vendredi 30 décembre 2016

Sainte Marie Mère de Dieu


Lorsque nous lisons ces pages d’évangile que nous appelons les «évangiles de l’enfance» (Mt1-2 et Lc1-2), notre regard est parfois pollué par une querelle d’exégètes des XIX° et XX° siècles: il y aurait dans ces textes trop de merveilleux pour qu’on puisse y croire vraiment. Ce qui agaçait ces rationalistes, c’était ces anges, ces apparitions, cette étoile qui guide les mages, ces prémonitions. Ils imaginaient alors la vie quotidienne de Marie, Joseph et Jésus, telle que racontée par Matthieu et Luc, comme une sorte d’existence paranormale, comme si Dieu le Père avait mis en permanence à leur disposition «douze légions d’anges» (Mt26,53) qui faisaient la cuisine, le ménage et le repassage de toute la sainte famille. Aussi, pour éviter une telle conception mythologique de l’enfance de Jésus, ces biblistes généreux ont commencé à tout saccager et à ôter de l’évangile tout ce qui leur semblait trop beau pour être vrai. 

Le fragment que nous venons de lire montre bien qu’il y a là un faux problème. La vie de Marie, Joseph et Jésus fut une existence ordinaire; ou plutôt: s’il y a eu de l’extraordinaire, celui-ci n’a jamais pris la forme d’un conte de fées. Il est possible, en effet, de lire un récit continu de six versets (Lc2,16-21) dans toute sa simplicité, et voir comment le supposé “merveilleux” y est exprimé très sobrement. Relisons. 

Les bergers vont à Bethléem et voient l’enfant qui est né dans cette étable, couché dans la mangeoire où, faute de mieux, sa mère l’a déposé. Ce qu’a fait Marie est ce que toute mère possédant du bon sens aurait fait. Ce que voient les bergers n’est rien d’autre que ce que chacun aurait vu en pareille circonstance. Où est l’extraordinaire? Ce qui est déroutant, c’est que les bergers savaient, semble-t-il, à l’avance ce qu’ils allaient voir. Ils disent, en effet, à qui veut les entendre «ce qui leur avait été annoncé au sujet de cet enfant» (Lc2,17) et nous lisons, quelques versets plus haut, que ce sont des «anges» (Lc2,9-15) qui leur ont parlé (de ces anges dont les rationalistes nous ont appris à nous méfier…) Que conclure de cela? Il n’y a pas lieu de chercher à décrire ce que saint Luc appelle un ange (avait-il des ailes? avec des plumes? était-il joufflu? chantait-il en latin? jouait-il de la trompette?) Toutes ces questions sont de fausses questions. 

Plus réelle, et plus importante, est cette conviction des bergers: ils vont voir un enfant qu’ils ne connaissent pas, né de parents qu’ils ne connaissent pas, et ils ont compris que cet enfant n’est pas comme les autres. De fait, aucun enfant n’est “comme les autres”, car tout enfant est unique, porte en lui des potentialités uniques, aura une vie unique… mais là – les bergers en ont l’intuition – il y a quelque chose de plus, de différent. Qu’y a-t-il dans cette attitude d’incroyable, de trop beau pour être vrai? Ou, pour dire autrement : les bergers seraient-ils incapables d’être prophètes? L’ancien Testament donne plusieurs exemples de bergers choisis par Dieu: David (1S16,11), Amos (Am1,1). Ces bergers ne seraient-ils donc pas capables de reconnaître dans cet enfant de Bethléem l’héritier de David? Bethléem n’est-elle pas la ville de David, et David ne fut-il par berger comme ils sont eux-mêmes bergers? Ces gardiens de troupeau seraient vraiment obtus s’ils n’avaient pas eu quelque intuition à ce sujet; ou bien Dieu serait vraiment maladroit s’il ne parvenait pas à faire comprendre à des gens d’une si belle simplicité ce mystère qu’il cache aux sages et aux savants (Lc10,21). Ensuite, qu’on appelle des «anges» le moyen par lequel Dieu a fait comprendre cela aux bergers, peu importe; qu’on se les représente jouant de la trompette ou volant au-dessus du sol, peu importe. L’incroyable n’est pas dans le texte, mais dans ce que nous imaginons du texte. Le texte, lui, est simple, ordinaire, et fiable. 

