Seigneur; saint Ignace de Loyola, au XVIe s., s’est fait le spécialiste de cela. Tout le monde sait comment le ministère des prêtres, aujourd’hui, est vraiment au service de ce discernement. Mais une fois qu’on connaît, dans la foi, ce à quoi Dieu nous appelle pour notre bonheur, il serait vraiment mesquin de refuser cet appel, dût-on, pour y répondre, passer pour un peu fou aux yeux du monde. Abraham, préférant la folie de la foi à la prudence du confort, préférant le défi du nomadisme à la certitude des sédentaires, préférant la confiance dans l’invisible plutôt que le refuge dans l’évidence, Abraham a choisi de partir, et de vivre en renonçant même à voir l’accomplissement de ce que Dieu lui avait promis: il a vécu dans la foi et «c’est dans la foi, sans avoir connu la réalisation des promesses», qu’il est mort (He11, 13). Vivre dans la foi, mourir dans la foi: n’est-ce pas là encore une folie? On pourrait, à la rigueur, accepter de vivre dans la foi pour un temps, mais que Dieu nous fasse avant notre mort un petit signe, qu’il nous fasse un clin d’œil, qu’il nous montre clairement sa présence. Mais non: il s’agit de vivre et de mourir dans la foi, parce que, de même qu’Abraham «pensait que Dieu est capable de ressusciter les morts» (He11, 19), de même nous croyons en la résurrection et en la vie éternelle. La foi dans laquelle nous vivons, la foi dans laquelle nous mourrons, c’est cette foi qui va plus loin que la mort. 

Et qu’est-ce que cela change d’être croyant? Aux yeux du monde, on passe pour un peu fou; on vit d’une manière étrange, et on renonce à recevoir avant la mort une confirmation claire, une certitude tangible de ce à quoi nous croyons. Ce que cela change, l’auteur de l’épître aux Hébreux le dit dans une formule magnifique, qui vaut toutes les récompenses, toutes les preuves. En parlant de tous ces patriarches qui ont vécu et qui sont morts dans la foi, il dit: «Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu» (He11, 16). Oui, le Seigneur accepte qu’on le nomme le «Dieu d’Abraham»; bien plus, lui-même se présente: «Je suis le Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob» (Ex3, 6; Lc20, 37). Quand un homme est vraiment un croyant, Dieu n’a pas honte d’être appelé le Dieu de cet homme. Et cet homme peut dire alors, en toute vérité, «mon Dieu», sans craindre d’être désapprouvé par Dieu. On le dit sans y penser, pourtant cette invocation est bouleversante: si je peux dire «mon Dieu», sans que Dieu ait honte de moi, vous voyez ce qu’est la foi. Je suis pourtant bien imparfait, bien fragile, bien défaillant; mais je crois. Et parce que je crois, Dieu accepte d’être appelé «mon Dieu» comme il trouvait plaisir à être appelé le «Dieu d’Abraham». 

Dans le contexte troublé et violent de ces derniers jours, le cardinal Vingt-Trois déclarait: «ce qui est important, c’est que les catholiques ne perdent pas le sens de leur foi» (1). Nous croyons sans évidence en un Dieu vivant, plus puissant que la mort. C’est dans cette conviction que nous voulons vivre et mourir, et Dieu n’a pas honte d’être appelé notre Dieu. Voilà quel est le sens de notre foi. 

(1) http://www.famillechretienne.fr/politique-societe/societe/mgr-vingt-trois-appelle-les-catholiques-a-ne-pas-perdre-le-sens-de-leur-foi-200067