jeudi 26 mai 2016

Fête du Corps et du Sang du Seigneur - année C


Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang” (1Co 11, 25): ces mots que Paul dit avoir reçus du SEIGNEUR, et qu’il dit avoir transmis aux chrétiens de Corinthe (1Co 11, 23) pour qui il avait célébré le repas eucharistique, ces mots sont parmi les plus extraordinaires qui aient été dits dans toute l’histoire de l’humanité. Et pourtant, nous qui les entendons à chaque messe sommes malheureusement blasés; par habitude (et bonne habitude, assurément) nous ne voyons peut-être plus très bien d’où viennent ces mots, en quoi ils sont inouïs, ni ce qu’ils signifient. 

Reprenons l’histoire au début. Le Peuple élu vient de quitter l’Egypte dans une très grande angoisse; ils ont traversé la Mer rouge, passant d’une mort certaine à une vie nouvelle, vers une liberté inattendue. Ils ont quitté leur servitude pour pouvoir rendre un culte au SEIGNEUR, pour pouvoir servir leur Dieu qui n’était pas les dieux des Egyptiens. Moïse est au pied du Sinaï, tout le peuple l’entoure (Ex 24). Un autel est construit, des bêtes sont amenées, un sacrifice est immolé. Moïse donne la lecture d’une charte solennelle. Il prend du sang des sacrifices, le sang qui avait été versé sur l’autel et il en asperge le peuple, et il dit : “Ceci est le sang de l’Alliance que le SEIGNEUR a conclue avec vous selon toutes ces paroles” (Ex 24, 8). Dieu ne voulait pas seulement être honoré par son peuple. Il voulait se l’attacher, il voulait s’y joindre. Dieu et le peuple partagent le même sang, c’est-à-dire la même vie (Lv 17, 11). L’Alliance est cette exigeante déclaration d’amour de Dieu envers son peuple. Les paroles de l’Alliance deviennent alors définitives par le sang de l’Alliance. Rien ne pourra abroger l’amour de Dieu pour les hommes maintenant que l’Alliance a été célébrée dans une communion de vie. 

Mais l’histoire n’est pas simple et les trahisons n’allaient pas tarder. Dieu a promis à son peuple une bienveillance éternelle; mais le peuple se lasse, se détourne, se distrait. Le peuple fait le mal; le peuple cherche d’autres dieux; le peuple se complaît dans l’injustice et dans la violence. Le Seigneur aime le peuple, mais le peuple n’en a rien à faire, le peuple oublie que Dieu l’aime. Dieu tient toujours à son Alliance; mais il est le seul à y tenir. 

Alors Dieu se fâche d’être le seul à aimer. Son trop plein d’amour qui ne trouve personne qui veuille être aimé, il le crie à son peuple en envoyant ses prophètes, inlassablement. Ils disent, ils répètent à temps et à contretemps, ils appellent le peuple à se laisser aimer. Et Jérémie se lève et proclame de la part de celui qui l’envoie : “Voici venir des jours – oracle du SEIGNEUR – où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une Alliance nouvelle” (Jr 31, 31). Si la première Alliance, ratifiée entre Dieu et Moïse en présence de tout le peuple ne suffit pas, si elle est tombée en désuétude par la négligence et les transgressions du peuple, Dieu annonce une Alliance nouvelle. Elle sera inscrite dans les cœurs (Jr 31, 33) et non dans un texte. Cette Alliance intime et vivante, cette Alliance incarnée en chaque homme, cette Alliance est dite “nouvelle”, parce que la nouveauté est, pour Dieu, l’autre nom de la vie et du bonheur. 