L’attitude de Marie aussi (Lc2,19) nous aide à voir comment tout cela fut vécu sans merveilleux. C’est par une disposition de recueillement, de silence, de prière, que Marie intériorise ce qui se déroule extérieurement. Ce qui compte, ce n’est pas le bruit, le tapage de Bethléem une nuit de recensement qui voit naître un homme de plus, les chants des bergers… tout cela se déroule ordinairement, comme si Jésus n’était qu’un homme de plus. Où est l’extraordinaire? Il est dans l’intelligence spirituelle que Marie cherche dans ces faits de la vie normale, il est dans ce cœur d’oraison et de ferveur où Marie accueille, à chaque instant, la parole de Dieu. Y a-t-il là quelque chose d’incroyable? Non vraiment. 

Enfin, le verset conclusif nous parle de la circoncision de Jésus (Lc2,21). Là encore, c’est un fait normal de la vie de tout enfant juif: de même qu’Abraham avait circoncis Isaac le huitième jour (Gn21,4), de même tout fils de mère juive passait par ce rite d’alliance, de même Jésus… C’est très simple. Mais, ce qui est moins simple, c’est ce que rapporte Luc quant au nom qui est alors donné à l’enfant: il «reçut le nom de Jésus, le nom que l’ange lui avait donné avant sa conception» (Lc2,21). Encore un ange, direz-vous! Cet ange-là est celui de l’Annonciation qui avait parlé à Marie de sa maternité virginale et avait nommé l’enfant à naître : «tu lui donneras le nom de Jésus» (Lc1,31). Dans un tel épisode, le merveilleux qui nous gêne – encore une fois – ne se trouve pas dans le texte, mais dans ce que nous en imaginons: Gabriel avait-il une ceinture dorée et des ailes? était-il entré dans la maison de Nazareth par la fenêtre, en volant, ou par la porte, en frappant? Toutes ces questions – encore une fois – ne nous aident pas à comprendre. 

Si nous croyons à la virginité de Marie dans sa maternité (et nous y croyons sans doute, puisque nous sommes catholiques – c’est une affirmation difficile de notre foi, c’est vrai, mais nous y croyons, puisque nous sommes croyants), comment peut-on supposer qu’elle ait découvert en elle la conception d’un enfant sans que Dieu lui ait, d’une manière connue de lui que nous ne pouvons imaginer, expliqué un peu de quoi il s’agissait? Mais c’est bien le contraire qui serait invraisemblable: qu’il n’y ait pas eu d’Annonciation, c’est cela qui serait indigne de Dieu et de Marie! Ensuite, les hésitations sur la tenue vestimentaire de l’ange Gabriel ne sont que des arguties qui se trouvent dans l’imagination des peintres, pas dans le texte. 

L’évangile (tout l’évangile en général, et les évangiles de l’enfance en particulier) parle de réalités spirituelles. Ceux qui ne croient pas à la vie spirituelle (qui pensent que tout est matière) peuvent refuser l’esprit au nom d’une science physique mal comprise. Ils peuvent dire que le spirituel est du merveilleux, de l’imaginaire, des légendes. Mais ceux qui croient à la vie spirituelle peuvent lire l’évangile comme un texte spirituel, sans y ajouter du merveilleux, de l’imaginaire ni des légendes, parce que l’évangile n’est pas un conte de fée. C’est l’histoire d’un Dieu qui parle au cœur des hommes (au cœur des bergers, au cœur de Joseph, au cœur de Marie) – et il serait bien étrange, en fait, que ce Dieu ne se révèle pas aux humbles et aux petits

N’ayons donc pas peur de lire l’évangile tel qu’il est, simplement, dans la sobriété d’un texte qui nous montre à chaque ligne que «Dieu est esprit» (Jn4,24) et qu’il nous parle dans le sanctuaire de notre conscience. 

jeudi 22 décembre 2016

Noël (messe du jour)


«Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu» (Jn1,1). En effet, dès le début, Dieu parle, donnant un ordre à ce qui n’existait pas encore: «“Que la lumière soit” et la lumière fut» (Gn1,3). Tout a commencé ainsi, par une parole de Dieu. Tout a commencé par un Dieu qui n’est pas muet, alors même que rien n’existe de notre monde; et Dieu parle pour faire exister le monde. 

