vendredi 22 novembre 2013

Christ Roi - année C

La royauté du Christ n’est pas une notion qui nous parle beaucoup aujourd’hui, sans doute parce que nous ne savons plus très précisément ce qu’est un roi. Pourtant, il semble bien que, dans les récits de la Passion, cette vérité constitue un enjeu capital. L’inscription placée au dessus de la Croix : « Celui-ci est le roi des Juifs » (Lc 23, 38) n’est pas anodine, pas plus que la demande du larron : « souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton règne » (Lc 23, 42).
Dans le contexte de Luc, il semble que la royauté du Christ doive être comprise dans le sens de la miséricorde. Dans les systèmes judiciaires antiques, le roi est celui qui peut accorder une grâce ultime à un homme qui a été légitimement condamné par un juge. Le rôle du juge est de déterminer la culpabilité et de prononcer la sentence. Le pouvoir du roi ne contredit pas celui du juge, mais le roi, qui est en quelque sorte un juge suprême, peut prononcer une grâce ; il ne réhabilite pas le condamné, mais lui épargne le châtiment. Le larron sait très bien que c’est en toute justice qu’il a été soumis à la peine de mort et que c’est selon la loi qu’il se trouve maintenant attaché à cette croix. Il ne présente donc pas une défense, une justification : il a fait le mal, il le sait et il l’assume. Il ne lui reste plus, en dernier recours, qu’à présenter une requête en grâce auprès d’un roi et c’est, in extremis, vers Jésus qu’il se tourne.
La réponse de Jésus évoque également, d’une manière discrète mais explicite, sa royauté. Dans la Bible, le mot « paradis » désigne avant tout le jardin d’un palais royal. Au sens premier, c’est le jardin de Salomon qui était d’une splendeur incomparable : « Je me suis fait des jardins et des paradis » (Qo 2, 5) dit-il fièrement, pour assurer son prestige. Lorsque le traducteur de la Bible grecque aura l’idée d’appeler « paradis » le jardin d’Eden (Gn 2), le choix de ce mot sera parfaitement cohérent avec l’affirmation de la dignité du Créateur : Dieu est le roi de sa création. Pour un Français, le lien entre royauté et jardin est encore lisible dans le parc de Versailles ; Louis XIV savait très bien qu’un roi chrétien se doit d’avoir un jardin merveilleux, un paradis. Mais revenons à l’évangile : lorsque Jésus promet : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43), c’est comme s’il disait : « je suis roi et je t’accorde la grâce que tu me demandes, mais c’est trop peu que je te sauve simplement du châtiment ; je veux également te recevoir chez moi, te faire profiter de mon jardin, de recevoir à la cour, t’associer à ma royauté ». Le larron n’en demandait pas tant : quand un roi gracie un condamné, il lui permet de rentrer chez lui ; il ne l’invite pas à loger au palais. Or là, il dit : « tu seras avec moi dans le paradis ». Voyez bien que Jésus fait de ce malfaiteur repenti non seulement un pécheur pardonné, mais encore un saint glorieux ; un bandit devient un ‘‘grand’’ du royaume. Dans les contes de fées, ce sont les pauvres qui deviennent princes ; dans l’évangile, ce sont les criminels qui deviennent princes.
La royauté du Christ est donc la plus audacieuse entreprise de miséricorde, la plus grande œuvre de grâce que Dieu révèle à l’humanité. Le « règne de grâce et de sainteté » que nous chantons dans la préface est ainsi pour toute l’humanité pécheresse l’occasion d’entrer dans une nouvelle alliance avec le Seigneur. La miséricorde du roi est gratuite et n’exige donc rien en contrepartie : le Christ Roi nous accorde sa grâce gratuitement, parce qu’il nous aime et qu’il ne veut pas nous laisser nous perdre. Et pour une brève confession, pour un aveu de ce qu’il sait déjà, il nous accorde tous les bienfaits de sa bonté, nous faisant rois, car lui-même est Roi ; il nous introduit dans sa propre joie, il nous donne part à sa propre autorité. C’est là que le mystère est le plus étonnant : par la grâce du Christ, nous ne sommes pas simplement invités à une belle fête du repentir ; nous est confié en même temps une royauté, c’est-à-dire un pouvoir spirituel. C’est à des pécheurs justifiés que s’adressent ces paroles de saint Paul : « L’homme spirituel juge de tout, et n’est lui-même jugé par personne » (1Co 2, 15) ; ou encore : « ignorez-vous que les saints jugeront le monde ? » (1Co 6, 2).
Ces paroles sont étonnantes et le mystère de l’Eglise prend alors une dimension nouvelle. Si être pardonné veut dire : recevoir l’autorité royale du jugement, quelle responsabilité est donc confiée aux juges que nous sommes ? On comprend alors que le seul jugement que nous puissions prononcer en justice est celui-ci : « de même que j’ai été pardonné par le Christ, que j’ai crucifié, de même je ne puis que pardonner à ceux qui m’ont fait moins de mal que je n’en ai fait au Christ ». Contre qui, en effet, le larron pouvait-il exercer sa rancune après avoir été ‘‘béatifié’’ par Jésus ? Avant d’être pardonné par Jésus, il pouvait en vouloir à ses bourreaux, mais il n’avait pas le pouvoir de les juger ; en lui pardonnant sa faute, Jésus le fait entrer dans son paradis, l’associe à sa royauté, lui donne donc ce pouvoir de juger que détiennent les saints. Est-ce que ce larron pardonné peut maintenant exercer son ressentiment ? Sa rancune ne devient-elle pas purement sans objet ? De même, si, en me pardonnant, Jésus me confie le pouvoir judiciaire qu’il accorde aux saints, que puis-je faire d’autre que de pardonner à mon tour ?
L’enseignement moral de cette fête de la royauté du Christ peut donc se résumer ainsi : « pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a pardonnés, faites de même » (Col 3, 13). Ou bien, pour dire la même chose avec des mots plus familiers et plus exigeants : « que ton règne vienne… pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». 