Mais le peuple est endurci et le mal prolifère. La guerre se porte partout et chacun hait son frère. Les peuples font le mal, les villes se révoltent, chaque cœur est enténébré par la violence du monde: où donc est l’Alliance que Jérémie avait promise de la part du SEIGNEUR? Dieu envoie son propre Fils pour conclure l’Alliance nouvelle; les prophètes avaient dû préparer cette rencontre amoureuse entre Dieu et l’humanité. Jean-Baptiste a prêché la conversion pour que les hommes soient prêts. Mais le mal est plus intense que jamais, la haine est plus forte. Et Jésus est là. Il doit conclure l’Alliance. Quel sera le sang dans lequel il va sceller la déclaration d’amour de Dieu? Moïse avait pris le sang des jeunes taureaux (Ex 24, 5) et avait lu le Décalogue (Ex 20). Que va faire Jésus? En lieu et place des dix commandements, Jésus dira ce simple mot, bref, mais tellement exigeant: “Aimez-vous les uns les autres” (Jn 13, 34) – voilà comment Dieu nous dit qu’il nous aime. En lieu et place du sang des bestiaux immolés, Jésus accepte d’affronter sans violence, dans une charité docile, la brutalité des hommes qui rejettent Dieu; Jésus accepte que ce soit “son propre sang” (Rm 3, 25; He 9, 12; 13, 12) qui serve à ratifier l’Alliance nouvelle. Et réunissant ses apôtres une dernière fois alors qu’il sait quelles souffrances l’attendent le lendemain, il prend la coupe du vin de la fête, la coupe de la Pâque et il dit ces mots de Moïse le libérateur, ces mots de Jérémie le prophète, ces mots qui sont aussi – et surtout – les siens, ces mots inouïs: “Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang” (1Co 11, 25). Pouvait-il dire quelque-chose de plus amoureux, de plus définitif, de plus intime? Quelle est cette nouveauté, puisqu’il va mourir? Si la nouveauté est du côté de la vie, et si l’Alliance lui coûte la vie, comment l’Alliance sera-t-elle nouvelle? 

La nouveauté de l’Alliance est précisément ce que nous célébrons à chaque fois que nous sommes réunis pour faire mémoire de la résurrection de Jésus. A chaque messe, c’est à la nouveauté de l’Alliance que nous sommes associés, et cette nouveauté est pour nous vie et bonheur. Ce que Paul a reçu, ce qu’il nous a transmis, c’est de cela que nous vivons. Et nous annonçons cette mort du SEIGNEUR – mort paradoxalement nouvelle, puisqu’il est ressuscité, définitivement vivant – nous l’annonçons, jusqu’à ce qu’il revienne (1Co 11, 26). 

vendredi 20 mai 2016

Sainte Trinité - année C


Quelles sont “cette grâce” et cette “gloire de Dieu” (Rm 5, 2) dont nous parle saint Paul? Pour y comprendre quelque chose, il est judicieux sans doute de partir de la notion de “détresse” (Rm 5, 3) dont il est également question. Il n’est pas difficile, dans le monde d’aujourd’hui, d’avoir quelque idée de ce qu’on nomme de la détresse; on parle aussi d’un monde en crise. Tous ces mots disent la situation de risque, de vulnérabilité et d’inquiétude qui caractérise (pense-t-on) notre époque. A l’époque de saint Paul, dans la Rome impériale (c’est-à-dire sous Néron), on pouvait aussi parler de détresse et de crise, d’angoisse et d’insécurité. “Être”, dans un tel monde, c’est nécessairement “être en danger”. Ne pas être en danger, ce serait être mort! 

C’est donc dans ce monde où il n’y a pas de paix, que Paul s’adresse à des hommes qui vivent en danger. Il y a donc, visiblement, de toutes parts, une inquiétude concrète, palpable: se lever le matin sans savoir si l’on verra le soir. Et Paul dit que cela est une grâce; il dit même que c’est une “grâce dans laquelle nous sommes établis” (Rm 5, 2), c’est-à-dire une grâce fiable, solide, sûre. L’incertitude de chaque instant, le péril continuel: voilà ce que Paul appelle une grâce certaine. Et Paul va plus loin, en passant de la grâce à la gloire: cette angoisse des hommes, dit-il, nous introduit “dans l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu” (Rm 5, 2). 

