vendredi 26 décembre 2014

Sainte Famille - année B

La présentation de Jésus au Temple (Lc 2, 22-40) est un épisode difficile à comprendre ; il se rattache à une législation commandée par Moïse dont le sens est austère et complexe. « Tu céderas au Seigneur tout être sorti le premier du sein maternel et toute la première portée des bêtes qui t’appartiennent : les mâles sont au Seigneur. Les premiers ânons mis bas, tu les rachèteras par une tête de petit bétail. Si tu ne les rachètes pas, tu leur briseras la nuque, mais tous les premiers-nés de l’homme, parmi tes fils, tu les rachèteras » (Ex 13, 12-13 ; cf. Lc 2, 23). Et comme le sens de ce texte est obscur, l’auteur biblique prévoit qu’un enfant demande rituellement une explication : « Lorsque ton fils te demandera demain : ‘‘Que signifie ceci ?’’, tu lui diras : ‘‘C’est par la force de sa main que le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte, de la maison d’esclavage. Comme le Pharaon s’entêtait à ne pas nous laisser partir, le Seigneur fit périr tous les premiers-nés au pays d’Égypte, aussi bien les premiers-nés des hommes que les premiers-nés du bétail. Voilà pourquoi je sacrifie au Seigneur tout mâle sorti le premier du sein maternel et je rachète tout premier-né de mes fils’’ » (Ex 13, 14-15).
Le rachat des premiers nés est ainsi une coutume que la loi juive fait remonter à la sortie d’Egypte, à la Pâque de Moïse. La dernière des plaies, effrayante, avait fait mourir tous les premiers-nés, les animaux comme les hommes, les princes comme les enfants d’esclaves ; seuls les premiers-nés des hébreux avaient été épargnés par l’ange. Ce récit pascal est très étrange, mystérieux, et aussi choquant. Ce n’est pas le moment de l’expliquer aujourd’hui. Disons simplement que ce n’est pas tant le souvenir de la mort des fils des égyptiens qui est ainsi commémorée que le salut de tout le peuple.
Pour se souvenir que Dieu a été le libérateur des hébreux, les fils d’Israël avaient donc conservé l’habitude d’aller offrir symboliquement au Seigneur leur premier né et de présenter, à cette occasion, une modeste offrande matérielle. Ce sacrifice pouvait être fastueux dans les familles riches, et pauvre chez les gens simples : « un couple de tourterelles ou deux petites colombes » (Lv 12, 8 ; cf. Lc 2, 24). Le tarif n’est pas bien exigeant. En faisant ce geste, Marie et Joseph ne font rien d’autre que de se conformer à une pratique de leur temps et de leur religion. Ils expriment par ce geste rituel leur attachement à la loi de Moïse (Lc 2, 22 ; 39) et leur fidélité au Seigneur. Ils sont solidaires de leur peuple et de ses coutumes. C’est assez anodin, en fait.



Mais dans ce pieux usage, se produit alors quelque chose d’imprévisible : ce petit enfant que Marie et Joseph conduisent au Temple pour le racheter est celui qui va racheter toute l’humanité par le sang de sa croix. Celui pour qui ils vont offrir deux colombes en sacrifice est celui qui va s’offrir lui-même en sacrifice pour le salut de tous les hommes. Celui qui est ainsi présenté aux prêtres du Temple est en réalité le Seigneur, le Dieu de gloire et de majesté qui ne cesse pas de siéger à la droite de son Père bien qu’il se donne à voir dans une nature humaine semblable à la nôtre. Marie et Joseph ont déjà pressenti quelque chose de cet immense mystère ; mais ils viennent là, comme tout le monde, sans chercher à se faire remarquer. Et l’enfant Jésus, quoiqu’on en dise, était beau comme le sont tous les enfants – ni plus, ni moins. Il n’était pas auréolé de je ne sais quelle lumière surnaturelle. On ne voyait rien qu’un jeune couple et un nourrisson, rien de plus.
Il a fallu toute la lucidité spirituelle (Lc 2, 25) de Syméon pour voir dans ce spectacle attendrissant quelque chose de plus qu’une simple scène de joie familiale et religieuse. Lui a reconnu dans cet enfant plus qu’un enfant. Une tradition orientale bien attestée interprète avec justesse et audace l’action de cet homme juste : « il reçut [Jésus] dans ses bras et bénit Dieu » (Lc 2, 28). Il bénit Dieu qui est ce petit enfant. Et lorsque le saint homme dit : « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix » (Lc 2, 29), il ne faut pas se le représenter tenant l’enfant dans ses bras et levant les yeux au ciel comme s’il s’adressait à un dieu des nuages. Car lorsqu’il reçoit Jésus, il n’a pas le réflexe de se tourner vers le Seigneur comme s’il était un autre que cet enfant. C’est à Jésus lui-même qu’il dit : « Maître » ; en Jésus il reconnaît celui qui lui a promis de le garder en vie jusqu’au jour de la rencontre. Une hymne en usage dans l’Eglise syrienne l’affirme très explicitement :