Et quelle est cette lumière que Dieu appelle ainsi, sinon un écho, dans la création, de cette lumière primordiale qu’il est en lui-même? En effet, «Dieu est lumière» (1Jn1,5). Et c’est donc celui qui est lumière qui a dit: «Que la lumière soit». Voilà la parole fondatrice du monde. C’est pourquoi nous ne sommes pas dans les ténèbres, puisque nous avons été créés par la parole d’un Dieu qui est lumière en lui-même, et lumière pour nous. 

«Le Verbe était la vraie lumière qui éclaire tout homme en venant dans le monde» (Jn1,9). Dieu qui est lumière et qui nous a créé par sa parole n’a pas voulu rester extérieur à ce monde qu’il créait. Dans l’Antiquité, il était habituel d’imaginer des dieux lointains, des dieux qui ne se souciaient pas des hommes – et les souffrances des hommes prouvaient bien, pensait-on, que les dieux nous étaient indifférents. Mais le Dieu de l’évangile n’est pas de ceux-là. Il est parole et lumière, il crée la lumière par sa parole, il envoie sa parole éclairer tout homme. Cette venue de la parole est double: par les prophètes tout d’abord, la parole de Dieu était déjà venue dans le monde. Les hommes ont déjà entendu le message du Seigneur. Quel est ce message? Il serait bon de citer tout l’ancien Testament, mais, pour aujourd’hui, il suffit de reprendre un verset d’Isaïe qui résume tout le reste: «le Seigneur console son peuple» (52,9). Voilà ce que Dieu vient dire aux hommes. Il sait que les hommes souffrent – il ne les a pourtant pas créés pour cela – et il veut leur donner un réconfort. La parole qu’il confie aux prophètes pour qu’ils l’annoncent est donc une promesse de soulagement – et pourtant les hommes continuent de souffrir, c’est-à-dire: ils continent de se faire du mal, de se faire mutuellement souffrir, de se blesser les uns les autres. C’est dans les ténèbres de la violence et de l’injustice que la lumière de la parole brille (Jn1,5), mais les ténèbres ne l’accueillent pas, ne la comprennent pas. 

Alors il y a une deuxième venue de la parole. Dieu envoie un homme «pour rendre témoignage à la lumière» (Jn1,8). Jean le Baptiste se lève et va dans le désert pour annoncer que la parole de Dieu vient à nouveau dans l’humanité, pas seulement pour être proclamée par les prophètes comme un message de réconfort. Maintenant, la parole de Dieu, le Verbe de Dieu vient en personne: «Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous» (Jn1,14). La parole de Dieu, cette parole de lumière, entre dans l’humanité pour être membre de l’humanité, pour être un homme comme nous. 

Qu’est-ce que cela veut dire que la parole de Dieu est devenue un homme? C’est un mystère bouleversant et vertigineux. Jésus, cet homme que Jean le Baptiste a désigné, est par lui-même, en personne, le message de Dieu. Pour dire la même chose avec les mots de l’épître aux Hébreux: Dieu «nous a parlé par son Fils» (He1,2). Le Fils n’est pas seulement le messager (comme les prophètes étaient des messagers). Jésus est le message que Dieu nous adresse. 

Toute la vie de Jésus, son humilité, son obéissance, sa douceur, sa bienveillance, sa miséricorde, son courage, sa patience, mais aussi sa souffrance, son sacrifice et sa mort, mais aussi sa résurrection – tout cela est le message que Dieu adresse aux hommes qui souffrent

Dans l’ancien Testament, les prophètes savaient nous donner une Loi, des commandements, pour nous exhorter à mieux vivre. Mais cela n’a pas tellement consolé l’humanité. Dans la vie de Jésus, nous trouvons non seulement une loi (il nous dit comment vivre, dans l’humilité et dans l’amour), mais encore une grâce (il nous donne aussi la force de vivre à son exemple). «La Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ» (Jn1,17). Et cela est une vraie consolation. 

