vendredi 30 décembre 2016

Sainte Marie Mère de Dieu


Lorsque nous lisons ces pages d’évangile que nous appelons les «évangiles de l’enfance» (Mt1-2 et Lc1-2), notre regard est parfois pollué par une querelle d’exégètes des XIX° et XX° siècles: il y aurait dans ces textes trop de merveilleux pour qu’on puisse y croire vraiment. Ce qui agaçait ces rationalistes, c’était ces anges, ces apparitions, cette étoile qui guide les mages, ces prémonitions. Ils imaginaient alors la vie quotidienne de Marie, Joseph et Jésus, telle que racontée par Matthieu et Luc, comme une sorte d’existence paranormale, comme si Dieu le Père avait mis en permanence à leur disposition «douze légions d’anges» (Mt26,53) qui faisaient la cuisine, le ménage et le repassage de toute la sainte famille. Aussi, pour éviter une telle conception mythologique de l’enfance de Jésus, ces biblistes généreux ont commencé à tout saccager et à ôter de l’évangile tout ce qui leur semblait trop beau pour être vrai. 

Le fragment que nous venons de lire montre bien qu’il y a là un faux problème. La vie de Marie, Joseph et Jésus fut une existence ordinaire; ou plutôt: s’il y a eu de l’extraordinaire, celui-ci n’a jamais pris la forme d’un conte de fées. Il est possible, en effet, de lire un récit continu de six versets (Lc2,16-21) dans toute sa simplicité, et voir comment le supposé “merveilleux” y est exprimé très sobrement. Relisons. 

Les bergers vont à Bethléem et voient l’enfant qui est né dans cette étable, couché dans la mangeoire où, faute de mieux, sa mère l’a déposé. Ce qu’a fait Marie est ce que toute mère possédant du bon sens aurait fait. Ce que voient les bergers n’est rien d’autre que ce que chacun aurait vu en pareille circonstance. Où est l’extraordinaire? Ce qui est déroutant, c’est que les bergers savaient, semble-t-il, à l’avance ce qu’ils allaient voir. Ils disent, en effet, à qui veut les entendre «ce qui leur avait été annoncé au sujet de cet enfant» (Lc2,17) et nous lisons, quelques versets plus haut, que ce sont des «anges» (Lc2,9-15) qui leur ont parlé (de ces anges dont les rationalistes nous ont appris à nous méfier…) Que conclure de cela? Il n’y a pas lieu de chercher à décrire ce que saint Luc appelle un ange (avait-il des ailes? avec des plumes? était-il joufflu? chantait-il en latin? jouait-il de la trompette?) Toutes ces questions sont de fausses questions. 

Plus réelle, et plus importante, est cette conviction des bergers: ils vont voir un enfant qu’ils ne connaissent pas, né de parents qu’ils ne connaissent pas, et ils ont compris que cet enfant n’est pas comme les autres. De fait, aucun enfant n’est “comme les autres”, car tout enfant est unique, porte en lui des potentialités uniques, aura une vie unique… mais là – les bergers en ont l’intuition – il y a quelque chose de plus, de différent. Qu’y a-t-il dans cette attitude d’incroyable, de trop beau pour être vrai? Ou, pour dire autrement : les bergers seraient-ils incapables d’être prophètes? L’ancien Testament donne plusieurs exemples de bergers choisis par Dieu: David (1S16,11), Amos (Am1,1). Ces bergers ne seraient-ils donc pas capables de reconnaître dans cet enfant de Bethléem l’héritier de David? Bethléem n’est-elle pas la ville de David, et David ne fut-il par berger comme ils sont eux-mêmes bergers? Ces gardiens de troupeau seraient vraiment obtus s’ils n’avaient pas eu quelque intuition à ce sujet; ou bien Dieu serait vraiment maladroit s’il ne parvenait pas à faire comprendre à des gens d’une si belle simplicité ce mystère qu’il cache aux sages et aux savants (Lc10,21). Ensuite, qu’on appelle des «anges» le moyen par lequel Dieu a fait comprendre cela aux bergers, peu importe; qu’on se les représente jouant de la trompette ou volant au-dessus du sol, peu importe. L’incroyable n’est pas dans le texte, mais dans ce que nous imaginons du texte. Le texte, lui, est simple, ordinaire, et fiable. 