samedi 16 novembre 2013

33ème dimanche - année C

La fin de l’année liturgique nous permet de réentendre ces grands discours apocalyptiques de Jésus. Ce n’est peut-être pas la partie de l’évangile avec laquelle nous sommes les plus familiers ; néanmoins, ces textes qui semblent parler de la fin du monde possèdent une vraie utilité car, spirituellement, tout homme doit vivre comme si la conclusion de toute son histoire, et même de toute l’Histoire, était imminente. Tel est le sens du commandement que Jésus donne à plusieurs reprises dans l’évangile : « Veillez » (Lc 21, 36), et cet impératif est au présent, pour maintenant.
Dans le texte entendu aujourd’hui (Lc 21, 5-19), nous voyons une grande confusion : le mal est partout, le monde paraît totalement bouleversé par une violence universelle. Le tableau de cette catastrophe finale est très bien composé et, pourvu que nous ayons un regard un peu systématique, il nous est possible de lire, dans cette désorganisation pénible, une description précise. Procédons avec ordre.
Il y a d’abord une forme de mal qui vient de la nature : Jésus évoque des tremblements de terre et des famines (Lc 21, 11). La nature est puissante et, en regard de la fragilité humaine, on peut dire qu’elle est violente. Dans l’histoire de l’Occident, on pense au tremblement de terre de Lisbonne (1er novembre 1755) qui a très profondément marqué la philosophie : le monde est-il donc « un désordre éternel, un chaos de malheurs »[1] ? On peut penser également au tsunami du 26 décembre 2004 dans l’Océan indien, au récent typhon sur les Philippines. Les récits de ces désastres ne manquent pas, qui constituent des énigmes : où est Dieu ? On voit ici une première forme de mal devant laquelle l’homme est impuissant ; ou plutôt : l’homme ne peut montrer sa grandeur, au cœur de si terribles événements, que par l’engagement d’une vraie charité. Si la nature tue aveuglément, l’homme est plus grand que la nature, car il peut secourir et aider avec une vraie compassion.
Sont ensuite décrites deux formes de mal, plus graves, parce qu’elles impliquent des hommes qui sont considérés comme extérieurs. Jésus évoque explicitement la destruction du Temple (Lc 21, 6), ce qui arrivera en 70 ap. JC (une quarantaine d’années après ce discours de Jésus) sous la conduite de Titus. Cet événement sera une vraie catastrophe nationale, un traumatisme ineffaçable pour le Judaïsme. Mais la cause du mal est ici tout à fait extérieure : les Romains qui ont saccagé le sanctuaire ne sont pas des Juifs. Leur acte est très douloureux, certes, mais il vient d’ailleurs. Plus difficile à admettre seront, pour les disciples de Jésus, Juifs convertis au christianisme, la persécution qu’ils auront à subir de la part de leurs frères (Lc 21, 16). L’origine du mal est plus proche, plus intime. S’il est très douloureux d’être combattu par la cruauté des Romains, la souffrance est plus vive encore lorsque celui qui s’oppose à vous est un familier. Certes, ces Juifs qui persécutaient les chrétiens n’étaient pas chrétiens, évidemment, et leur violence venait donc de l’extérieur de l’Eglise. Mais les Juifs qui persécutaient et les chrétiens persécutés avaient même origine, et cela rendait l’oppression particulièrement douloureuse.