En relisant aujourd’hui ces mots de saint Jean, nous sommes invités à prendre au sérieux ce que fut la vie de Jésus et comment il peut changer notre vie. Si nous souffrons, c’est en lui que nous pouvons trouver notre consolation. Si nous sommes découragés, c’est en lui que nous pouvons trouver l’espérance. Si nous sommes inquiets pour l’avenir (et comment ne le serions-nous pas?), c’est en lui que nous pouvons retrouver un sens à la vie. Si nous ne savons pas pardonner, c’est en lui que nous pouvons trouver la force d’aimer. Si nous sommes dans les ténèbres, c’est en lui que nous pouvons relire cette parole par quoi tout a commencé: «Que la lumière soit»; «et Dieu vit que la lumière était bonne» (Gn1,4). Seigneur Jésus, sois ma lumière. 

jeudi 15 décembre 2016

4e dimanche de l'Avent A


Nous entendons aujourd’hui le début de l’épître de saint Paul aux Romains. Ce texte est, presque deux mille ans après sa rédaction, d’une actualité toujours urgente, plus que les autres lettres adressées à d’autres villes, étant donné la situation particulière de Rome dans l’Eglise catholique. En s’adressant pour la première fois aux chrétiens de la capitale impériale, Paul consacre les débuts si glorieux (et pourtant si méconnus) d’une très longue et belle (et compliquée) histoire de la foi. 

A l’époque où Paul écrit (vers 56 ou 57 ap. J.C.), qu’est-ce que Rome? Et qui sont les chrétiens de Rome? Néron règne depuis 54 (et jusqu’en 68). Accédant au pouvoir suprême à l’âge de dix-sept ans, il fut d’abord conduit, éduqué, modéré par le philosophe stoïcien Sénèque qui eut sur lui, au début, une influence bénéfique. Les cinq premières années de son empire donnent de Néron l’image d’un bon administrateur. Les choses ne tarderont pas à devenir glauques et sordides, mais nous n’en sommes pas là. 

Qui sont alors les chrétiens de Rome? Nous savons par les Actes des Apôtres qu’il y avait à la Pentecôte qui suivit la résurrection de Jésus (vers mai ou juin, 30 ou 33), présents à Jérusalem, des Juifs venus de Rome (Ac2,10). Rien n’interdit de penser qu’ils soient rentrés chez eux en ayant entendu la prédication de Pierre, reçu le baptême et porté au cœur de l’Empire les premiers éléments de la foi chrétienne. A cet événement fondateur, qui échappe largement à l’historiographie, il faut ajouter un second fait, mieux documenté: vers 49 ou 50 ap. J.C., l’Empereur Claude (qui règne de 41 à 54 ap. J.C.) expulse les Juifs de Rome (ce fait est connu par Suétone, et par saint Luc – Ac18,2) et cette diaspora modifie profondément l’équilibre religieux de la Ville. Il semble que des chrétiens subsistent à Rome, jusque dans la haute société et dans l’entourage même de Néron (Ph4,22), mais seuls sont qui sont des convertis du paganisme ont encore droit de cité. Vers 56-57 donc, quand Paul écrit, on peut faire l’hypothèse qu’il s’adresse donc majoritairement à des Romains chrétiens issus de la religiosité naturelle ou civique (d’anciens dévots de Jupiter ou de Bacchus, d’anciens initiés des mystères d’Eleusis) tandis que les chrétiens issus du Judaïsme (dévots de Moïse, pour ainsi dire) sont en train de revenir d’un bref exil et trouvent, à leur retour sur place, une Eglise très différente de celle qu’ils avaient quittée. 

Un des enjeux de cette lettre aux Romains pourrait être, de la part de Paul, citoyen romain (Ac22,25-29), chrétien converti du Judaïsme, un appel aux pagano-chrétiens pour qu’ils accueillent avec bienveillance leurs frères judéo-chrétiens. Paul a le souci de la paix ecclésiale; il plaide en faveur de ses frères. 