L’attitude de Marie aussi (Lc2,19) nous aide à voir comment tout cela fut vécu sans merveilleux. C’est par une disposition de recueillement, de silence, de prière, que Marie intériorise ce qui se déroule extérieurement. Ce qui compte, ce n’est pas le bruit, le tapage de Bethléem une nuit de recensement qui voit naître un homme de plus, les chants des bergers… tout cela se déroule ordinairement, comme si Jésus n’était qu’un homme de plus. Où est l’extraordinaire? Il est dans l’intelligence spirituelle que Marie cherche dans ces faits de la vie normale, il est dans ce cœur d’oraison et de ferveur où Marie accueille, à chaque instant, la parole de Dieu. Y a-t-il là quelque chose d’incroyable? Non vraiment. 

Enfin, le verset conclusif nous parle de la circoncision de Jésus (Lc2,21). Là encore, c’est un fait normal de la vie de tout enfant juif: de même qu’Abraham avait circoncis Isaac le huitième jour (Gn21,4), de même tout fils de mère juive passait par ce rite d’alliance, de même Jésus… C’est très simple. Mais, ce qui est moins simple, c’est ce que rapporte Luc quant au nom qui est alors donné à l’enfant: il «reçut le nom de Jésus, le nom que l’ange lui avait donné avant sa conception» (Lc2,21). Encore un ange, direz-vous! Cet ange-là est celui de l’Annonciation qui avait parlé à Marie de sa maternité virginale et avait nommé l’enfant à naître : «tu lui donneras le nom de Jésus» (Lc1,31). Dans un tel épisode, le merveilleux qui nous gêne – encore une fois – ne se trouve pas dans le texte, mais dans ce que nous en imaginons: Gabriel avait-il une ceinture dorée et des ailes? était-il entré dans la maison de Nazareth par la fenêtre, en volant, ou par la porte, en frappant? Toutes ces questions – encore une fois – ne nous aident pas à comprendre. 

Si nous croyons à la virginité de Marie dans sa maternité (et nous y croyons sans doute, puisque nous sommes catholiques – c’est une affirmation difficile de notre foi, c’est vrai, mais nous y croyons, puisque nous sommes croyants), comment peut-on supposer qu’elle ait découvert en elle la conception d’un enfant sans que Dieu lui ait, d’une manière connue de lui que nous ne pouvons imaginer, expliqué un peu de quoi il s’agissait? Mais c’est bien le contraire qui serait invraisemblable: qu’il n’y ait pas eu d’Annonciation, c’est cela qui serait indigne de Dieu et de Marie! Ensuite, les hésitations sur la tenue vestimentaire de l’ange Gabriel ne sont que des arguties qui se trouvent dans l’imagination des peintres, pas dans le texte. 

L’évangile (tout l’évangile en général, et les évangiles de l’enfance en particulier) parle de réalités spirituelles. Ceux qui ne croient pas à la vie spirituelle (qui pensent que tout est matière) peuvent refuser l’esprit au nom d’une science physique mal comprise. Ils peuvent dire que le spirituel est du merveilleux, de l’imaginaire, des légendes. Mais ceux qui croient à la vie spirituelle peuvent lire l’évangile comme un texte spirituel, sans y ajouter du merveilleux, de l’imaginaire ni des légendes, parce que l’évangile n’est pas un conte de fée. C’est l’histoire d’un Dieu qui parle au cœur des hommes (au cœur des bergers, au cœur de Joseph, au cœur de Marie) – et il serait bien étrange, en fait, que ce Dieu ne se révèle pas aux humbles et aux petits

N’ayons donc pas peur de lire l’évangile tel qu’il est, simplement, dans la sobriété d’un texte qui nous montre à chaque ligne que «Dieu est esprit» (Jn4,24) et qu’il nous parle dans le sanctuaire de notre conscience. 

jeudi 22 décembre 2016

Noël (messe du jour)


«Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu» (Jn1,1). En effet, dès le début, Dieu parle, donnant un ordre à ce qui n’existait pas encore: «“Que la lumière soit” et la lumière fut» (Gn1,3). Tout a commencé ainsi, par une parole de Dieu. Tout a commencé par un Dieu qui n’est pas muet, alors même que rien n’existe de notre monde; et Dieu parle pour faire exister le monde. 