Mais, dit Jésus, il y aura pire encore : à l’intérieur même de l’Eglise, entre les croyants eux-mêmes, une nouvelle forme de mal, plus sournoise, et plus dévastatrice, va se développer sous la forme de la séduction (Lc 21, 8), de la supercherie, de l’hérésie. Des chrétiens, incontestablement chrétiens, vont développer des formes d’escroqueries spirituelles pour détourner les fidèles de l’Eglise et les attirer dans des sectes étranges et nuisibles. Les hérésiarques – on dirait aujourd’hui : les gourous – prétendront avoir une autorité divine et, par leur habileté à manipuler des esprits faibles, ils dévasteront la vraie Eglise. Ce mal est le pire de tous, car l’origine du mal n’est pas extérieure, mais bien intérieure à l’Eglise. Et une telle trahison de la foi est infiniment plus douloureuse que la guerre des Romains ou que la persécution des Juifs. Saint Jean avait prévenu ses disciples au sujet de ces antéchrists : « ils sont sortis de chez nous » (1Jn 2, 19) dit-il ; quelle angoisse dans ce constat ! Y a-t-il quelque chose de pire que ce mal que des chrétiens, officiellement chrétiens, causent à l’Eglise ?
Il existe pourtant quelque chose de plus défavorable encore, que Jésus ne fait que suggérer, voulant prévenir que cela n’arrive. Il le dit sous la forme d’un conseil : « ne vous laissez pas séduire » (Lc 21, 8) ; il en parle également dans une exhortation : « c’est par votre persévérance que vous obtiendrez la vie » (Lc 21, 19). Jésus veut dire que, dans cet effondrement complet qui vient de la violence de la nature, de la guerre des Romains, de la persécution des Juifs, de la supercherie des gourous, ce qui pourrait arriver de plus grave serait qu’on se laisse décourager. Car tout ce mal qu’on observe reste, tant qu’on l’observe, une réalité extérieure à notre conscience. Tout ce mal qui se fait à l’extérieur de moi m’afflige, me blesse, me choque ; c’est vrai. Mais il reste au-dehors. Mais si je me décourage, si je me désespère, alors je deviens complice de ce mal auquel je me résigne ; alors le mal, qui était extérieur, contamine, pour ainsi dire, ma propre conscience et me devient intérieur, intime. C’est cela, en définitive, que Jésus voudrait que nous évitions, alors même que nous ne pouvons pas empêcher que le chaos règne partout.
Dans cette ambiance pleine de bruits et de fureur, le secours de Dieu nous manque-t-il pourtant ? La parole consolante que Jésus nous délivre peut sembler bien dérisoire : « un cheveu de votre tête ne se perdra pas » (Lc 21, 18). Qui, vraiment, ferait attention à sa coiffure en pareilles circonstances ? L’expression est une manière de parler en usage dans l’Antiquité (Lc 12, 7) qui indique la discrétion de la présence divine lorsque l’univers s’effondre, mais aussi combien Dieu reste alors proche de l’homme. Dieu n’empêche ni le tremblement de terre, ni la guerre, ni la persécution, ni les supercheries ecclésiales – car nous voyons bien que tout cela se produit ; mais il nous demande de ne pas associer notre responsabilité à ceux qui font le mal. De cela, notre vigilance attentive et la proximité de sa grâce nous préservent.