Dans ce prologue de la lettre, le mot le plus important est sans aucun doute «Evangile de Dieu» (Rm1,1). Qu’est-ce qu’un évangile? Il est toujours utile de rappeler la définition qu’en donne le grand exégète du III° siècle, Origène: «Un évangile est un discours contenant l’annonce d’événements qui, par les avantages qu’ils procurent, sont normalement un sujet de joie pour ceux qui les apprennent, du moment où ils en accueillent la nouvelle (…) Ou bien, un évangile est un discours qui comporte pour celui qui l’accepte la présence d’un bien; ou encore un discours annonçant la présence d’un bien attendu» (1). Pour des Romains, un Evangile est donc la proclamation officielle d’une nouvelle favorable: une victoire militaire, une naissance dans la famille impériale, un heureux présage obtenu lors d’un sacrifice solennel… Evidemment, en recevant un usage chrétien, le mot «évangile» se charge d’un sens nouveau auquel nous sommes habitués et qui ne nous surprend plus. Il en est venu à désigner ces quatre récits authentiques qui proclament la mort et la résurrection de Jésus. Mais, à force de réduire l’«Evangile» (au singulier) aux «évangiles» (les quatre), nous avons peut-être perdu quelque-chose de la force de ce mot. Pour Paul, qu’est-ce que l’«Evangile»? Il énonce ainsi le contenu de ce bon discours, ce bien présent qui réjouit les auditeurs: «les païens sont admis au même héritage, membres du même Corps, bénéficiaires de la même Promesse, dans le Christ Jésus» (Ep3,6). Pour Paul, l’«Evangile» est cette chose impensable que ni les Juifs, ni les païens, ne pouvaient imaginer: les uns comme les autres sont sauvés par la Pâque de Jésus et se trouvent unis en lui dans une fraternité nouvelle, dans une communion de foi et de charité. Certes, Jésus est «né de la descendance de David» (Rm1,3); mais «établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa Résurrection d’entre les morts» (Rm1,4) il conduit «à l’obéissance de la foi toutes les nations païennes» (Rm1,5). Qui donc est appelé? Abraham a été appelé, Moïse a été appelé, les Juifs ont été appelés, et les Romains aussi ont été appelés, si imprévisible que cela paraisse! Et quelle est la mesure de cet appel? A quoi sont-ils appelés? «à être saints» (Rm1,7)! Rien de moins que cela!

Dans quelques jours, l’heureuse annonce de la naissance de Jésus va retentir une fois encore. Nous allons redevenir en quelque sorte contemporains de ces Romains qui ont entendu au milieu du premier siècle cet «Evangile» qui n’annonçait pas le triomphe de quelque général ou l’avènement de quelque roi terrestre, mais de cet «Evangile de Dieu» qui proclame que tous les hommes sont frères, que nous sommes tous sauvés, et que Dieu nous appelle à la sainteté. Fêter Noël sans vouloir aimer tous les hommes, sans penser à devenir des saints serait vraiment, de notre part, une curieuse amnésie. 

(1) ORIGENE, Sur l’évangile de Jean, I, 27; Sources Chrétiennes 120, le Cerf, Paris, 1966; p. 74-75.


vendredi 9 décembre 2016

3e dimanche de l'Avent A


La patience à laquelle nous invite saint Jacques (Jc5,7) est une belle vertu; c’est aussi une vertu difficile. Notre époque est, dit-on, marquée par une certaine impatience: avoir tout, tout de suite est l’exigence minimale que tout client se sent le droit (presque le devoir) d’imposer à ses fournisseurs. Le monde est devenu si rapide, le temps semble tellement précieux («time is money») que la patience est aujourd’hui considérée comme l’attitude des incapables, de ceux qui n’ont rien d’important à faire. Tout ce qui compte doit être “vite fait, bien fait” et ceux qui ont la bêtise d’attendre ne sont utiles qu’à rester au ban de la société de consommation. 

Mais alors, s’il en est vraiment ainsi, pourquoi les chrétiens considèrent-ils encore la patience comme une vertu, comme une attitude juste et bonne? Est-ce seulement parce qu’ils sont d’irréformables rétrogrades, nostalgiques d’un monde de la lenteur et de la misère? Ou bien y a-t-il dans la patience chrétienne quelque chose de plus, quelque chose de mieux? 