Et quelle est cette lumière que Dieu appelle ainsi, sinon un écho, dans la création, de cette lumière primordiale qu’il est en lui-même? En effet, «Dieu est lumière» (1Jn1,5). Et c’est donc celui qui est lumière qui a dit: «Que la lumière soit». Voilà la parole fondatrice du monde. C’est pourquoi nous ne sommes pas dans les ténèbres, puisque nous avons été créés par la parole d’un Dieu qui est lumière en lui-même, et lumière pour nous. 

«Le Verbe était la vraie lumière qui éclaire tout homme en venant dans le monde» (Jn1,9). Dieu qui est lumière et qui nous a créé par sa parole n’a pas voulu rester extérieur à ce monde qu’il créait. Dans l’Antiquité, il était habituel d’imaginer des dieux lointains, des dieux qui ne se souciaient pas des hommes – et les souffrances des hommes prouvaient bien, pensait-on, que les dieux nous étaient indifférents. Mais le Dieu de l’évangile n’est pas de ceux-là. Il est parole et lumière, il crée la lumière par sa parole, il envoie sa parole éclairer tout homme. Cette venue de la parole est double: par les prophètes tout d’abord, la parole de Dieu était déjà venue dans le monde. Les hommes ont déjà entendu le message du Seigneur. Quel est ce message? Il serait bon de citer tout l’ancien Testament, mais, pour aujourd’hui, il suffit de reprendre un verset d’Isaïe qui résume tout le reste: «le Seigneur console son peuple» (52,9). Voilà ce que Dieu vient dire aux hommes. Il sait que les hommes souffrent – il ne les a pourtant pas créés pour cela – et il veut leur donner un réconfort. La parole qu’il confie aux prophètes pour qu’ils l’annoncent est donc une promesse de soulagement – et pourtant les hommes continuent de souffrir, c’est-à-dire: ils continent de se faire du mal, de se faire mutuellement souffrir, de se blesser les uns les autres. C’est dans les ténèbres de la violence et de l’injustice que la lumière de la parole brille (Jn1,5), mais les ténèbres ne l’accueillent pas, ne la comprennent pas. 

Alors il y a une deuxième venue de la parole. Dieu envoie un homme «pour rendre témoignage à la lumière» (Jn1,8). Jean le Baptiste se lève et va dans le désert pour annoncer que la parole de Dieu vient à nouveau dans l’humanité, pas seulement pour être proclamée par les prophètes comme un message de réconfort. Maintenant, la parole de Dieu, le Verbe de Dieu vient en personne: «Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous» (Jn1,14). La parole de Dieu, cette parole de lumière, entre dans l’humanité pour être membre de l’humanité, pour être un homme comme nous. 

Qu’est-ce que cela veut dire que la parole de Dieu est devenue un homme? C’est un mystère bouleversant et vertigineux. Jésus, cet homme que Jean le Baptiste a désigné, est par lui-même, en personne, le message de Dieu. Pour dire la même chose avec les mots de l’épître aux Hébreux: Dieu «nous a parlé par son Fils» (He1,2). Le Fils n’est pas seulement le messager (comme les prophètes étaient des messagers). Jésus est le message que Dieu nous adresse. 

Toute la vie de Jésus, son humilité, son obéissance, sa douceur, sa bienveillance, sa miséricorde, son courage, sa patience, mais aussi sa souffrance, son sacrifice et sa mort, mais aussi sa résurrection – tout cela est le message que Dieu adresse aux hommes qui souffrent

Dans l’ancien Testament, les prophètes savaient nous donner une Loi, des commandements, pour nous exhorter à mieux vivre. Mais cela n’a pas tellement consolé l’humanité. Dans la vie de Jésus, nous trouvons non seulement une loi (il nous dit comment vivre, dans l’humilité et dans l’amour), mais encore une grâce (il nous donne aussi la force de vivre à son exemple). «La Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ» (Jn1,17). Et cela est une vraie consolation. 

