dimanche 30 juin 2013

13e dimanche ordinaire - Année C

En ce jour où, un peu partout en France, sont célébrées des ordinations, l’évangile que nous venons d’entendre illustre les conditions de l’appel du Seigneur. La manière de vivre des prêtres est difficile aujourd’hui ; il ne faut pas se faire d’illusions, c’était difficile également à l’époque du Christ. Nous allons en parler.
Mais avant d’évoquer ce sujet austère, il nous faut commenter la scène qui ouvre notre évangile, ce rendez-vous manqué entre Jésus et un village de Samaritains. Je ne pense pas qu’il faille lire cette anecdote d’une manière trop sérieuse. Il y a, je crois, une bonne dose d’humour dans cette péripétie. En effet, la situation rappelle à s’y méprendre un épisode du cycle d’Abraham (Gn 18-19) : après le passage des trois mystérieux visiteurs, un des nomades reste à discuter avec Abraham tandis que les deux autres partent en éclaireurs vers Sodome. La suite de l’histoire nous fait assister à la destruction de la ville corrompue dans un déluge de souffre et de feu. En se souvenant de cet épisode, Jacques et Jean interprètent l’inhospitalité du village samaritain : cette bourgade qui refuse d’accueillir le Seigneur n’est-elle pas semblable à la ville pécheresse d’autrefois ? Ne faudrait-il pas, alors, lui réserver le même traitement dont fut affligée Sodome ? Jacques et Jean, se considérant comme les deux anges ayant pris les devants, se proposent, si besoin est, d’invoquer le feu du ciel pour anéantir le village rebelle. Il ne faut pas mettre trop de tragique dans leur proposition. Ce n’est sans doute rien d’autre qu’une boutade biblique. Jacques et Jean savent très bien que Jésus est venu « non pas pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). Ils savent très bien que Jésus n’est pas un violent qui voudrait détruire et saccager le monde créé par Dieu ; il ne veut pas faire le malheur des hommes. Aussi, je ne peux pas interpréter le mot de Jacques et Jean autrement que comme une sorte d’humour évangélique ; et je ne peux pas comprendre la réaction de Jésus autrement que comme une réprimande souriante, comme pour approuver l’incongruité de ce mot d’esprit. Avec cette plaisanterie, il est maintenant clair pour tout le monde que Sodome ne sera plus jamais détruite par le feu du ciel ; le temps du Dieu vengeur est aboli ; l’ancien Testament est terminé.
Ceci étant précisé, il est ensuite question de l’exercice du ministère dans l’Eglise. Jésus est venu pour sauver le monde et, pour cela, il appelle à lui de manière particulière certains hommes afin que, par eux, le message de l’évangile soit annoncé à tous. Jésus dit : « Suis-moi » ; des hommes répondent : « Je te suivrai ». Mais on voit aussi que Jésus met en garde ceux qui veulent le suivre : « le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer sa tête » ; des hommes expriment une réticence : « mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison ». Ces petits dialogues décrivent très bien la radicalité de la vocation qui est un appel tout-puissant ; ils illustrent aussi combien la vocation est un appel difficile – Jésus ne trompe personne – auquel les hommes peuvent prendre le temps de répondre. C’est dans ce dialogue exigeant et lucide que se joue aujourd’hui encore le mystère d’une vocation sacerdotale. Consacrer sa vie au service de l’Eglise, non pas par générosité, mais en faisant l’offrande sans retour de son existence, est une décision complète, absolue. Il s’agit d’offrir son enthousiasme, les forces de sa jeunesse, son intelligence. Le prêtre n’a évidemment pas d’autre vie pour “profiter de la vie”. Aussi, Jésus décourage ceux qui ne seraient pas prêts à renoncer ; il ne veut pas de vocations qui soient un feu de paille. C’est beau, un feu de paille, mais ça ne chauffe pas beaucoup et ça n’éclaire pas longtemps. Il est certain que la vocation sacerdotale est aussi une grande joie ; il suffit d’écouter des prêtres anciens raconter leur ministère : ils évoquent des coups durs et de grandes joies pastorales. Le bonheur d’être prêtre est bien réel, mais c’est un bonheur qui, comme toute grâce, est exigeant.
Enfin, quel lien peut-on faire entre la plaisanterie du début et ces petits dialogues sur la vocation ? On comprend d’abord que la vocation dans l’Eglise ne consiste pas à être au service de la colère de Dieu. Si des hommes ont eu l’idée d’un Dieu vengeur, d’un Justicier violent, le Christ a montré que « Dieu est amour ». Aujourd’hui, le ministère des prêtres dans l’Eglise est de manifester l’amour de Dieu. Ensuite, le contraste entre la boutade et les dialogues suggère qu’il ne faut peut-être pas prendre au tragique les difficultés du ministère. Un prêtre est toujours confronté à des tas de problèmes qui le dépassent et qui sont des problèmes sérieux, difficiles. Mais il y a une manière de “prendre au sérieux” ces problèmes qui nous écrase ; il y a une manière de traiter avec humour ces problèmes sérieux qui désamorce les difficultés et nous fait voir des solutions simples, évangéliques, aux questions embrouillées. En ce jour d’ordinations, prions pour les prêtres que Dieu choisit : ces jeunes gens ont entendu l’appel et, durant tout le temps de leur séminaire, ils ont réfléchi, médité, dans un dialogue fervent et loyal. Aujourd’hui ils répondent, acceptant une charge trop grande pour eux. Soutenus par les fidèles, qu’ils sachent voir les contrariétés du ministère avec bienveillance et simplicité. 