« Syméon vit le Fils de Dieu
et, dans sa joie, bondit à sa rencontre,
lui qui attendait que sa naissance se dévoilât
pour goûter la mort.
Celui qui est le Maître de la vie,
il le porte sur les paumes de ses mains
et le berce en lui demandant :
‘‘Maintenant, tu peux m’ôter la vie d’ici-bas’’ »[1].

Ce récit de la présentation de Jésus au Temple n’est donc pas un événement de la vie ordinaire. C’est ce que les premiers chrétiens appelaient une théophanie, une manifestation de Dieu. En venant dans le monde, l’enfant Jésus a fait connaître sa divinité de manière paradoxale, aux bergers, aux mages, à Syméon et Anne, aux docteurs de la loi ; de même, à la fin de l’évangile, Jésus fera reconnaître sa résurrection aux Apôtres, à Pierre, aux pèlerins d’Emmaüs, à Jacques, etc. Que furent ces événements ? En eux-mêmes, ils ne furent rien de tellement retentissant : la rencontre d’un enfant, la rencontre d’un homme. Dieu ne se donne à voir que dans l’ordinaire, dans le partage d’une intimité, une docilité spirituelle. N’allons pas le chercher ailleurs. Si nous pensons trouver Dieu dans des pratiques, et si nous sommes suffisamment délicats pour vivre les rites de la vie avec une vraie attention, alors nous aurons le cœur prêt à se laisser surprendre par l’inattendu de Dieu. Parfois, les cérémonies habituelles de notre vie chrétienne tournent un peu à la routine, la vie spirituelle se fatigue. On vient à l’Eglise pour une messe de plus, pour encore un baptême, et on ne pense même plus qu’on y vient rencontrer Dieu. Et c’est ce moment que le Seigneur choisit pour se révéler à nous. Dieu ne veut pas que nous quittions cette terre sans que nos yeux aient « vu le salut » (Lc 2, 30). Mais c’est dans l’inattendu du quotidien qu’il nous le montrera. Patience et lucidité, attention et discernement, voilà ce qu’il faut pour que Dieu nous surprenne et nous sauve ; il se montre à nous, brûlant d’amour derrière les pauvres rites de nos communautés paroissiales. Mais avec un peu d’émerveillement et de vigilance, avec un cœur pur, nous aussi, nous aurons le bonheur de voir Dieu (cf. Mt 5, 8).



[1] Cité par J. Lemarié, La manifestation du Seigneur, Lex Orandi n° 23, le Cerf, Paris, 1957 ; p. 464. 