En relisant aujourd’hui ces mots de saint Jean, nous sommes invités à prendre au sérieux ce que fut la vie de Jésus et comment il peut changer notre vie. Si nous souffrons, c’est en lui que nous pouvons trouver notre consolation. Si nous sommes découragés, c’est en lui que nous pouvons trouver l’espérance. Si nous sommes inquiets pour l’avenir (et comment ne le serions-nous pas?), c’est en lui que nous pouvons retrouver un sens à la vie. Si nous ne savons pas pardonner, c’est en lui que nous pouvons trouver la force d’aimer. Si nous sommes dans les ténèbres, c’est en lui que nous pouvons relire cette parole par quoi tout a commencé: «Que la lumière soit»; «et Dieu vit que la lumière était bonne» (Gn1,4). Seigneur Jésus, sois ma lumière. 

jeudi 15 décembre 2016

4e dimanche de l'Avent A


Nous entendons aujourd’hui le début de l’épître de saint Paul aux Romains. Ce texte est, presque deux mille ans après sa rédaction, d’une actualité toujours urgente, plus que les autres lettres adressées à d’autres villes, étant donné la situation particulière de Rome dans l’Eglise catholique. En s’adressant pour la première fois aux chrétiens de la capitale impériale, Paul consacre les débuts si glorieux (et pourtant si méconnus) d’une très longue et belle (et compliquée) histoire de la foi. 

A l’époque où Paul écrit (vers 56 ou 57 ap. J.C.), qu’est-ce que Rome? Et qui sont les chrétiens de Rome? Néron règne depuis 54 (et jusqu’en 68). Accédant au pouvoir suprême à l’âge de dix-sept ans, il fut d’abord conduit, éduqué, modéré par le philosophe stoïcien Sénèque qui eut sur lui, au début, une influence bénéfique. Les cinq premières années de son empire donnent de Néron l’image d’un bon administrateur. Les choses ne tarderont pas à devenir glauques et sordides, mais nous n’en sommes pas là. 

Qui sont alors les chrétiens de Rome? Nous savons par les Actes des Apôtres qu’il y avait à la Pentecôte qui suivit la résurrection de Jésus (vers mai ou juin, 30 ou 33), présents à Jérusalem, des Juifs venus de Rome (Ac2,10). Rien n’interdit de penser qu’ils soient rentrés chez eux en ayant entendu la prédication de Pierre, reçu le baptême et porté au cœur de l’Empire les premiers éléments de la foi chrétienne. A cet événement fondateur, qui échappe largement à l’historiographie, il faut ajouter un second fait, mieux documenté: vers 49 ou 50 ap. J.C., l’Empereur Claude (qui règne de 41 à 54 ap. J.C.) expulse les Juifs de Rome (ce fait est connu par Suétone, et par saint Luc – Ac18,2) et cette diaspora modifie profondément l’équilibre religieux de la Ville. Il semble que des chrétiens subsistent à Rome, jusque dans la haute société et dans l’entourage même de Néron (Ph4,22), mais seuls sont qui sont des convertis du paganisme ont encore droit de cité. Vers 56-57 donc, quand Paul écrit, on peut faire l’hypothèse qu’il s’adresse donc majoritairement à des Romains chrétiens issus de la religiosité naturelle ou civique (d’anciens dévots de Jupiter ou de Bacchus, d’anciens initiés des mystères d’Eleusis) tandis que les chrétiens issus du Judaïsme (dévots de Moïse, pour ainsi dire) sont en train de revenir d’un bref exil et trouvent, à leur retour sur place, une Eglise très différente de celle qu’ils avaient quittée. 

Un des enjeux de cette lettre aux Romains pourrait être, de la part de Paul, citoyen romain (Ac22,25-29), chrétien converti du Judaïsme, un appel aux pagano-chrétiens pour qu’ils accueillent avec bienveillance leurs frères judéo-chrétiens. Paul a le souci de la paix ecclésiale; il plaide en faveur de ses frères. 