[1] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756).

vendredi 8 novembre 2013

32ème dimanche - année C

Il y a entre les sept frères de la première lecture (2M 7) et le Christ de l’évangile (Lc 20, 27-38) deux points communs : tout d’abord, ils parlent de la résurrection et développent avec de bons arguments leur foi en Dieu qui est capable de donner la vie aux morts ; ensuite, tous seront confrontés à une mort violente, les sept frères au martyre, Jésus à la Croix. De telle sorte qu’on doit sans doute établir une relation entre ces deux aspects dont la présence conjointe ne peut être fortuite : on ne peut parler de la résurrection que si l’on est capable de donner sa vie sans craindre les souffrances ni les blessures, sans avoir peur de la persécution ni des tortures. Ceux qui ont condamné Jésus, les Sadducéens, et celui qui a condamné les sept frères, le roi Antiochus, ne sont pas capables de parler de la résurrection, tranquillement installés qu’ils sont dans une violence qu’ils entretiennent à leur avantage. Celui-là seul qui est persécuté et qui affronte l’adversité avec courage a le regard assez pur, l’intelligence assez habituée aux vérités de Dieu pour entrevoir le mystère d’une vie future.
Dans ce contexte, on peut aussi comprendre que la résurrection n’est pas simplement l’inverse de la mort. D’une manière trop simple on dit que mourir c’est passer de la vie à la mort et que ressusciter c’est passer de la mort à la vie – c’est vrai, mais ce n’est pas suffisant. Car, dans la Bible, la résurrection est bien plutôt le contraire du meurtre : subir un meurtre c’est être tué pour sa foi, pour la vérité, et faire de cette persécution accomplie dans la haine l’occasion d’un sacrifice célébré dans l’amour – « ceci est mon corps livré, mon sang versé » dira Jésus, indiquant dans la parole eucharistique cette charité inconditionnelle dont il aime chacun de nous. Qu’est-ce donc alors que la résurrection ? On peut dire que c’est, pour celui qui a offert sa vie alors qu’on voulait la lui prendre, la réponse de Dieu à son sacrifice. Un homme a reçu de Dieu la vie une première fois ; cet homme a ensuite lui-même offert sa vie par fidélité à la loi de Dieu ; Dieu, qui est le Vivant, lui donne alors la vie une seconde fois de manière définitive. La résurrection, c’est cela : l’accès à une plénitude de vie, au-delà de l’offrande ; en d’autres termes : le don par Dieu d’une vie plénière à ceux qui ont pris le risque de la fidélité. Ainsi, l’alternative n’est donc pas simplement entre mourir et vivre ; car lorsqu’on veut défendre sa vie, on ne vit pas vraiment, on survit tout au mieux, ce qui n’est pas très épanouissant. Les jeunes israélites mis à mort devant le roi Antiochus ont bien compris que l’homme a plutôt le choix entre, d’une part, persécuter et mourir, et, d’autre part, offrir sa vie et ressusciter.
Si nous sommes invités à la résurrection, cela comporte donc l’exigence de ne pas vivre égoïstement, en faisant des autres des moyens de son confort personnel – l’égoïsme est d’ailleurs une forme de persécution. Si nous sommes invités à la résurrection, c’est parce que nous avons été unis au Christ au jour de notre baptême, et que désormais notre vie est orientée dans la logique du don de nous-mêmes à nos proches, à l’Eglise, et à Dieu. Evidemment, pour la plupart d’entre nous, cela ne prendra pas la modalité violente du martyre, heureusement ; mais l’exigence n’est pas moindre. En servant nos frères quotidiennement, en renonçant à nous-mêmes quotidiennement au profit de