Si Paul n’est pas fou, s’il faut comprendre qu’il parle ici en homme raisonnable, il convient d’y regarder de plus près. Comment peut-on appeler une grâce ou une gloire une situation tellement précaire et inconfortable? Peut-être que l’un des meilleurs exégètes de cette austère question serait saint François d’Assise, lui qui a écrit un texte si connu (et si étrange) Sur la vraie et parfaite joie. Après avoir envisagé tous les succès apostoliques les plus retentissants, et les plus profitables à l’Eglise, il affirme, provoquant l’étonnement de Frère Léon : “Ceci n’est pas la vraie joie”. On se doutait, en effet, que la vraie joie franciscaine ne pouvait être un contentement matérialiste. Mais Frère Léon était en droit de supposer qu’une réussite pastorale, pour le bien des âmes, pour la conversion des hommes, pouvait être la vraie joie. Non. 

Mais alors, quelle est la vraie joie? – Voici: je rentre de Pérouse, il fait nuit noire, j’arrive ici et c’est l’hiver. Il y a de la boue et il fait tellement froid que des pics de glace se forment sur ma bure et me blessent les jambes, et je saigne. Et dans la boue, le froid, le givre, je parviens à la porte et, ayant cogné et appelé longuement, vient un frère qui me demande: “Qui va là?” Et je réponds: “C’est Frère François”. Et il me dit: “Va-t’en; ce n’est pas une heure pour arriver! Tu n’entreras pas”. Et j’insiste: “Va-t’en. Tu es un simplet et un illettré et tu n’as plus ta place parmi nous. Nous sommes nombreux et cultivés, et nous n’avons pas besoin de toi” (…) Et je te dis que, si je conserve alors la patience, et si je ne m’inquiète de rien, alors voilà la vraie joie, le vrai courage et le salut de l’âme
(Sources Franciscaines, 278). 

Pour François, transi et rejeté, comme pour Paul, la détresse est une grâce. Et si cette détresse peut être vécue comme une consécration, alors il y a dans ce dévouement de soi-même un acte qui engage la gloire même de Dieu. Avant François, avant Paul, c’est bien cela que le Christ nous a montré: Jésus dans la vulnérabilité de sa condition humaine a vécu le rejet, la trahison, le procès sommaire, la torture aveugle, la condamnation injuste, puis la honte et la souffrance de la croix. Et dans cette misérable désolation, il n’a pas cessé de faire confiance à son Père, et d’intercéder pour les pécheurs. La gloire de Dieu, n’est-ce pas cela? 

Relisons notre texte: 

Frères, nous que la foi a remis dans le droit chemin, nous sommes en paix avec Dieu [alors que le monde, lui, est dans la guerre], parce que Jésus Christ est notre Seigneur. 
C’est par lui que nous parvenons à cette grâce [spirituelle, intérieure], dans laquelle nous sommes fermement enracinés [alors que le monde, lui, est devenu à ce point éphémère et décevant], et nous mettons notre fierté dans l’espérance que tout cela rende gloire à Dieu. 
Et ce n’est pas tout: nous mettons notre fierté aussi dans notre détresse, [nous consacrons à Dieu cette angoisse de la mort, cette peur de la souffrance, cette inquiétude qui est le reflet, dans nos vies, de la croix du Seigneur]. 
Car nous savons que la détresse conduit... à une espérance qui ne peut pas être illusoire, parce que la charité de Dieu est présente dans nos cœurs, parce que l’Esprit [qui est l’intimité même du Père et du Fils], nous a été donné

Ce témoignage de Paul nous rejoint. Dans un monde d’inquiétude qui fut le sien, qui est le nôtre, si nous ne voulons pas consacrer au Seigneur notre détresse, que lui offrirons-nous? Offrir nos peurs et nos peines, cela, nous pouvons le faire, pour la gloire de Dieu et le salut du monde. 