Dans ce prologue de la lettre, le mot le plus important est sans aucun doute «Evangile de Dieu» (Rm1,1). Qu’est-ce qu’un évangile? Il est toujours utile de rappeler la définition qu’en donne le grand exégète du III° siècle, Origène: «Un évangile est un discours contenant l’annonce d’événements qui, par les avantages qu’ils procurent, sont normalement un sujet de joie pour ceux qui les apprennent, du moment où ils en accueillent la nouvelle (…) Ou bien, un évangile est un discours qui comporte pour celui qui l’accepte la présence d’un bien; ou encore un discours annonçant la présence d’un bien attendu» (1). Pour des Romains, un Evangile est donc la proclamation officielle d’une nouvelle favorable: une victoire militaire, une naissance dans la famille impériale, un heureux présage obtenu lors d’un sacrifice solennel… Evidemment, en recevant un usage chrétien, le mot «évangile» se charge d’un sens nouveau auquel nous sommes habitués et qui ne nous surprend plus. Il en est venu à désigner ces quatre récits authentiques qui proclament la mort et la résurrection de Jésus. Mais, à force de réduire l’«Evangile» (au singulier) aux «évangiles» (les quatre), nous avons peut-être perdu quelque-chose de la force de ce mot. Pour Paul, qu’est-ce que l’«Evangile»? Il énonce ainsi le contenu de ce bon discours, ce bien présent qui réjouit les auditeurs: «les païens sont admis au même héritage, membres du même Corps, bénéficiaires de la même Promesse, dans le Christ Jésus» (Ep3,6). Pour Paul, l’«Evangile» est cette chose impensable que ni les Juifs, ni les païens, ne pouvaient imaginer: les uns comme les autres sont sauvés par la Pâque de Jésus et se trouvent unis en lui dans une fraternité nouvelle, dans une communion de foi et de charité. Certes, Jésus est «né de la descendance de David» (Rm1,3); mais «établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa Résurrection d’entre les morts» (Rm1,4) il conduit «à l’obéissance de la foi toutes les nations païennes» (Rm1,5). Qui donc est appelé? Abraham a été appelé, Moïse a été appelé, les Juifs ont été appelés, et les Romains aussi ont été appelés, si imprévisible que cela paraisse! Et quelle est la mesure de cet appel? A quoi sont-ils appelés? «à être saints» (Rm1,7)! Rien de moins que cela!

Dans quelques jours, l’heureuse annonce de la naissance de Jésus va retentir une fois encore. Nous allons redevenir en quelque sorte contemporains de ces Romains qui ont entendu au milieu du premier siècle cet «Evangile» qui n’annonçait pas le triomphe de quelque général ou l’avènement de quelque roi terrestre, mais de cet «Evangile de Dieu» qui proclame que tous les hommes sont frères, que nous sommes tous sauvés, et que Dieu nous appelle à la sainteté. Fêter Noël sans vouloir aimer tous les hommes, sans penser à devenir des saints serait vraiment, de notre part, une curieuse amnésie. 

(1) ORIGENE, Sur l’évangile de Jean, I, 27; Sources Chrétiennes 120, le Cerf, Paris, 1966; p. 74-75.


vendredi 9 décembre 2016

3e dimanche de l'Avent A


La patience à laquelle nous invite saint Jacques (Jc5,7) est une belle vertu; c’est aussi une vertu difficile. Notre époque est, dit-on, marquée par une certaine impatience: avoir tout, tout de suite est l’exigence minimale que tout client se sent le droit (presque le devoir) d’imposer à ses fournisseurs. Le monde est devenu si rapide, le temps semble tellement précieux («time is money») que la patience est aujourd’hui considérée comme l’attitude des incapables, de ceux qui n’ont rien d’important à faire. Tout ce qui compte doit être “vite fait, bien fait” et ceux qui ont la bêtise d’attendre ne sont utiles qu’à rester au ban de la société de consommation. 

Mais alors, s’il en est vraiment ainsi, pourquoi les chrétiens considèrent-ils encore la patience comme une vertu, comme une attitude juste et bonne? Est-ce seulement parce qu’ils sont d’irréformables rétrogrades, nostalgiques d’un monde de la lenteur et de la misère? Ou bien y a-t-il dans la patience chrétienne quelque chose de plus, quelque chose de mieux? 

