samedi 16 novembre 2013

33ème dimanche - année C

La fin de l’année liturgique nous permet de réentendre ces grands discours apocalyptiques de Jésus. Ce n’est peut-être pas la partie de l’évangile avec laquelle nous sommes les plus familiers ; néanmoins, ces textes qui semblent parler de la fin du monde possèdent une vraie utilité car, spirituellement, tout homme doit vivre comme si la conclusion de toute son histoire, et même de toute l’Histoire, était imminente. Tel est le sens du commandement que Jésus donne à plusieurs reprises dans l’évangile : « Veillez » (Lc 21, 36), et cet impératif est au présent, pour maintenant.
Dans le texte entendu aujourd’hui (Lc 21, 5-19), nous voyons une grande confusion : le mal est partout, le monde paraît totalement bouleversé par une violence universelle. Le tableau de cette catastrophe finale est très bien composé et, pourvu que nous ayons un regard un peu systématique, il nous est possible de lire, dans cette désorganisation pénible, une description précise. Procédons avec ordre.
Il y a d’abord une forme de mal qui vient de la nature : Jésus évoque des tremblements de terre et des famines (Lc 21, 11). La nature est puissante et, en regard de la fragilité humaine, on peut dire qu’elle est violente. Dans l’histoire de l’Occident, on pense au tremblement de terre de Lisbonne (1er novembre 1755) qui a très profondément marqué la philosophie : le monde est-il donc « un désordre éternel, un chaos de malheurs »[1] ? On peut penser également au tsunami du 26 décembre 2004 dans l’Océan indien, au récent typhon sur les Philippines. Les récits de ces désastres ne manquent pas, qui constituent des énigmes : où est Dieu ? On voit ici une première forme de mal devant laquelle l’homme est impuissant ; ou plutôt : l’homme ne peut montrer sa grandeur, au cœur de si terribles événements, que par l’engagement d’une vraie charité. Si la nature tue aveuglément, l’homme est plus grand que la nature, car il peut secourir et aider avec une vraie compassion.
Sont ensuite décrites deux formes de mal, plus graves, parce qu’elles impliquent des hommes qui sont considérés comme extérieurs. Jésus évoque explicitement la destruction du Temple (Lc 21, 6), ce qui arrivera en 70 ap. JC (une quarantaine d’années après ce discours de Jésus) sous la conduite de Titus. Cet événement sera une vraie catastrophe nationale, un traumatisme ineffaçable pour le Judaïsme. Mais la cause du mal est ici tout à fait extérieure : les Romains qui ont saccagé le sanctuaire ne sont pas des Juifs. Leur acte est très douloureux, certes, mais il vient d’ailleurs. Plus difficile à admettre seront, pour les disciples de Jésus, Juifs convertis au christianisme, la persécution qu’ils auront à subir de la part de leurs frères (Lc 21, 16). L’origine du mal est plus proche, plus intime. S’il est très douloureux d’être combattu par la cruauté des Romains, la souffrance est plus vive encore lorsque celui qui s’oppose à vous est un familier. Certes, ces Juifs qui persécutaient les chrétiens n’étaient pas chrétiens, évidemment, et leur violence venait donc de l’extérieur de l’Eglise. Mais les Juifs qui persécutaient et les chrétiens persécutés avaient même origine, et cela rendait l’oppression particulièrement douloureuse.
Mais, dit Jésus, il y aura pire encore : à l’intérieur même de l’Eglise, entre les croyants eux-mêmes, une nouvelle forme de mal, plus sournoise, et plus dévastatrice, va se développer sous la forme de la séduction (Lc 21, 8), de la supercherie, de l’hérésie. Des chrétiens, incontestablement chrétiens, vont développer des formes d’escroqueries spirituelles pour détourner les fidèles de l’Eglise et les attirer dans des sectes étranges et nuisibles. Les hérésiarques – on dirait aujourd’hui : les gourous – prétendront avoir une autorité divine et, par leur habileté à manipuler des esprits faibles, ils dévasteront la vraie Eglise. Ce mal est le pire de tous, car l’origine du mal n’est pas extérieure, mais bien intérieure à l’Eglise. Et une telle trahison de la foi est infiniment plus douloureuse que la guerre des Romains ou que la persécution des Juifs. Saint Jean avait prévenu ses disciples au sujet de ces antéchrists : « ils sont sortis de chez nous » (1Jn 2, 19) dit-il ; quelle angoisse dans ce constat ! Y a-t-il quelque chose de pire que ce mal que des chrétiens, officiellement chrétiens, causent à l’Eglise ?
Il existe pourtant quelque chose de plus défavorable encore, que Jésus ne fait que suggérer, voulant prévenir que cela n’arrive. Il le dit sous la forme d’un conseil : « ne vous laissez pas séduire » (Lc 21, 8) ; il en parle également dans une exhortation : « c’est par votre persévérance que vous obtiendrez la vie » (Lc 21, 19). Jésus veut dire que, dans cet effondrement complet qui vient de la violence de la nature, de la guerre des Romains, de la persécution des Juifs, de la supercherie des gourous, ce qui pourrait arriver de plus grave serait qu’on se laisse décourager. Car tout ce mal qu’on observe reste, tant qu’on l’observe, une réalité extérieure à notre conscience. Tout ce mal qui se fait à l’extérieur de moi m’afflige, me blesse, me choque ; c’est vrai. Mais il reste au-dehors. Mais si je me décourage, si je me désespère, alors je deviens complice de ce mal auquel je me résigne ; alors le mal, qui était extérieur, contamine, pour ainsi dire, ma propre conscience et me devient intérieur, intime. C’est cela, en définitive, que Jésus voudrait que nous évitions, alors même que nous ne pouvons pas empêcher que le chaos règne partout.
Dans cette ambiance pleine de bruits et de fureur, le secours de Dieu nous manque-t-il pourtant ? La parole consolante que Jésus nous délivre peut sembler bien dérisoire : « un cheveu de votre tête ne se perdra pas » (Lc 21, 18). Qui, vraiment, ferait attention à sa coiffure en pareilles circonstances ? L’expression est une manière de parler en usage dans l’Antiquité (Lc 12, 7) qui indique la discrétion de la présence divine lorsque l’univers s’effondre, mais aussi combien Dieu reste alors proche de l’homme. Dieu n’empêche ni le tremblement de terre, ni la guerre, ni la persécution, ni les supercheries ecclésiales – car nous voyons bien que tout cela se produit ; mais il nous demande de ne pas associer notre responsabilité à ceux qui font le mal. De cela, notre vigilance attentive et la proximité de sa grâce nous préservent.


[1] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756).

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