Si la patience consistait seulement à supporter les contrariétés qui nous viennent de l’extérieur, cette sorte d’endurance serait une vertu bien austère en vérité. A considérer la patience comme le simple fait de se taire avec résignation devant ce qui nous déplaît, on n’obtient pas, en effet, quelque chose de très positif ni de très épanouissant. Or la vertu chrétienne est faite pour nous rendre heureux, pour nous rendre agréable de faire le bien, pour nous rendre supportables les péripéties qui nous surviennent

Si l’on regarde mieux le conseil de saint Jacques, si on le lit plus attentivement, on constate que la patience à laquelle il nous invite est vraiment positive: «Voyez le laboureur: il attend patiemment le précieux fruit de la terre jusqu’aux pluies de la première et de l’arrière-saison» (Jc5,7). Sans doute nos sociétés urbanisées ont-elles un peu oublié ce qu’est la patience du cultivateur. C’est pourtant vers cet exemple qu’il convient de regarder pour voir que la patience chrétienne est orientée par une espérance, qu’elle est portée par un désir qui doit grandir. L’homme qui observe quotidiennement la croissance de ses plantes, des fleurs, puis des fruits, qui surveille le ciel pour savoir s’il va pleuvoir suffisamment, pour deviner si la chaleur fera bien mûrir, l’homme qui compte sur une récolte abondante qui lui donnera un bon revenu, une certaine richesse bien méritée, cet homme vit une patience qui est belle, utile et stimulante. On sait bien que le temps de la terre suppose d’attendre. Dans l’agriculture, on ne peut évidemment avoir «tout, tout de suite»; il faut respecter les rythmes de la vie, de la germination, de l’alternance des saisons. Et cette patience n’est pas pénible pour l’homme qui aime sa terre et qui veut en retirer une bonne récolte. La patience est pour lui l’attitude de l’espoir, de la modération, de la vigilance, de la maîtrise, de la confiance en une nature toute-puissante qu’il sait pourtant domestiquer. Cette patience est pleine d’une vraie sagesse, d’un certain art, d’un mode de vie apaisé et serein. 

Nous, chrétiens, sommes appelés à vivre de cette espérance vigilante et sobre pour ce qui concerne le Royaume de Dieu. De fait, si nous ne constatons pas que le «Royaume de Dieu est au milieu de nous» (Lc17,21), c’est peut-être parce que nous ne le désirons pas suffisamment. Vouloir le Royaume de Dieu tout de suite, c’est méconnaître ce qu’est le Royaume. Le Royaume est, selon la comparaison de saint Jacques, une «récolte précoce» (c’est notre première conversion, notre décision d’être vraiment chrétiens – et de cette première récolte, nous avons déjà quelques fruits dans notre vie de prière et de service); et c’est aussi une «récolte tardive» (c’est-à-dire notre salut définitif, notre décision irrévocable de n’appartenir qu’à Dieu – cela se fera au-delà de notre vie terrestre et nous ne le connaissons aujourd’hui que par notre désir; ce désir doit grandir encore pour s’élever à la hauteur de la joie incommensurable que Dieu veut nous donner). 

En regardant le monde actuel, on a du mal, peut-être, à voir que «la venue du Seigneur est proche» (Jc5,8), tant la violence, l’injustice, la misère épuisent nos sociétés. Si nous ne voyons pas que le Seigneur est proche, c’est peut-être parce que nous n’espérons pas assez sa venue. Bien sûr, nous aimerions bien que le Seigneur vienne, mais peut-être pas maintenant… qu’il nous laisse encore le temps de mener à bien quelques petites affaires humaines, trop humaines. Nous voulons bien qu’il soit proche, mais pas trop proche, pour nous permettre d’exister un peu sans lui. Nous n’osons pas nous avouer à nous-mêmes que nous raisonnons ainsi… mais c’est bien ainsi, pourtant, que nous pensons à chaque fois que nous nous laissons accaparer par des enjeux vains, par des choses qui ne peuvent pas nous rendre heureux. Si le Seigneur voulait entrer dans notre vie, la transformer, nous lui demanderions de repasser «plus tard, beaucoup plus tard»… en craignant que sa présence ne nous soit une gêne, quil ne vienne bousculer nos projets minuscules auxquels nous tenons tant. 