Si la patience consistait seulement à supporter les contrariétés qui nous viennent de l’extérieur, cette sorte d’endurance serait une vertu bien austère en vérité. A considérer la patience comme le simple fait de se taire avec résignation devant ce qui nous déplaît, on n’obtient pas, en effet, quelque chose de très positif ni de très épanouissant. Or la vertu chrétienne est faite pour nous rendre heureux, pour nous rendre agréable de faire le bien, pour nous rendre supportables les péripéties qui nous surviennent

Si l’on regarde mieux le conseil de saint Jacques, si on le lit plus attentivement, on constate que la patience à laquelle il nous invite est vraiment positive: «Voyez le laboureur: il attend patiemment le précieux fruit de la terre jusqu’aux pluies de la première et de l’arrière-saison» (Jc5,7). Sans doute nos sociétés urbanisées ont-elles un peu oublié ce qu’est la patience du cultivateur. C’est pourtant vers cet exemple qu’il convient de regarder pour voir que la patience chrétienne est orientée par une espérance, qu’elle est portée par un désir qui doit grandir. L’homme qui observe quotidiennement la croissance de ses plantes, des fleurs, puis des fruits, qui surveille le ciel pour savoir s’il va pleuvoir suffisamment, pour deviner si la chaleur fera bien mûrir, l’homme qui compte sur une récolte abondante qui lui donnera un bon revenu, une certaine richesse bien méritée, cet homme vit une patience qui est belle, utile et stimulante. On sait bien que le temps de la terre suppose d’attendre. Dans l’agriculture, on ne peut évidemment avoir «tout, tout de suite»; il faut respecter les rythmes de la vie, de la germination, de l’alternance des saisons. Et cette patience n’est pas pénible pour l’homme qui aime sa terre et qui veut en retirer une bonne récolte. La patience est pour lui l’attitude de l’espoir, de la modération, de la vigilance, de la maîtrise, de la confiance en une nature toute-puissante qu’il sait pourtant domestiquer. Cette patience est pleine d’une vraie sagesse, d’un certain art, d’un mode de vie apaisé et serein. 

Nous, chrétiens, sommes appelés à vivre de cette espérance vigilante et sobre pour ce qui concerne le Royaume de Dieu. De fait, si nous ne constatons pas que le «Royaume de Dieu est au milieu de nous» (Lc17,21), c’est peut-être parce que nous ne le désirons pas suffisamment. Vouloir le Royaume de Dieu tout de suite, c’est méconnaître ce qu’est le Royaume. Le Royaume est, selon la comparaison de saint Jacques, une «récolte précoce» (c’est notre première conversion, notre décision d’être vraiment chrétiens – et de cette première récolte, nous avons déjà quelques fruits dans notre vie de prière et de service); et c’est aussi une «récolte tardive» (c’est-à-dire notre salut définitif, notre décision irrévocable de n’appartenir qu’à Dieu – cela se fera au-delà de notre vie terrestre et nous ne le connaissons aujourd’hui que par notre désir; ce désir doit grandir encore pour s’élever à la hauteur de la joie incommensurable que Dieu veut nous donner). 

En regardant le monde actuel, on a du mal, peut-être, à voir que «la venue du Seigneur est proche» (Jc5,8), tant la violence, l’injustice, la misère épuisent nos sociétés. Si nous ne voyons pas que le Seigneur est proche, c’est peut-être parce que nous n’espérons pas assez sa venue. Bien sûr, nous aimerions bien que le Seigneur vienne, mais peut-être pas maintenant… qu’il nous laisse encore le temps de mener à bien quelques petites affaires humaines, trop humaines. Nous voulons bien qu’il soit proche, mais pas trop proche, pour nous permettre d’exister un peu sans lui. Nous n’osons pas nous avouer à nous-mêmes que nous raisonnons ainsi… mais c’est bien ainsi, pourtant, que nous pensons à chaque fois que nous nous laissons accaparer par des enjeux vains, par des choses qui ne peuvent pas nous rendre heureux. Si le Seigneur voulait entrer dans notre vie, la transformer, nous lui demanderions de repasser «plus tard, beaucoup plus tard»… en craignant que sa présence ne nous soit une gêne, quil ne vienne bousculer nos projets minuscules auxquels nous tenons tant. 