dimanche 23 juin 2013

12e dimanche du temps ordinaire - année C

Il est assez curieux, n’est-ce pas, de voir Jésus se préoccuper de sa popularité. Il se demande ce qu’on pense de lui : on dirait qu’il considère ses disciples comme des sondeurs, chargés de récolter ici ou là les indices de sa célébrité. Les opinions de la foule sont un peu absurdes ; comment peut-on penser que Jésus serait Jean-Baptiste ? Est-ce qu’on n’a pas vu Jésus et Jean-Baptiste ensemble comme deux hommes clairement distincts ? Quant à penser que Jésus serait Elie, cela repose sur une fausse interprétation d’un verset de Malachie : « Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète » avant que ne vienne le jour du Seigneur (3, 23). Pourtant, dans l’idée du prophète, il ne s’agit pas de faire revenir Elie, mais d’envoyer un homme qui aura la ferveur, le zèle brûlant d’Elie ; chez Luc, cela s’applique le plus probablement à Jean-Baptiste (cf. 1, 17) dont la prédication était effectivement ardente. Ainsi, ces réponses de la foule ne conviennent pas et Jésus n’est ni Jean-Baptiste, ni Elie.
Jésus va alors demander à ses disciples s’ils ont une meilleure idée. Cette question est encore plus étrange que la première : c’est comme s’il demandait à ceux qui ont réalisé le sondage s’ils ont eux-mêmes une opinion. Voilà bien ce qu’il est interdit de chercher à savoir. Car si le sondeur possède lui-même une opinion, alors il n’est pas neutre, il n’est pas objectif. Bien que cela soit donc très curieux, Jésus s’adresse donc aux disciples et leur demande s’ils ont compris, eux, qui il est. Et c’est Pierre, qui, comme toujours, fait office de premier de la classe, qui donne la “bonne” réponse : « Le Messie de Dieu ». Mais avant d’examiner cette réponse de Pierre, il faut je crois revenir sur la question que pose Jésus. Car la question de Jésus me paraît plus importante que la réponse de Pierre – la question que Dieu nous pose est toujours plus vraie que la meilleure réponse que nous pouvons lui apporter. Il faut donc revenir en arrière, et ne pas répondre trop vite, même si, comme Pierre, nous savons quoi répondre.
L’interrogation « qui suis-je ? » était, dans l’Antiquité, une question que se posaient tous les hommes ayant un peu de sagesse. La connaissance de soi était la seule voie d’accès à un bonheur austère, lucide et confiant. « Connais-toi toi-même » était ainsi le premier adage de la sagesse religieuse et philosophique : cette phrase solennelle, Socrate et Plutarque, et tous les grands hommes de l’Antiquité, l’ont lue inscrite au fronton du sanctuaire de Delphes. Cette question, chacun devait se la poser pour lui-même, dans une introspection difficile et exigeante. Et l’on déclarait heureux l’homme qui, ayant perdu sur lui-même toute illusion, se voyait tel qu’il est, en vérité. Jésus, vous le remarquerez, se distingue de cette pratique de la sagesse antique : il ne va pas tout seul, méditer sur son existence, en se demandant “qui suis-je ?”. Il complète la question : « pour vous, qui suis-je ? ». Ce n’est plus une introspection égotiste ; c’est une question dans laquelle Jésus implique ses disciples. En fait, Jésus n’existe que “pour” ses disciples. Comme le dit la foi catholique : « pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel ». Jésus n’existe pas pour lui, mais bien pour nous, seulement. Toute sa vie est pure offrande, pure charité en notre faveur : « crucifié pour nous sous Ponce Pilate ». Nous l’entendrons encore dans un instant, dans le rite eucharistique : « mon corps livré pour vous… mon sang versé pour vous et pour la multitude ». Ainsi donc, en demandant : « pour vous qui suis-je ? » Jésus ne recherche pas une réponse pour lui-même ; il veut plutôt que ceux pour qui il vit découvrent ce mystère. Il veut introduire ses disciples dans sa propre intimité, intimité qui ne le replie pas sur lui-même, alors qu’il existe pour les autres. Jésus voudrait que ses disciples, il voudrait que tous les hommes comprennent que lui, Jésus, n’existe que pour eux, que toute sa vie est consacrée à ses disciples, à la foule et à la multitude.
Jésus se préoccupe assez peu de sa cote de popularité ou de son succès auprès des foules. Telle n’est pas son inquiétude en posant ces questions. Jésus n’a pas non plus de doutes sur son identité. Contrairement à ce qu’on lit ou entend parfois, Jésus sait qu’il est Dieu Fils de Dieu. Et Dieu, pour Moïse et pout tous les lecteurs juifs de l’Exode, c’est « JE SUIS » (Ex, 3, 14-15) ; Jésus lui-même se désignera de ce nom solennel : « JE SUIS » (que les traductions françaises affaiblissent souvent, en disant : « c’est moi » ; Lc 22, 27 ; 24, 39 cf. 21, 8 ; 22, 70). Si celui qui sait qu’il est « JE SUIS » pose donc cette question « pour vous, qui SUIS-JE ? » aux disciples, c’est bien pour amener les disciples à cette intelligence, à cette découverte. Dieu qui est « JE SUIS » est devenu « JE SUIS pour vous » (cf. Rm 8, 31).