mardi 23 décembre 2014

Noël


Pourquoi dit-on que Jésus est né dans la nuit ? Au-delà des circonstances historiques, la nuit décrit bien l’état du monde avant le Christ, sans le Christ. La nuit, dit-on, les enfants ont peur, les voyageurs ne voient plus la route, les malades sont angoissés, les voleurs en revanche sont plus à l’aise… Ainsi, tandis que certains sont dans la tristesse et l’inquiétude, d’autres profitent de l’obscurité pour dissimuler leurs actions malhonnêtes. Voilà ce qu’est la nuit ; voilà l’état du monde sans le Christ. Et puis, surgit le Christ, dans cette nuit ; et nous voyons désormais « les clartés de la vraie lumière » (collecte Nuit) – « la lumière brille dans les ténèbres » (Jn 1 – Jour). Le Christ vient comme une lumière dans la nuit. Dans la nuit, une lumière rassure ceux qui ont peur, guide les égarés, réconforte les malades, démasque les bandits… Voilà ce que fait le Christ.
Nous devons reconnaître que nous ne sommes pas toujours dans la lumière, que notre époque qui a éloigné le Christ n’est pas tellement lumineuse. Mais parfois, on préfère fermer les yeux, pour ne pas voir qu’il fait nuit ! On ajoute ainsi à l’obscurité extérieure, notre propre aveuglement – et alors on ne voit plus rien de vrai : les yeux fermés, la nuit, on ne voit que des rêves, des illusions.
Ce soir, nous sommes invités à ouvrir les yeux et à voir qu’il y a pourtant une lumière dans la nuit. Cette lumière du Christ est là qui nous rassure, qui nous donne confiance en Dieu. Cette lumière du Christ est là qui nous éclaire, qui nous montre le chemin de la vérité. Cette lumière du Christ vient aussi déranger nos mauvaises habitudes, vient aussi débusquer la part d’ombre qui est en nous. La venue du Christ dans l’histoire, la venue du Christ dans notre histoire est réconfortante – assurément, c’est une force d’être chrétien – mais elle est aussi exigeante – c’est parfois difficile de persévérer dans la vie chrétienne. C’est pourquoi nous devons choisir la lumière. Personne ne nous force à suivre le Christ, personne ne nous force à être chrétiens. Certains peuvent préférer les ténèbres (Jn 3, 19), et laisser tomber la foi, laisser de côté la vie chrétienne. A ceux qui fêtent aujourd’hui sa naissance, le Christ propose de regarder la lumière, de faire confiance à la lumière, de croire en la lumière.
Regardez un instant ceux qui font confiance à l’Eglise, ceux qui se laissent illuminer par le Christ : les enfants qui reçoivent une éducation chrétienne, les jeunes qui se marient à l’Eglise, les adultes qui vont à la Messe du dimanche, ceux qui n’ont pas peur de se confesser – tous ces gens ne sont pas des héros inaccessibles, ils ne font rien d’extraordinaire. Ils font simplement confiance à la lumière du Christ. Ils acceptent de regarder la lumière du Christ et de se laisser guider par elle. Ainsi, ils ont un repère, plus fiable que la mode ou que l’opinion : ils ont comme repère l’Eglise et la foi chrétienne. Ils n’avancent pas seuls dans les épreuves de la vie. Certes, il y a encore des ténèbres alentour, mais ils se laissent guider par le Christ, comme un marin s’oriente vers le port grâce à un phare. On peut conduire un navire la nuit en fermant les yeux, mais on a moins de chances d’arriver au port. On peut mener sa vie sans repère, sans guide, tout seul ; mais on a moins de chances de parvenir au bonheur. Il faut juste reconnaître que la lumière ne vient pas de nous, qu’elle ne vient pas du monde, mais qu’elle vient du Christ par l’Eglise. Et puis il suffit de faire confiance, de nous laisser guider, nous laisser réconforter, nous laisser illuminer par l’Eglise.

L’Eglise ne cherche pas à recruter quelques chrétiens de plus ; elle veut sauver tous les hommes, éclairer tous les hommes. L’Eglise veut donner à tous les hommes la chance – la grâce – de connaître une vérité dont ils puissent vivre, une lumière qui les rassure et les conduise vers le vrai bonheur. Pour cela, l’Eglise n’est pas en concurrence avec le monde, la prière n’est pas en concurrence avec l’égoïsme, la lumière n’est pas en concurrence avec les ténèbres, la vérité n’est pas en concurrence avec les opinions, la paix n’est pas en concurrence avec la peur ; le bien n’est pas en concurrence avec le mal. Ou bien, pour dire les choses de manière plus concrète encore : la messe du dimanche n’est pas en concurrence avec un match de foot. C’est d’un autre ordre. Il nous faut simplement choisir. Vous qui fêtez Noël aujourd’hui, vous connaissez l’Eglise, vous reconnaissez dans la naissance de Jésus une lumière. Ce qui vous est proposé, c’est de vivre pleinement de cette lumière, non pas simplement une fois par an ou deux fois par an, mais tous les jours de votre vie. Vous savez croire à la sagesse de l’évangile : elle nous enseigne que ceux qui font vraiment confiance à la lumière du Christ ne seront pas déçus.  