A ce sujet, saint Augustin a plaisanté avec une belle lucidité: «La vertu appelée patience – dit-il – est un si grand don de Dieu que l’on proclame la patience de celui-là même qui nous l’accorde» (1). Autrement dit: nous mettons tellement de mauvaise grâce à devenir patients qu’il faut bien dire que c’est Dieu lui-même qui patiente avant de pouvoir nous donner cette belle attitude de sobriété et d’espérance; nous opposons tellement de délais et de retards à accueillir la grâce d’espérer vraiment son Royaume que c’est lui plutôt qui attend pour nous convaincre de devenir moins exigeants et précipités. 

Tout à l’heure, dans le Notre Père, nous demanderons: «Que ton règne vienne…». Que cette prière soit vraiment sincère, pour que nous exprimions notre désir d’attendre, sans précipitation ni obstacles, la venue du Seigneur dans nos vies. 

(1) «Augustinus dicit, in libro de patientia, virtus animi quae patientia dicitur, tam magnum Dei donum est ut etiam ipsius qui nobis eam largitur patientia praedicetur» (Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIæ Q. 136 a. 1). 

jeudi 1 décembre 2016

2e dimanche de l'Avent - A


Quelle sorte d’illuminé est ce Jean-Baptiste? Voilà bien un homme étrange. Nous connaissons ses parents: Zacharie, un prêtre estimé, issu d’une lignée prestigieuse, qui a rempli dans le Temple de Jérusalem les fonctions liturgiques les plus solennelles (Lc1,8); Elisabeth, une femme discrète et pieuse. Tous deux sont irréprochables devant Dieu (Lc1,6) et, dans leur malheur de n’avoir pas d’enfants, ils ont obtenu par leurs prières (Lc1,13) d’être exaucés. Ce fils, grâce de Dieu en réponse à leurs supplications, c’est donc ce Jean. Alors qu’il aurait pu suivre consciencieusement la carrière sacerdotale comme son père, quelle folie l’a saisi pour qu’il aille vivre dans le désert? Etait-ce par un enfant aussi étrange que Dieu voulait récompenser la fidélité impeccable de Zacharie et d’Elisabeth? 

Qui donc est-il? Aller vivre dans le désert (Mt3,1), est en effet une décision bizarre, alors qu’il pouvait mener à Jérusalem une existence honorable et religieuse. Mais Jean (qui est prêtre par sa généalogie) est aussi prophète. Et comme les prophètes de l’ancien Testament, il accomplit de ces actions étonnantes. N’a-t-on pas vu Ezéchiel refuser de prendre le deuil de sa femme (Ez 24,16-27) pour annoncer la ruine de Jérusalem? Ne l’a-t-on pas vu se déguiser en voyageur (12,3-16) pour préfigurer l’exil à Babylone? N’a-t-on pas vu Jérémie faire pourrir sa ceinture pour dénoncer l’infidélité du peuple? (Jr13,1-11)… tout cela est très étrange, en effet, et les prophètes sont des gens bizarres – et ce n’étaient, chez Jérémie ou Ezéchiel, que des actes ponctuels, des mises en scènes provocatrices pour susciter de la part des hommes une question et délivrer un oracle. C’est un peu ce que fait Jean, mais dans une dimension nouvelle, parce que cela devient pour lui un mode de vie; son prophétisme occupe toute son existence. Son geste à lui n’est pas une petite parabole mimée; son geste, c’est de vivre dans le lieu le plus inhospitalier qui soit, vêtu de la manière la plus étrange (une peau de chameau) en se nourrissant des aliments les plus curieux (des sauterelles et du miel; Mt3,4). 