Ensuite, on pourrait donc s’attendre à une protestation de puissance. Jésus veut faire comprendre qu’il est Dieu-pour-les-hommes ; saint Pierre lui dit qu’il est le Messie. Tout cela va plutôt dans la logique d’une affirmation de la force du Christ, de son autorité, de sa gloire. Mais Jésus les prend à contrepied, de telle sorte que les disciples se taisent. Au lieu de leur dire : « vous verrez le Fils de l’homme venir dans la gloire » (cf. Mt 16, 27) – ce qu’il dira aussi – il dit maintenant : « le Fils de l’homme va souffrir, être rejeté, être tué ». La question de Jésus est une vraie question, une question qui ne suggère pas de réponse toute faite (même si saint Pierre a donné la bonne réponse) ; c’est une question qui assumera toutes les incompréhensions, tous les malentendus. Cette question de Jésus définit la liberté de l’homme. Jésus ne s’impose pas ; il s’interdit de donner lui-même une réponse. Il ne dit pas, en clignant de l’œil : « allez, reconnaissez-moi, dites que je suis Dieu ». Jésus veut seulement introduire les disciples dans sa propre vie, qui est une vie-pour-eux. Il demande : « pour vous, qui suis-je ? », et il ne va pas au-delà, sinon pour révéler sa vulnérabilité. Le Dieu qui questionne n’est pas un Dieu qui doute de lui-même ; c’est un Dieu qui se révèle comme fragile, désarmé, un Dieu mendiant et pauvre, un Dieu qui s’est fait proche des petits. Pour nous, chrétiens, c’est à ce Dieu humble et plein de bonté que nous faisons confiance.  