vendredi 19 décembre 2014

4ème dimanche de l'Avent - année B

Revenons sur une admirable expression de saint Paul : « l’obéissance de la foi » (Rm 16, 26). Saint Paul avait déjà expliqué que la foi venait de ce qu’on entend (Rm 10, 17 ; cf. Ga 3, 2-5). Le mot d’obéissance est aujourd’hui mal considéré. Ce mot a pourtant été forgé par les chrétiens pour désigner l’attitude la plus libre qui soit : écouter la parole de Dieu qui me sauve, y croire et être, en effet, sauvé. L’obéissance, c’est l’acte de celui qui écoute, qui comprend, et qui consent. La foi n’est pas d’abord une parole prononcée, mais une parole écoutée avec docilité, une parole que l’on comprend, et à laquelle on donne son adhésion. La liturgie du baptême le manifeste clairement : la première profession de foi du baptisé – ou de ses parents – n’est pas une déclaration personnelle. La première fois, c’est le prêtre qui parle, qui questionne : « Crois-tu en Dieu le Père ? Crois-tu en son Fils Jésus Christ ? Crois-tu en l’Esprit et en l’Eglise ? » ; et le baptisé écoute, et s’il décide d’entrer dans la foi, il répond : « Oui, je crois ». Notre foi en Dieu ne vient pas de nos petites pensées – même géniales – elle ne vient pas de nos paroles ; la foi est une parole de Dieu que nous avons entendue et à laquelle nous avons obéi, dans ce sens qu’on vient de dire. Le christianisme est la religion du salut par l’écoute : c’est cela l’obéissance.



Cette attitude est précisément ce qu’a vécu Marie lors de sa rencontre avec l’ange (Lc 1, 26-38). Ce n’est pas Marie qui ouvre le dialogue. Sans doute que Marie savait prier, parler à Dieu ; mais elle savait surtout écouter et nous la voyons d’abord silencieuse. C’est l’ange qui parle, qui annonce, qui révèle : « Et voici que tu vas concevoir et enfanter un Fils » (Lc 1, 31). Le message est un peu étonnant et Marie est bouleversée. Alors elle questionne, nous pour mettre en doute, non pour hésiter, non pour être indiscrète, mais pour bien comprendre ce qui lui est dit. Car la foi est une écoute intelligente, et non un assentiment aveugle. C’est pourquoi Marie a raison de demander : « Comment cela va-t-il se faire ? » (Lc 1, 34). L’ange répond. Dieu est délicat et il ne veut pas nous laisser dans le trouble lorsqu’il nous donne une mission ; il ne renonce pas à expliquer quelque chose de la vocation de chacun. La vocation de Marie c’est : « l’Esprit Saint viendra sur toi… » (Lc 1, 35). Et Marie pose alors l’acte de « l’obéissance de la foi » : « Voici la servante du Seigneur » (Lc 1, 38). Elle a su écouter, elle a demandé de bien comprendre, elle a accepté sans réserve la volonté de Dieu.
Le Concile Vatican II décrit encore cette même logique, qui vaut pour nous tous : « A Dieu qui révèle est due l’obéissance de la foi par laquelle l’homme se remet totalement et librement à Dieu »[1]. Voilà qui peut combler le cœur de l’homme inquiet : s’en remettre totalement et librement à Dieu. L’Eglise ne connaît pas d’autre chemin de bonheur. Celui qui s’en remet un peu à Dieu, et qui se conserve un peu pour lui-même, celui-là sera toujours déçu par la part de lui-même qu’il n’a pas donnée. En revanche, celui qui se donne tout entier à Dieu, celui-là seul est vraiment libre, parce qu’il trouve en Dieu sa liberté. L’obéissance du croyant n’est pas une résignation ni une abnégation : c’est la liberté même. Marie n’est pas brimée comme servante du Seigneur ; c’est au contraire parce qu’elle est la servante du Seigneur qu’elle est vraiment libre. Un adage de la tradition chrétienne l’affirme dans une formule marquante :

« La liberté parfaite, c’est de servir Dieu le Christ,
de l’aimer, lui qui nous a vraiment libérés,
lui qui est le vrai Fils de Dieu
et le Seigneur, ayant revêtu une forme d’esclave
– non pas un esclave,
mais : le Seigneur ayant revêtu une forme d’esclave »[2].