A ce sujet, saint Augustin a plaisanté avec une belle lucidité: «La vertu appelée patience – dit-il – est un si grand don de Dieu que l’on proclame la patience de celui-là même qui nous l’accorde» (1). Autrement dit: nous mettons tellement de mauvaise grâce à devenir patients qu’il faut bien dire que c’est Dieu lui-même qui patiente avant de pouvoir nous donner cette belle attitude de sobriété et d’espérance; nous opposons tellement de délais et de retards à accueillir la grâce d’espérer vraiment son Royaume que c’est lui plutôt qui attend pour nous convaincre de devenir moins exigeants et précipités. 

Tout à l’heure, dans le Notre Père, nous demanderons: «Que ton règne vienne…». Que cette prière soit vraiment sincère, pour que nous exprimions notre désir d’attendre, sans précipitation ni obstacles, la venue du Seigneur dans nos vies. 

(1) «Augustinus dicit, in libro de patientia, virtus animi quae patientia dicitur, tam magnum Dei donum est ut etiam ipsius qui nobis eam largitur patientia praedicetur» (Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIæ Q. 136 a. 1). 

jeudi 1 décembre 2016

2e dimanche de l'Avent - A


Quelle sorte d’illuminé est ce Jean-Baptiste? Voilà bien un homme étrange. Nous connaissons ses parents: Zacharie, un prêtre estimé, issu d’une lignée prestigieuse, qui a rempli dans le Temple de Jérusalem les fonctions liturgiques les plus solennelles (Lc1,8); Elisabeth, une femme discrète et pieuse. Tous deux sont irréprochables devant Dieu (Lc1,6) et, dans leur malheur de n’avoir pas d’enfants, ils ont obtenu par leurs prières (Lc1,13) d’être exaucés. Ce fils, grâce de Dieu en réponse à leurs supplications, c’est donc ce Jean. Alors qu’il aurait pu suivre consciencieusement la carrière sacerdotale comme son père, quelle folie l’a saisi pour qu’il aille vivre dans le désert? Etait-ce par un enfant aussi étrange que Dieu voulait récompenser la fidélité impeccable de Zacharie et d’Elisabeth? 

Qui donc est-il? Aller vivre dans le désert (Mt3,1), est en effet une décision bizarre, alors qu’il pouvait mener à Jérusalem une existence honorable et religieuse. Mais Jean (qui est prêtre par sa généalogie) est aussi prophète. Et comme les prophètes de l’ancien Testament, il accomplit de ces actions étonnantes. N’a-t-on pas vu Ezéchiel refuser de prendre le deuil de sa femme (Ez 24,16-27) pour annoncer la ruine de Jérusalem? Ne l’a-t-on pas vu se déguiser en voyageur (12,3-16) pour préfigurer l’exil à Babylone? N’a-t-on pas vu Jérémie faire pourrir sa ceinture pour dénoncer l’infidélité du peuple? (Jr13,1-11)… tout cela est très étrange, en effet, et les prophètes sont des gens bizarres – et ce n’étaient, chez Jérémie ou Ezéchiel, que des actes ponctuels, des mises en scènes provocatrices pour susciter de la part des hommes une question et délivrer un oracle. C’est un peu ce que fait Jean, mais dans une dimension nouvelle, parce que cela devient pour lui un mode de vie; son prophétisme occupe toute son existence. Son geste à lui n’est pas une petite parabole mimée; son geste, c’est de vivre dans le lieu le plus inhospitalier qui soit, vêtu de la manière la plus étrange (une peau de chameau) en se nourrissant des aliments les plus curieux (des sauterelles et du miel; Mt3,4). 