Pour approfondir cette méditation, vous pouvez écouter la conférence de Rémi Brague (carême 2008) sur la chaîne youtube de KTOTV. Taper : « Rémi Brague Philosophie » sur le moteur de recherche ou bien copier le lien ci-dessous :

dimanche 16 juin 2013

11e dimanche du temps ordinaire - Année C

« Qu’est-ce que je pouvais faire de plus ? ». Voilà la question qui retentit depuis l’aube de l’humanité, par laquelle Dieu, totalement déconcerté par l’infidélité de ses enfants, se demande comment on peut choisir le péché plutôt que la grâce. Et il interpelle le pécheur pour tenter, une dernière fois, de le ramener à lui. « Je t’ai fait roi d’Israël, je t’ai sauvé de la main de Saül… et si ce n’est pas encore assez j’y ajouterai tout ce que tu voudras. Pourquoi donc as-tu méprisé le Seigneur en faisant ce qui est mal à ses yeux ? » (2S 12, 8-9).
Assurément, les relations entre Dieu et les hommes sont loin d’être simples. Nous avons d’un côté le Seigneur. Il est un Père plein de bonté qui ne ménage pas ses forces dès qu’il s’agit de donner à l’humanité un témoignage de son amour et de sa bienveillance. Et de l’autre côté, nous voyons l’homme qui, comme un enfant gâté et mal élevé, profite de tout ce que lui donne son Père, sans pour autant lui témoigner aucune gratitude et – pire encore – mettant à profit ses privilèges pour tomber lui-même dans la délinquance comme s’il se disait : “mon père est puissant – je m’en tirerai toujours”. Ce modèle du “sale gosse”, du “fils de riche mal éduqué”, du “voyou des beaux quartiers” décrit bien David devant le Seigneur, et nous dit aussi qui est l’homme pécheur devant Dieu.
La manière dont la Bible décrit l’ignorance de Dieu devant le mal est vraiment bouleversante. On voit bien que Dieu ne comprend pas comment l’homme, qu’il aime plus que lui-même, peut ainsi se comporter de façon misérable. C’est qu’il n’y a rien à comprendre. L’homme n’a aucune excuse. Rien ne justifie le moindre péché, rien n’excuse le plus petit blasphème. Dieu a donné à ses enfants tout son amour, et pour manifester sa bonté, Dieu a choisi de l’exprimer en offrant à l’homme des signes concrets. Qu’on se rappelle : le Paradis donné à Adam n’était pas peu de chose – et Adam a péché ; la liberté donnée aux Hébreux hors d’Egypte n’était pas un détail – et le peuple a adoré le veau d’or ; la royauté donnée à David n’était pas une bagatelle – et David s’est comporté comme un vulgaire meurtrier, en faisant assassiner Urie pour prendre son épouse (2S 11) ; et enfin, le Christ qui venait à nous était la grâce suprême – et nous avons tué le Christ.