On ne comprend rien à l’obéissance ni à la foi tant qu’on leur oppose la liberté : écouter pour croire, telle est bien la liberté de la foi chrétienne. Car c’est bien parce que nous avons cru en la parole qui nous a été annoncée que nous avons été libérés de nos fautes, de nos erreurs, de nos étroitesses.
Pour être vraiment libres, la Bible nous dit qu’il faut donc commencer par écouter. Aujourd’hui où tout le monde veut prendre la parole, revendiquer, faire valoir son point de vue, en famille, au travail, dans la vie politique, dans les médias, personne ne se rend compte que tout le monde parle dans un brouhaha où personne n’écoute. Mais si personne n’écoute, si tout le monde est sourd, notre parole est un piège. Chacun est finalement esclave de ce qu’il a dit, de ce qu’il défend, esclave de sa propre opinion. Dans l’Eglise rien de tel ; on prend le temps du silence pour écouter, et pour comprendre. Et la réponse libératrice, la réponse de la foi n’est pas une cacophonie ni un long discours bruyant ; elle tient en peu de mots. C’est tout simplement : « Amen ».



[1] Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur la révélation divine Dei Verbum, n° 5.
[2] « Perfecta vero libertas est, Deo Christo servire: illum diligere, qui vere nos liberavit: qui verus est Filius Dei, et dominus in forma servi: non servus, sed in forma servi dominus » (Bède le Vénérable, Commentaire sur l’évangile de saint Jean, VIII, P.L. 92, 750). L’idée vient de saint Augustin (De quantitate animæ, XXXIV, 78 ; P.L. 32, 1078). La formulation de saint Bède a été reprise par Alcuin (Sur l’évangile de Jean ; P.L. 100, 969), par Haymon d’Auxerre (Homélies ; P.L. 118, 214), etc

vendredi 12 décembre 2014

3ème dimanche de l'Avent - année B


Selon toute vraisemblance, la première épître aux Thessaloniciens est le plus ancien texte chrétien que nous possédons. Rédigé vers 50-51 ap. J.C., cette belle exhortation est antérieure à la rédaction finale des évangiles et présente donc le message de Jésus dans sa réalité native, absolument originelle. Il est réconfortant alors de voir que la tonalité de cette lettre est une joie profonde. L’attitude chrétienne la plus fondamentale est la joie. En un verset d’une concision tout à fait explicite, le passage entendu nous l’indique clairement : « Réjouissez-vous toujours » (1Th 5, 16). Et ce verset est complété, explicité, par les deux commandements qui suivent : « Priez sans interruption » (v. 17), et : « Rendez grâce en toutes choses » (v. 18). Scrutons brièvement ces trois impératifs.