vendredi 13 mai 2016

Pentecôte


Dans l’épître aux Romains, saint Paul présente une vigoureuse catéchèse baptismale (Rm 6), puis une réflexion profondément lucide sur l’état de l’homme devant la loi (la Loi de Moïse et la loi morale; Rm 7). Puis, l’Apôtre développe une pensée novatrice sur la vie de celui qui est devenu fils de Dieu par son baptême, et qui vit, selon l’Esprit Saint, dans une loi de liberté (Jc 2, 12). C’est de ce chapitre 8 qu’est extrait le passage entendu aujourd’hui en deuxième lecture. 

Cet exposé de la vie spirituelle des enfants de Dieu s’articule autour d’une double polarité de l’existence: ce que Paul nomme la chair, et ce qu’il nomme l’esprit. Comprendre ces deux notions n’est pas très simple. Il y a la tentation de voir dans la chair quelque chose de mauvais, voire de souillé; et, par contraste, de voir dans l’esprit quelque chose d’éthéré, qu’il faudrait situer hors du monde – mais alors, comment l’esprit ferait-il encore partie du réel? Une telle vision des choses ne permettrait pas de comprendre l’Incarnation (pourquoi le Verbe s’est fait chair; Jn 1, 14), ou comment l’eucharistie est communion au corps du Christ (1Co 10, 16), ni en vue de quoi nous croyons à la résurrection de la chair (Rm 8, 11). Si la chair était simplement mauvaise, il faudrait la détruire; elle ne serait bonne à rien d’autre qu’à être niée. 

Mais ce n’est pas exactement ce à quoi Paul nous invite. Ce qu’il dénonce n’est pas la chair, mais plutôt marcher selon la chair (Rm 8, 4), avoir une dette envers la chair, ou vivre selon la chair (Rm 8, 12). La chair, c’est la part superficielle de nous-mêmes, ce qui nous projette vers l’extériorité, ce qui nous met en contact avec une réalité que nous ne sommes pas: les autres, le monde, qui n’est pas nous-mêmes, mais que nous devons connaître et que nous pouvons aimer. La chair n’est pas mauvaise en elle-même, mais on ne peut pas vivre pourtant toujours à l’extérieur de soi, sous peine de se disperser au détriment d’une intimité. Une personnalité superficielle, toujours préoccupée de ce qui se passe au-dehors, qui se soucie de l’apparence (celle des autres et la sienne) plus que de l’être, une telle personnalité aura du mal à se construire et, par conséquent, aura du mal à s’épanouir pour un bonheur. 

A côté de la chair, Paul désigne l’esprit. L’esprit renvoie vraisemblablement à une certaine intériorité, une attention à ce qui se passe dans l’intime, dans la conscience. En exhortant les Romains à vivre selon l’esprit, c’est-à-dire vivre à l’intérieur de soi-même, Paul ne les invite pas au repliement sur eux-mêmes, il ne leur prescrit pas une existence nombriliste et introvertie. Paul indique plutôt une attitude de recueillement qui permet de se tenir dans un monde agité sans perdre pour autant une sérénité du cœur. L’esprit reste bien l’esprit d’un corps, l’esprit d’une chair. Mais dans cette relation complexe, c’est dans l’esprit que se situe l’instance de la vie alors que la chair, par sa vulnérabilité, est promise à la mort. Aux hommes qui ont conscience de naître pour mourir, Paul pose cette question: où vivez-vous? Vivre dans la chair, vivre dans la pure extériorité, dans le règne de l’apparence, c’est en effet vivre pour mourir. Vivre selon l’esprit, en revanche, vivre dans l’intériorité, faire de sa conscience l’instance personnellement vitale, c’est vivre pour ressusciter, et c’est donner vie aux corps mortels (Rm 8, 11). 