Il y a dans cette attitude de l’homme une vraie désinvolture. Le péché de l’homme est d’autant plus ridicule qu’il se situe clairement dans le registre de la petite délinquance. David n’a pas voulu renier Dieu en face, il ne s’est pas révolté contre Dieu directement – cela c’est le péché de l’ange qui est, Dieu merci, un orgueil peu accessible à l’humanité. Le péché de David est simplement lamentable, pitoyable, c’est le péché d’un petit caïd qui pense que la mort d’un homme n’est rien si cela peut lui apporter quelque avantage. David s’est comporté comme un criminel de bas étage, comme un sauvageon qui ne mesure pas la gravité de son caprice. Et Dieu se demande, comme un père désemparé par son enfant, qui n’avait pas imaginé une telle déchéance : « Qu’est-ce que je devais faire de plus ? ».
Et Dieu ajoute autre chose. Parce que David n’est finalement pas un si mauvais garçon, il suffit qu’on le gronde un instant pour qu’il prenne conscience qu’il a été un petit minable et qu’il avoue : « J’ai péché contre le Seigneur » (2S 12, 13). Le péché de l’ange est sans aveu, et donc sans pardon. Mais le péché de l’homme est avouable et David, comme un enfant qui n’a pas su cacher sa bêtise a avoué en pleurant. Est-ce un vrai repentir ? Est-ce l’émotion d’un instant ? Est-ce une conversion durable ? On ne sait pas. Mais ce qu’on voit, c’est que cela suffit pour provoquer de la part de Dieu cette réaction étonnante et, peut-être, irresponsable : « Le Seigneur a pardonné ton péché » (2S 12, 13). Comment donc ? Voilà un homme à qui Dieu a tout donné, qui se comporte comme un vaurien et qui, au prix de quelques larmes, obtient de Dieu une miséricorde complète ! Voilà qui est scandaleux. Mais où est la punition ? où est la réparation de la faute commise ? où est la justice des hommes qui demande qu’un délit soit jugé ? David n’a nul besoin d’invoquer des circonstances atténuantes ; il n’a pas besoin d’un avocat pour plaider sa cause. David est pardonné. C’est tout.
Cette image d’un père trop bon et d’un fils mauvais garnement, petite crapule, est une manière que la Bible a de nous faire comprendre combien notre péché est quelque chose de mesquin. Il n’y a pas de commune mesure entre la bonté universelle de Dieu et nos petites turpitudes égoïstes. La bonté seule possède une vraie grandeur ; le mal que nous commettons n’est qu’une pitoyable gaminerie. Et une gaminerie peut être une bêtise d’inconscient, un caprice d’irresponsable, mais elle peut faire du mal. Les journaux sont pleins de ces faits horribles commis par des enfants à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession. Assurément, il vaut mieux que ces gamins se confessent, et surtout qu’ils prennent conscience de la disproportion ridicule entre leurs petites affaires louches et la bonté de Dieu. Alors, en découvrant un peu la bonté de Dieu qui nous a tout donné, nous pourrons construire une vie dans laquelle le péché n’aura plus d’intérêt. Pourquoi chercher à obtenir, par des magouilles stupides, en faisant le mal,  quelque chose de décevant alors que Dieu veut nous donner le seul bien capable de nous combler ? Commencer de réfléchir à cette question c’est se décider à être chrétien. 