« Réjouissez-vous toujours ». Peut-on ordonner à quelqu’un de se réjouir ? Et, plus exigeant encore, peut-on ordonner à quelqu’un de se réjouir toujours ? La joie est un sentiment qui dépend de tellement de paramètres intimes et extérieurs. Peut-on commander à quelqu’un qui est plongé dans les épreuves et les angoisses de se réjouir ? Ne doit-on pas respecter son malheur et se faire discret, éviter même de se montrer trop content devant lui ? Ou bien alors faut-il penser que les Thessaloniciens à qui écrivait saint Paul étaient des insouciants, qui vivaient sans problèmes, de façon irresponsable au milieu des malheurs des autres ? Non, certes. Les premiers chrétiens savaient trop bien que leur foi dérangeait et ils portaient en eux-mêmes l’inquiétude de la persécution. Mais comment dire à des chrétiens persécutés : « Réjouissez-vous toujours » ? Il y a là un aspect particulièrement exigeant pour les chrétiens (et particulièrement agaçant pour les adversaires du christianisme) qui appartient à la prédication de Jésus lui-même : « Heureux êtes-vous, quand on vous insultera et persécutera » (Mt 5, 11). Cette joie insolente, au milieu des contestations, n’est pas une dérision, un mépris des persécuteurs ; c’est une certitude intime, une conviction de conscience : Dieu existe, Dieu nous aime, le Christ nous a sauvés. Et cette vérité peut bien être combattue par les épreuves de la vie ; elle ne peut pas être démentie. Certes, le chrétien n’est pas épargné par les malheurs, et lui-même fait, comme tous les autres, l’expérience austère et douloureuse du silence de Dieu, de l’absence de Dieu. Paul VI[1] n’hésitait pas à le rappeler : d’où le Seigneur serait-il plus absent que d’un camp de l’Allemagne nazie ? Et d’où vient alors cette exultation dans laquelle est mort Maximilien Kolbe, changeant le lieu du supplice en « antichambre de la vie éternelle » ?
« Priez sans interruption ». Là encore, le commandement est étrange. Faut-il, pour être chrétien, passer sa vie dans les dévotions, ne jamais quitter le silence de la chapelle, fuir toute occupation ? De toute évidence, ce n’est pas ainsi que vivaient les premiers chrétiens, et si certains avaient la tentation de se réfugier dans l’oisiveté, faisant de leur piété une belle façade pour dissimuler leur paresse, Paul n’hésitait pas à les reprendre vertement : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné » (1Th 4, 11) ; « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! » (2Th 3, 10). Mais quelqu’un qui travaille peut-il prier sans cesse ? La prière continuelle que demande ici saint Paul (cf. Ep 6, 18) est la même que Jésus demandait : « Veillez donc et priez en tout temps » (Lc 21, 36). Il ne s’agit pas de se confire en piétés ostentatoires ; il s’agit, quoi qu’on fasse, d’être capable de s’unir à la bonté de Dieu. Ceux qui gagnent honnêtement leur vie en ayant le souci de la justice dans leur métier, ceux-là n’interrompent pas leur prière. Les parents qui éduquent patiemment leurs enfants, sans se laisser décourager par les difficultés ou les déceptions, mais en restant toujours attentifs et bienveillants, ceux-là n’interrompent pas leur prière. Ceux qui se reposent légitimement, d’une manière saine et profitable, afin de rester disponible ensuite pour le bien des autres, ceux-là non plus n’interrompent pas leur prière. Ils ont, en toute activité, cette joie profonde d’être unis au Christ par une attention, une vigilance évangélique qui est une constante lumière pour le cœur.
« Rendez grâce en toutes choses ». Rendre grâce, enfin, est-il toujours possible ? Faut-il remercier Dieu des malheurs qui nous surviennent ? Ou même : peut-on remercier Dieu quand des épreuves nous étouffent ? N’est-ce pas là rendre un culte à un dieu cruel ? Vous le comprenez, il ne s’agit pas de cela. Rendre grâce, dans le vocabulaire des premiers chrétiens, c’est surtout célébrer l’eucharistie. Le commandement que donne Paul signifie donc : faites de toutes les circonstances, joyeuses ou pénibles, de votre vie, la matière de l’eucharistie que vous célébrez. Cela est-il possible « en toutes choses » ? Oui. A l’eucharistie, nous pouvons venir avec nos pures joies, les bons moments, les bons souvenirs. Mais on peut également venir avec les angoisses, avec les souffrances : l’eucharistie, c’est le corps livré de Jésus, c’est le sang versé de Jésus. Ce sont toutes les douleurs que Jésus a endurées et exprimées en amour, toutes les souffrances qu’il a transfigurées en amour. Dans l’action de grâce, Jésus peut aussi transfigurer mes angoisses en espoirs. Mais il y a aussi mes péchés : puis-je faire de mes fautes, qui sont ma seule vraie tristesse, la matière de l’eucharistie ? On se trouve, là, au seuil de l’immense mystère de la miséricorde de Dieu : oui, je peux apporter aussi mes erreurs, mes lâchetés, mes trahisons, à l’eucharistie, en écoutant que le sang de Jésus est versé « pour la multitude en rémission des péchés ». Oui, je peux alors vraiment rendre grâce « en toutes choses », pour le bien, évidemment ; pour ma douleur, transfigurée dans la charité de la croix ; pour mes fautes, pardonnées dans le sang de Jésus.

Il y a cinquante ans, le Concile Vatican II indiquait l’essentiel de l’attitude chrétienne en nommant « la joie et l’espérance » ; « Gaudium et spes »[2]. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes et qu’on vit dans un monde de béate gentillesse ; le Concile nomme aussi, immédiatement : « les tristesses et les angoisses ». Mais la joie reste première, fondamentale. Telle est la première grâce de l’évangile ; tel est aussi le premier commandement.




[1] Paul VI, Lettre apostolique Gaudete in Domino [9 mai 1975] ; IV. La joie dans le cœur des saints.