Pour bien comprendre, il faut voir encore que l’opposition entre la chair de l’homme (son extériorité) et l’esprit de l’homme (son intériorité) s’entrecroise avec le thème de l’Esprit de Dieu. Dieu aussi possède un Esprit, qui est sa propre intériorité divine; en étant l’intimité du Père et du Fils, l’Esprit de Dieu est l’instance vitale de la communion des personnes trinitaires. La vie de Dieu est tout entière vie spirituelle, vie intérieure, mais, par le mystère admirable de la création, et le mystère plus grand encore de la rédemption, cette intimité divine nous a été donnée en partage: notre propre intériorité humaine est associée à l’intériorité de Dieu. Ainsi, notre intériorité se trouve attirée, d’un côté, par notre chair dans la dispersion, de l’autre, par l’intériorité de Dieu dans la communion. 

Relisons maintenant quelques versets: Frères, ceux qui sont les otages de l’apparence, qui vivent dans la dispersion et la superficialité ne peuvent plaire à Dieu. Or vous n’êtes pas sous la contrainte du superficiel, mais vous pouvez revenir à votre intériorité, parce que l’intériorité même de Dieu, la communion du Père et du Fils, habite en votre conscience (…) Ainsi donc, frères, nous sommes redevables, mais non pas envers les faux-semblants qui ont cours dans le monde, comme si nous devions trouver dans ces paillettes décevantes une raison de vivre. Car si c’est dans cette extériorité que nous trouvons une raison de vivre, nous ne vivons que pour mourir. Mais si, par le retour à l’intérieur de nous-mêmes, nous mortifions, nous purifions nos actes extérieurs, alors nous aurons une vraie raison de vivre, et nous vivrons vraiment. En effet, ceux dont la règle de conduite se laisse modeler par l’intériorité de Dieu, ceux qui agissent en contemplant la communion intime du Père et du Fils, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n’avez pas reçu une intériorité d’étroitesse, pour être toujours et toujours apeurés par votre manque de liberté, pour rester les otages de vos propres limites. Mais vous avez reçu une intériorité de filiation, et la condition filiale de liberté vous permet de prier, et de crier: “Père”. 

Dans quelques instants, lorsque, par l’invocation de l’Esprit, le corps du Christ sera au milieu de nous, alors nous pourrons mettre en œuvre cette vie spirituelle que décrit Paul. Parce que notre intériorité est associée à l’intériorité de Dieu, dans la liberté filiale, nous dirons: Père! 


vendredi 6 mai 2016

7e dimanche de Pâques - année C


Jésus a-t-il prié pour le monde? Dans l’évangile de Jean, où le terme de “monde” (kosmos) semble péjorativement connoté, il n’est pas certain que l’attitude du Christ soit d’emblée positive. Nous savons que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais (1Jn 5, 19): une telle réflexion n’est pas tellement encourageante. Le monde n’est-il pas ce qui est irrémédiablement perdu? Pour sauver l’homme, Jésus n’est-il pas venu l’arracher à ce monde de corruption et de vices? 

Au début de ce chapitre 17, dont nous avons lu un extrait aujourd’hui (Jn 17, 20-26), nous avons entendu Jésus répondre lui-même à notre question: Je prie pour eux [c’est-à-dire: pour mes disciples]; je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés; car ils sont à toi (Jn 17, 9). La cause paraît entendue. Cette absence d’intercession, ce refus de prier doit pourtant être bien situé. Comment Jésus pourrait-il renoncer à prier, sinon parce que son Père le lui interdirait? Mais comment Dieu le Père pourrait-il rejeter une prière de son Fils? On trouve dans l’ancien Testament de tels commandements. Ainsi, le Seigneur déclare à Jérémie: Quant à toi, n’intercède pas pour ce peuple-là, n’élève en leur faveur ni plainte ni prière. Car je ne veux pas écouter, quand ils crieront vers moi à cause de leur malheur! (Jr 11, 14). Comment comprendre cela? Le fait que le prophète lui-même se taise alors qu’il devrait intercéder pour le peuple en proie à la détresse et à la culpabilité, ce silence de Jérémie appartient paradoxalement à ces gestes signifiants qui sont un témoignage. Est-ce que cela veut dire que Dieu a rejeté définitivement? Non, sans doute. Mais cela est une mise en garde très sérieuse: si Dieu n’accepte plus la prière de ses saints prophètes, c’est que le peuple s’est enfoncé dans une telle erreur qu’il faudrait plus que la supplication de Jérémie pour le sauver. Mais que peut-il y avoir de mieux que Jérémie? Le Seigneur fournit lui-même à son prophète la réponse : Même si Moïse et Samuel se tenaient devant moi, je n’aurais pas pitié de ce peuple-là!  (Jr 15, 1) Ni Jérémie, ni Samuel, ni Moïse ne peuvent prier pour le salut du peuple… N’y aura-t-il donc personne qui puisse faire entendre un appel à la miséricorde? 