dimanche 9 juin 2013

10ème dimanche du Temps ordinaire C

Nous sommes malheureusement habitués à ce récit évangélique de résurrection (Lc 7, 11-17) et nous ne voyons peut-être plus tout ce que ce texte contient d’inconvenant. Imaginez pourtant la scène : Jésus arrive dans une bourgade au moment où passe un cortège funèbre. L’attitude juste, normale, décente en pareille situation consiste à se tenir à l’écart, silencieux, calme, respectueux de la douleur de la foule. Jésus est sans aucun doute quelqu’un de bien élevé, et c’est cela qu’il aurait dû faire. Et voilà que rien ne se passe comme prévu : Jésus, au contraire, se dirige vers une femme en pleurs ; cette femme est pour lui une inconnue – ou plutôt : il est pour cette femme un inconnu. Et, avec autorité, il lui dit : « Ne pleure pas ». Voilà un commandement bien étrange : est-ce qu’on ne pleure pas lorsqu’on est en deuil ? Est-ce que ce n’est pas normal, digne et bienfaisant de pleurer quand on a perdu un être cher ? (voir Jn 11, 35 !) Mais Jésus donne pourtant cet ordre incompréhensible : « Ne pleure pas ». La procession funèbre a été surprise, sans doute, choquée, peut-être, par la désinvolture de cet homme venu de nulle-part qui s’interpose, qui s’immisce auprès de la femme éplorée et lui tient ces propos incohérents.
Mais Jésus ne se contente pas de parler ; il touche la civière où l’on portait le cadavre. Entrer en contact avec du mort, c’est, dans le système religieux du Judaïsme, contracter une impureté. Il était permis aux membres de la famille, aux proches du défunt de se rendre impurs pour accomplir les rites, mais personne n’aurait eu l’idée de contracter une impureté légale pour un défunt qui n’est ni un ami ni un frère. Jésus, en faisant ce geste inouï, se considère-t-il comme un membre de la famille ? De toute évidence, pourtant, il ne l’est pas.
Et les spectateurs de cette scène curieuse ne sont pas au bout de leur étonnement ; Jésus ouvre la bouche et dit ce qui est proprement inconcevable, qui relève de la folie complète, du délire aigu : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi ». Cela dépasse tout ce qu’on peut supporter et l’indignation de la foule serait alors raisonnablement à son comble. Qui est Jésus ? Un malpoli, un charlatan, un intrus, un imposteur, un mégalomane narcissique ? Son comportement ne suggère chez lui aucune qualité positive.
Que peut penser cette femme qui est là et qui pleure ? Cette femme est vivante bien sûr, elle n’est pas morte. Mais elle a découvert qu’il y a quelque chose de plus douloureux encore que de mourir : c’est de perdre un enfant. Lorsqu’on dit que la mort est une grande souffrance, c’est sans doute vrai : ce n’est pas drôle de mourir et le fils, raide et froid, couché sur le brancard, a dû souffrir avant de mourir. Mais le pire, c’est d’être la mère du défunt et de voir son enfant qui est parti. On nous dit, en plus, que cette mère est veuve. Privée du soutien d’un époux, privée maintenant de la présence de son fils unique, cette femme est réduite à la solitude, et nul doute que cette affliction est perçue comme une malédiction. Qu’a-t-elle fait pour être ainsi frappée ? Nous ne le savons pas ; elle-même ne le sait sans doute pas plus que nous. Elle ne sait que pleurer. Que peut-elle donc penser – si elle a encore la force de penser – cette femme qui voit ce voyageur, cet étranger de passage, se conduire ainsi avec assurance et familiarité au milieu de sa douleur de mère ? Elle est femme, elle est seule, elle est infiniment vulnérable et l’intrus est un homme, entouré de disciples, il agit avec audace. Elle ne peut rien faire.
Et voilà que l’inenvisageable se produit. Jésus a donné son ordre : « Jeune homme, lève-toi ». Ces paroles sont insoutenables pour la foule qui est révoltée, à juste titre ; mais ces paroles insupportables, le jeune mort les a entendues, et, sans se rebeller, au contraire, avec docilité, il obéit. « Alors le mort se redressa ».
Qui donc est Jésus ? Il parle aux morts, et les morts ressuscitent. Qui donc est Jésus ? La bonne réponse ne tarde pas à être sur toutes les lèvres : « Un grand prophète s’est levé parmi nous ». En effet, c’est un grand prophète. Qu’est-ce donc qu’un prophète ? C’est un homme qui tient un discours qui paraît insensé aux vivants mais dont la parole est pourtant efficace jusque chez les morts.
Que prophétise Jésus ? Il annonce sa propre mort. Car c’est dans sa propre mort que Jésus va aller rejoindre les défunts pour leur donner l’ordre de ressusciter ; il est allé « prêcher aux esprits en prison » (1P 3, 19). Ce qu’il a fait pour ce jeune homme, pour donner un exemple prophétique, il le fera pour chaque homme, agissant comme Sauveur de toute l’humanité. Jésus prophétise aussi sa propre résurrection. On peut penser à une autre femme veuve, regardant mourir son fils unique sur une croix, un vendredi, sur une colline proche de Jérusalem. Les retrouvailles du Fils et de la Mère (qui ne sont racontées nulle-part) sont ici suggérées avec une infinie délicatesse.