Pour Jean, qu’est-ce que le désert? qu’est-ce que ce mode de vie ascétique d’une frugalité effrayante? Son intention n’est pas facile à cerner. Pour mieux comprendre, on peut se laisser instruire par les premiers moines chrétiens qui ont choisi, à la suite de Jean, de vivre au désert. Ces ermites voyaient dans le lieu aride un cadre des plus propices à s’engager dans le combat spirituel (1). Pour lutter contre le mal, nous disent les saints de l’Antiquité, rien de tel qu’une privation de tout confort (ce n’est pas tellement une idée moderne, mais sans doute que plus grand monde ne se préoccupe aujourd’hui de lutter contre le mal). Jean se souvient également que c’est dans le désert que Dieu a d’abord appelé son peuple à la liberté en le faisant sortir d’Egypte. Aussi, vivre au désert, c’est lutter contre le mal, mais c’est aussi rencontrer Dieu, se faire attentif à sa parole; Dieu conduit son peuple au désert pour lui parler cœur à cœur remarquait le prophète Osée (2,16). Ecole de liberté, la vie au désert devient encore un témoignage solennel adressé aux hommes. De même que les premiers moines des déserts égyptiens étaient visités par toutes sortes de gens qui venaient chercher auprès d’eux conseils, réconfort et prières, de même, nous voyons que Jean-Baptiste attire à lui des pécheurs de toutes espèces. 

Jean voit en effet des Pharisiens et des Sadducéens venir à lui (Mt3,7); Luc ajoute qu’il y avait des publicains et des soldats (Lc3,12-14); Marc, plus enthousiaste encore, dit que «tous les habitants de Jérusalem» (Mc1,5) venaient se faire baptiser par lui. Et ceux qui venaient à lui n’y allaient pas pour entendre des compliments. Ce n’est pas par plaisir qu’on se laisse insulter: «Engeance de vipères!» (Mt3,7). Que cherchaient ces gens qui venaient consulter le Baptiste? Il y avait sans doute un peu de curiosité dans leur démarche: Jésus remarque qu’on allait «voir» Jean (Lc7,24-26), plus qu’on allait l’écouter. Ceux pourtant qui allaient le voir, devaient supporter de l’écouter, car il est une «voix qui crie» (cf. Mt3,3) – et une voix qui crie, cela ne se voit pas, cela s’entend. De la curiosité des yeux, ils passaient donc à l’écoute, puis à la remise en cause, à l’examen de conscience et à la conversion. 

Tout l’évangile ne pose en fait que cette seule et étonnante question: que faut-il pour qu’un homme se convertisse? Faut-il qu’il rencontre un Ressuscité? Parfois, cela ne suffit pas à donner la foi (Lc16,31). Faut-il qu’il assiste à un miracle? Mais pour qui refuse et s’endurcit, cela reste sans effet (Mt13,58). D’une manière originale et positive, ces récits concernant Jean-Baptiste nous montrent des gens qui se convertissent parce qu’ils ont rencontré un prophète libre. La liberté est un charisme prophétique; et l’austérité de la vie, la pauvreté volontairement choisie, fait partie de cette liberté prophétique qui peut annoncer de manière convaincante le message de l’évangile. Aujourd’hui encore, des hommes vont au désert, quittent le monde, font de leur ascèse un signe de liberté qui puisse convertir les autres. Les moines et les moniales qui vivent loin du monde et tout à Dieu sont les héritiers de Jean. Ils sont retirés et accueillants, silencieux et disponibles, discrets et ouverts pour entendre toutes les confidences, toutes les histoires, toutes les blessures de leurs frères qui vivent dans le monde. On ne rencontre jamais un moine ou une moniale sans repartir un peu meilleur; on ne fréquente jamais une abbaye sans se convertir un peu. Le mode de vie de ces hommes de la pauvreté et du silence est tellement frugal, tellement détaché des contingences matérielles que nous en sommes effrayés peut-être; leur liberté pour Dieu nous paraît vertigineuse. Nous ne sommes pas tous appelés à une telle consécration, bien sûr. Mais la parole de ces moines et moniales, leur écoute ne nous font que du bien. Ceux qui vivent ainsi, entièrement convertis, peuvent nous convertir nous aussi. Ils font pour aujourd’hui ce que Jean-Baptiste faisait afin de préparer le ministère de Jésus. Ceux qui, aujourd’hui, veulent lutter contre le mal et grandir dans l’intimité avec Dieu, ceux qui veulent accueillir Jésus, peuvent refaire l’expérience d’une telle rencontre avec la radicalité des saints; ils en sortiront changés, pour leur propre salut et pour le bien de tous. 

(1) pour ceux qui veulent approfondir: Antoine GUILLAUMONT, « Conception du désert chez les moines d’Egypte », in Aux origines du monachisme chrétien, 1979 ; p. 69-87. 

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1975_num_188_1_6077