notre famille, en prenant chaque jour notre croix à la suite du Christ, nous vivons la même chose, nous sommes unis au même amour, nous agissons avec la même fidélité dont les martyrs ont témoigné en un instant. Et la réponse de Dieu n’est pas moins belle pour nous que pour les témoins qui ont versé leur sang : la vie éternelle qu’il nous propose, la résurrection qu’il nous promet n’est pas une petite récompense, une compensation pour les malheurs de la vie. Elle est, bien plus profondément, la continuation de l’amour dont nous avons aimé nos proches. La résurrection, en définitive, c’est cela : continuer à aimer réellement ceux pour qui nous avons offert notre vie. La doctrine de la résurrection nous permet de comprendre que vivre, c’est aimer ; que vivre, c’est donner sa vie. Aussi paradoxal que cela paraisse, Jésus insiste ailleurs : Quiconque recherche la préservation de sa vie, la perd ; et quiconque risque de perdre sa vie, obtient un surcroît de vitalité (cf. Lc 17, 33).
Cela, les sadducéens de l’évangile, embourgeoisés dans leur intransigeance et leur réflexe de persécution, sont incapables de le comprendre. Leur affaire, ce n’est pas la vie, ce n’est pas l’amour ; leurs préoccupations, c’est le culte et la Loi de Moïse. C’est pourquoi ils sont capables de perdre leur temps à inventer des histoires invraisemblables pour prouver des choses impossibles. Ils vont chercher cette vieille légende de la femme aux sept maris qui traînait dans la littérature orientale (cf. Tob 3, 8) et pensent faire de ce conte absurde un argument contre la résurrection. Voilà bien leur méthode : partir de l’invraisemblable pour démontrer le faux. Jésus les interroge alors avec la seule question qui vaille : avec de telles sornettes, qui est leur Dieu ? Si le Seigneur d’Israël, qu’ils prétendent adorer, n’est pas le Dieu de la résurrection, c’est-à-dire : si Abraham, Isaac et Jacob sont définitivement morts, alors le Seigneur d’Israël n’est qu’un petit dieu infernal, une divinité comparable aux dieux souterrains du paganisme, un gardien du sous-sol. Mais pour comprendre cela, il faut être près à risquer sa vie dans la foi ; cela, Abraham, Isaac et Jacob l’ont fait, et ils sont vivants maintenant. Cela Jésus le fait, et il va mourir bientôt, et il mourra pour ressusciter. Cela les chrétiens le feront, martyrs et croyants, donnant à leur vie terrestre une valeur de charité qui est déjà vie éternelle. Mais les sadducéens, qui n’ont comme seul horizon que leur confort et leur violence, ne pourront jamais comprendre cela, et, dans leur ignorance, ils n’ont même pas l’impression qu’il leur manque quelque-chose.
Retirons de cette page d’évangile, pour nous-mêmes, que pour ressusciter, il nous faut donner notre vie. Certes, le don de nous-mêmes dans la charité, dans le témoignage, n’est jamais complet, absolu, sans retour. Avec toute notre bonne volonté, nos efforts pour nous mettre au service des autres sont marqués par des maladresses, des incompréhensions, des étroitesses, et on peut faire souffrir, on peut persécuter ceux qu’on aime, sans le savoir, sans le vouloir. Y aura-t-il alors une résurrection pour nous ? En faisant confiance à la miséricorde de Dieu (mais les sadducéens ne lui faisaient pas confiance), on peut dire avec espérance que notre résurrection sera ce même amour, aujourd’hui imparfait, purifié alors, illuminé, transfiguré. Et pour tous ceux qui ont aimé vraiment et qui ont offert leur vie dans la foi et la charité, la résurrection sera ainsi l’ultime offrande, l’amour définitif.