[2] Concile Vatican II, Constitution sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes [7 décembre 1965]

vendredi 5 décembre 2014

2ème dimanche de l'Avent - année B



Le livre d’Isaïe proclame un message bien singulier de la part du Seigneur : « Consolez, consolez mon peuple » (Is 40, 1). A l’époque du prophète, comme aujourd’hui, le monde était à feu et à sang et, dans ces conditions, c’est plutôt la violence que nous avons l’habitude de voir ; ce sont les crimes qui attirent aujourd’hui les médias du monde entier, afin que le monde entier voie en direct la mort, le deuil et le carnage. Pourtant, si nos yeux sont habitués à la violence, il nous faut apprendre à voir que, pour nous, chrétiens, il n’y a pas que la violence. Saint Augustin proposait de résumer ainsi l’histoire du christianisme : « l’Eglise poursuit son pèlerinage entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu »[1]. C’est-à-dire que tout homme, chrétien ou non, est confronté à la dureté du monde, aux injustices, aux malheurs, aux guerres ; mais le chrétien, lui, possède un second regard, qui lui montre non plus ce qui vient du monde, mais ce qui vient de Dieu. Et il découvre alors qu’une consolation est possible ; bien plus : qu’une consolation est à l’œuvre. L’Eglise est le lieu où la consolation de Dieu vient rejoindre les hommes, quand bien même ceux-ci seraient affligés par la violence du monde.
Il faut remarquer encore une autre chose singulière. Dieu ne dit pas simplement : « je console mon peuple », comme si la consolation tombait du ciel. Dieu dit à son peuple, à des hommes de son peuple : « consolez ». C’est un ordre, un commandement. Car, si l’Eglise est le lieu de la consolation, c’est, bien sûr, parce que nous recevons de Dieu la grâce de la consolation. Mais toute grâce a son commandement, de même que tout commandement possède sa grâce. Ainsi, au moment même où Dieu nous console, il nous dit encore : « consolez ». Parce que Dieu qui nous donne tout, ne veut pas nous donner sans notre concours. Aussi, nous sommes, dans l’Eglise, responsables de la consolation que nous nous apportons mutuellement. Saint Paul fait écho à ce texte d’Isaïe, lorsqu’il formule cette louange :

Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ,
le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation,
qui nous console dans toute notre tribulation,
afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu,
nous puissions consoler les autres
en quelque tribulation que ce soit (2Co 1, 3-4).

Dieu console les uns, pour qu’ils consolent les autres. Si chacun prend à cœur de consoler ceux qui sont l’affliction, alors la consolation qui vient de Dieu porte tous ses fruits dans une charité qui va vers les autres ; la consolation devient contagieuse. Ainsi, à chacun d’entre nous, Dieu demande d’aller consoler son frère, ses proches, les gens de sa famille. Et en consolant les autres, on se console déjà soi-même. Les épreuves sont si fréquentes : le chômage, la maladie, la dépression… tout cela vient du monde, et nous fait du mal. Si nous ne faisons rien pour aider ceux qui souffrent de cela, alors la consolation reste une idée pieuse, un peu utopique, généreuse, mais vide. Au contraire, si nous choisissons de consoler quelqu’un qui a perdu son travail, quelqu’un qui est inquiet pour l’avenir, quelqu’un qui est déprimé, alors c’est Dieu qui, par nous, console son peuple. Nous serons ainsi les ministres de la consolation de Dieu – quelle exigence, mais quelle grâce aussi.
Evidemment, toutes les misères du monde nous dépassent, et il ne nous est pas demandé de sauver la terre entière. Cela le Christ l’a fait, une fois pour toutes. Il nous faut simplement faire ce qui est à notre mesure, selon nos forces, mais aussi de toutes nos forces. Et nous découvrirons alors que c’est en consolant que nous sommes consolés ; c’est en ayant le souci désintéressé du bonheur des autres que nous trouvons pour nous-mêmes la vraie joie.
François d’Assise, dont toute la vie fut de suivre le Christ dans la pauvreté de son Incarnation, celui à qui nous devons la dévotion à la crèche, a résumé ce message de consolation dans une prière célèbre qu’on ne récite jamais en vain. Faisons nôtre ce texte de lumière et de paix :

« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.

O Seigneur, que je ne cherche pas tant à
être consolé qu’à consoler,
à être compris qu’à comprendre,
à être aimé qu’à aimer.

Car c’est en se donnant qu’on reçoit,
c’est en s’oubliant qu’on se retrouve,
c’est en pardonnant qu’on est pardonné,
c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie »[2].




[1] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XVIII, 51 ; cité par le Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium, n° 8.