Et voilà donc que, dès le début de cette prière sacerdotale de Jésus, nous l’entendons dire lui-même, avec sa souveraine autorité de Fils de Dieu: je ne prie pas pour le monde (Jn 17, 9). Jésus ne prie que pour ses disciples, pas pour les autres… Ailleurs il dira, pour refuser d’abord un miracle qu’il fera quand même: Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël (Mt 15, 24).

Et pourtant, dans le passage que nous avons entendu, Jésus se reprend, il complète, il ajoute : il ne prie pas uniquement pour ses disciples. Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour ceux qui accueilleront leur parole et croiront en moi: Que tous, ils soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé (Jn 17, 20-21). Jésus prend aussi dans sa prière, au-delà de ses disciples, ceux qui se laisseront évangéliser par eux. Et dans quel but Jésus fait-il cela? Pourquoi se soucie-t-il de ceux qui sont plus loin, de ceux qui viendront après, et qui accueilleront sa parole, même s’ils ne l’ont pas connu personnellement? C’est: pour que le monde croie (Jn 17, 21). Mais alors, Jésus prie aussi pour le monde! Jésus prie encore pour ceux qui accueilleront l’évangile, afin que le monde croie. 

Son refus initial était pédagogique: le monde doit comprendre que sa situation est mauvaise et sérieusement dangereuse. Jésus vient sauver ce qui était perdu (Lc 19, 10). Ce salut n’était pas une chose facile ou de peu d’importance: l’état du monde était presque désespéré et en refusant de prier tout d’abord, comme Jérémie avait été empêché d’intercéder, Jésus donnait un signe de cette gravité. Mais Jésus n’est pas venu pour condamner le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé (Jn 3, 17). Cependant, Jésus ne peut pas prier directement pour le monde qui est mauvais; mais il doit bien pourtant prier pour ce monde qu’il veut délivrer du mal. Aussi sa prière se fait-elle progressive: 1° pour ses disciples, 2° pour ceux qui recevront la parole de ses disciples, 3° afin que le monde croie. 

Aujourd’hui, nous appartenons au deuxième cercle de ceux pour qui Jésus a prié. Nous ne sommes pas des témoins oculaires de son ministère, de sa mort, de sa résurrection. Nous sommes de ceux qui ont accueilli un évangile qui nous a été transmis. Nous avons reçu la foi non par constat direct de la personne de Jésus, mais par des témoins fiables dont nous avons reçu l’enseignement. Et Jésus a prié pour nous. Mais si Jésus a prié pour nous, c’est afin que le monde croie. Il ne serait pas juste de nous réjouir de ce que Jésus ait prié pour nous et de délaisser ce pour quoi il a prié en notre faveur. S’il faut que le monde croie, c’est à nous de prendre aussi notre part dans le travail de l’évangélisation. Comment le monde croira-t-il si moi-même, pour qui Jésus a prié, je ne prends pas au sérieux mes responsabilités d’évangélisateur? Chacun verra ce qu’il lui reste à faire, en ayant du moins le réconfort d’avoir été personnellement porté dans la prière du Christ.