samedi 2 novembre 2013

31ème dimanche - année C

Zachée ne parvenait pas à voir Jésus « parce qu’il était de petite taille » (Lc 19, 3). Ce léger détail de l’évangile nous aide à comprendre d’une manière profonde ce que c’est que l’humilité. On croit que le succès dans la vie sociale consiste à se grandir, à s’élever, à se hausser. Et un défaut morphologique doit absolument être compensé par une volonté de réussite surdimensionnée. S’il n’est ni possible ni souhaitable de psychanalyser Zachée le petit, on comprend facilement qu’il était de ces hommes ambitieux qui attachent une haute importance à s’élever dans la société. Au gré de compromissions par très honorables, il a laissé de côté sa religion – lui aussi est fils d’Abraham (Lc 19, 9) – pour se mettre au service de l’occupant romain et il a bâti sa fortune personnelle en devenant collecteur d’impôts, puis chef des collecteurs d’impôts. Economiquement, c’est une belle réussite, une belle revanche sur sa petite taille ; mais voilà : quoique riche, Zachée reste de petite taille et lorsque Jésus passe, il n’est, malgré sa richesse, qu’un petit homme qui essaye de se frayer un chemin dans une foule de gens plus hauts que lui. Et comme il sait qu’il faut monter, toujours monter, il trouve un sycomore qui sera pour cette fois l’instrument de son ascension. Il grimpe sur l’arbre et maintenant il voit la foule d’en haut, et d’un beau coup d’œil condescendant il peut contempler tous ceux qui sont restés en bas : quelle réussite !
Mais c’est là, au cœur de son orgueil, de sa “folie des grandeurs”, que Jésus va venir bouleverser le petit monde de Zachée. Les premiers mots de Jésus retentissent comme quelque chose d’inouï, quelque chose que Zachée n’aurait jamais imaginé : « Zachée, descend vite » (Lc 19, 5). Ca, c’est vraiment une parole dont Dieu a le génie, qui vient totalement surprendre l’homme. L’homme voulait monter, monter jusqu’au ciel, et Dieu descend du ciel pour lui annoncer au contraire que l’important est de s’abaisser. « Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé » (Lc 18, 14) entendions-nous dans l’évangile de dimanche dernier. Jésus vient nous révéler une toute autre logique, que nous ne pouvions pas découvrir par nous-mêmes et qui qu’il doit nous apprendre : la logique de l’humilité.
Le point ultime de cette logique c’est la parfaite coïncidence de la plus extrême déréliction du Christ, mourant sur la Croix, et de son exaltation souveraine. « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32). La Croix du Christ, ce bois atroce, est en même temps son extrême infamie et son triomphe le plus absolu. D’une manière paradoxale saint Paul dit qu’il ne se glorifie de rien, sinon de la Croix du Christ (Ga 6, 4). Comment peut-on se glorifier de l’humiliation de Jésus ? Cela n’a humainement pas de sens. Mais c’est là pourtant que le Christ nous appelle. Il nous voit surplombant les autres, essayant par tous les moyens de nous élever encore un peu plus : « Jusqu’où ne monterais-je pas ? ». Et devant nos efforts dérisoires, inutiles et vains, le Christ vient nous donner cet ordre inimaginable : « Descends vite ».
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Zachée qui n’était aucunement préparé à une telle irruption de la logique de l’humilité dans sa vie, s’est laissé faire ; il a accepté. Il est descendu. Il ne faut pas croire que Zachée était un riche au cœur bon avant de rencontrer le Christ. Zachée n’était qu’un arriviste qui ne préoccupait que de sa place dans la hiérarchie sociale ; ça ne fait pas de lui un brigand, certes, mais ça ne fait pas de lui non plus un petit saint. C’est très précisément « un pécheur » comme le disent justement ceux qui s’étonnent (Lc 19, 7). Ce qui est extraordinaire c’est que la puissance de la parole de Jésus vient le toucher et terrasser en un instant toutes ses convictions terrestres. Dès cet instant, Zachée est complètement retourné et s’engage dans une nouvelle voie. De même que saint Paul, le pharisien, sera anéanti sur le chemin de Damas, en une seconde Zachée, le publicain, a été converti, retourné, changé du tout au tout.
Ainsi bouleversé, Zachée va enfin pouvoir rencontrer Jésus. Il cherchait à le voir et pensait que sa petite taille était un obstacle ; maintenant il le voit parce qu’il a été débarrassé de son ambition folle. Et alors il abandonne tout, il laisse tout. Il a trouvé le trésor, la perle fine, la vraie richesse et il vend tout ce qu’il a et le donne aux pauvres. Et désormais son trésor est dans le ciel, là où il ne pouvait pas monter tout seul.
Assurément, dans cette rencontre imprévue avec Jésus, Zachée a trouvé une joie authentique, une joie qu’il n’a jamais goûtée auparavant. Trop souvent, notre ambition nous rend tristes. En vérité, c’est un peu dommage de nous gâcher la joie à cause de nos désirs de grandeur, à cause de tous les petits calculs mesquins, les manœuvres politiques, les hypocrisies que cela impose. Demandons alors au Seigneur la grâce d’oser être heureux, humblement heureux.