Le prophète est obligé de bousculer nos règles de savoir vivre, parce que ce qu’il doit annoncer (la résurrection) est tellement fort que les mots de la politesse et les gestes de la convenance sont incapables à l’exprimer. Il fallait que Jésus soit à ce point choquant, scandaleux, désinvolte pour que quelques habitants de Naïm, quelques témoins comprennent, voient, attestent que notre Dieu est le « Dieu des vivants » (Mt 22, 32). 

dimanche 2 juin 2013

Fête-Dieu - Solennité du Corps et du Sang du Christ - Année C

Le récit de Melchisédech (Gn 14, 18-20) est un texte étonnant qui a eu une curieuse histoire. Abraham vient de remporter une campagne militaire et il croise, sur le chemin du retour, un homme mystérieux qui se nomme donc Melchisédech et qui n’est rien d’autre que le roi de Salem – i.e. le roi de Jérusalem. Imaginez si à l’époque d’Abraham (1800 av. J.C.) Jérusalem était quelque chose ! Il y avait peut-être deux ou trois tentes, un ou deux palmiers ; rien de plus. Et ce Melchisédech, qui prétend être ainsi roi de ce pauvre campement, aimerait bien qu’Abraham, en passant par là, lui laisse quelque chose, une sorte de péage, un droit de transiter sur ses terres. Abraham, lui, n’est pas roi, mais il est très riche. Alors, Melchisédech, qui se dit qu’il y a quelque chose à gagner, joue le grand jeu : il arrive et il propose à Abraham un repas, du pain et du vin. Souvenez-vous que, lorsqu’Abraham reçoit des voyageurs, il tue le veau gras et prépare un festin gigantesque (Gn 18). Du pain et du vin, ce n’est donc pas grand-chose, cela reste assez frugal. Pour recevoir une gratification d’Abraham, il faut offrir un peu plus. Alors Melchisédech a l’idée géniale d’offrir quelque chose de magnifique qui ne lui coûtera rien : une bénédiction. « Béni soit Abraham par le Dieu très haut qui a fait le ciel et la terre ». Et là, Abraham se laisse toucher. Cet homme l’a béni au nom du Seigneur. Abraham est profondément ému et, pour exprimer sa gratitude, il laisse au mystérieux Melchisédech, roi de trois tentes, le dixième – i.e. la dîme – de son butin. Pour Melchisédech, c’est un vrai pactole.
A l’époque d’Abraham, cette histoire n’est rien d’autre qu’une rencontre entre un roi mendiant et un riche propriétaire de bétail. Mais à l’époque de David (1000 av. J.C.), quand Jérusalem sera devenue la capitale du royaume, une cité prestigieuse, la ville choisie par Dieu, les autorités de Jérusalem auront besoin d’argent pour entretenir les routes, réparer les murailles, faire garder les portes. Et pour cela, Jérusalem voudra prélever des impôts, des péages. Mais les nobles, les prêtres, les dignitaires vont s’excuser : « les impôts ne nous concernent pas ; faites payer les marchands, les paysans », mais pas les grands personnages. Evidemment, si les notables se soustraient à l’impôt, les rentrées fiscales sont maigres. Mais si, au contraire, on parvient à faire payer les gens riches, de telle sorte qu’ils donnent le dixième de ce qu’ils gagnent, alors on perçoit un impôt vraiment rentable. Ainsi, à l’époque de David, cette histoire d’Abraham qui paye la dîme à Melchisédech devient très intéressante. David – qui, comme roi à Jérusalem, se considère en quelque sorte le successeur de Melchisédech (cf. Ps 109 [110]) – dit aux grands du royaume : « Regardez comment Abraham n’a pas hésité à payer à Melchisédech. Vous n’êtes pas plus puissants qu’Abraham. Alors, afin d’être bénis comme lui, ne renoncez pas à payer votre part d’impôts ». Vous voyez, dans la Bible, il n’y a pas que des grandes vérités spirituelles ; il y a aussi des questions fiscales, très terre-à-terre.
Ce texte avait un sens à l’époque d’Abraham, et un sens différent à l’époque de David. Maintenant, ce texte va encore connaître une nouvelle histoire lorsque Jésus, qui est le descendant de David, va refaire, à Jérusalem, à peu près le même geste que Melchisédech. Jésus est Roi, plus que David, mieux que Melchisédech ; Jésus est prêtre, comme Melchisédech qui est « prêtre du Dieu très haut » (cf. He 7 et passim). A la veille de mourir, Jésus, voulant expliquer à ses Apôtres le sens de sa mort, a pris du pain et du vin, a béni Dieu son Père, a consacré le pain et le vin comme son corps livré et son versé, et a invité les Apôtres à communier ainsi son sacrifice. Lorsque les Apôtres ont vécu cela, ils ont pensé, immanquablement, à ce vieux geste de Melchisédech qui avait également prononcé la bénédiction et partagé le pain et le vin en faveur d’Abraham. Désormais, le geste de Jésus n’est plus bénédiction en faveur d’Abraham, bien sûr, mais bénédiction en faveur des enfants d’Abraham, ses enfants selon la promesse. Et les enfants d’Abraham selon la promesse, ce sont les croyants.
Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, quand on célèbre l’Eucharistie, on peut nommer Melchisédech[1], non pas pour ce marchandage qu’il a fait lorsqu’il a croisé Abraham, non pas en raison de l’intérêt de David pour la fiscalité de Jérusalem, mais parce que nous sommes les héritiers d’Abraham selon la foi et parce que Jésus nous a associés à son sacrifice. La vérité de l’Eucharistie vient du lointain des âges ; en consacrant son corps et son sang, Jésus a accompli l’acte suprême de toute l’histoire de l’humanité. Il a fait quelque chose de radicalement nouveau, tout en résumant les traditions les plus antiques. Il a ainsi transfiguré nos pauvres réalités matérielles pour qu’elles deviennent présence de Dieu. Que ce mystère soit aujourd’hui encore la source de notre émerveillement.


[1] Missel Romain, Canon Romain – Prière Eucharistique n° 1.