Pour Jean, qu’est-ce que le désert? qu’est-ce que ce mode de vie ascétique d’une frugalité effrayante? Son intention n’est pas facile à cerner. Pour mieux comprendre, on peut se laisser instruire par les premiers moines chrétiens qui ont choisi, à la suite de Jean, de vivre au désert. Ces ermites voyaient dans le lieu aride un cadre des plus propices à s’engager dans le combat spirituel (1). Pour lutter contre le mal, nous disent les saints de l’Antiquité, rien de tel qu’une privation de tout confort (ce n’est pas tellement une idée moderne, mais sans doute que plus grand monde ne se préoccupe aujourd’hui de lutter contre le mal). Jean se souvient également que c’est dans le désert que Dieu a d’abord appelé son peuple à la liberté en le faisant sortir d’Egypte. Aussi, vivre au désert, c’est lutter contre le mal, mais c’est aussi rencontrer Dieu, se faire attentif à sa parole; Dieu conduit son peuple au désert pour lui parler cœur à cœur remarquait le prophète Osée (2,16). Ecole de liberté, la vie au désert devient encore un témoignage solennel adressé aux hommes. De même que les premiers moines des déserts égyptiens étaient visités par toutes sortes de gens qui venaient chercher auprès d’eux conseils, réconfort et prières, de même, nous voyons que Jean-Baptiste attire à lui des pécheurs de toutes espèces. 

Jean voit en effet des Pharisiens et des Sadducéens venir à lui (Mt3,7); Luc ajoute qu’il y avait des publicains et des soldats (Lc3,12-14); Marc, plus enthousiaste encore, dit que «tous les habitants de Jérusalem» (Mc1,5) venaient se faire baptiser par lui. Et ceux qui venaient à lui n’y allaient pas pour entendre des compliments. Ce n’est pas par plaisir qu’on se laisse insulter: «Engeance de vipères!» (Mt3,7). Que cherchaient ces gens qui venaient consulter le Baptiste? Il y avait sans doute un peu de curiosité dans leur démarche: Jésus remarque qu’on allait «voir» Jean (Lc7,24-26), plus qu’on allait l’écouter. Ceux pourtant qui allaient le voir, devaient supporter de l’écouter, car il est une «voix qui crie» (cf. Mt3,3) – et une voix qui crie, cela ne se voit pas, cela s’entend. De la curiosité des yeux, ils passaient donc à l’écoute, puis à la remise en cause, à l’examen de conscience et à la conversion. 

Tout l’évangile ne pose en fait que cette seule et étonnante question: que faut-il pour qu’un homme se convertisse? Faut-il qu’il rencontre un Ressuscité? Parfois, cela ne suffit pas à donner la foi (Lc16,31). Faut-il qu’il assiste à un miracle? Mais pour qui refuse et s’endurcit, cela reste sans effet (Mt13,58). D’une manière originale et positive, ces récits concernant Jean-Baptiste nous montrent des gens qui se convertissent parce qu’ils ont rencontré un prophète libre. La liberté est un charisme prophétique; et l’austérité de la vie, la pauvreté volontairement choisie, fait partie de cette liberté prophétique qui peut annoncer de manière convaincante le message de l’évangile. Aujourd’hui encore, des hommes vont au désert, quittent le monde, font de leur ascèse un signe de liberté qui puisse convertir les autres. Les moines et les moniales qui vivent loin du monde et tout à Dieu sont les héritiers de Jean. Ils sont retirés et accueillants, silencieux et disponibles, discrets et ouverts pour entendre toutes les confidences, toutes les histoires, toutes les blessures de leurs frères qui vivent dans le monde. On ne rencontre jamais un moine ou une moniale sans repartir un peu meilleur; on ne fréquente jamais une abbaye sans se convertir un peu. Le mode de vie de ces hommes de la pauvreté et du silence est tellement frugal, tellement détaché des contingences matérielles que nous en sommes effrayés peut-être; leur liberté pour Dieu nous paraît vertigineuse. Nous ne sommes pas tous appelés à une telle consécration, bien sûr. Mais la parole de ces moines et moniales, leur écoute ne nous font que du bien. Ceux qui vivent ainsi, entièrement convertis, peuvent nous convertir nous aussi. Ils font pour aujourd’hui ce que Jean-Baptiste faisait afin de préparer le ministère de Jésus. Ceux qui, aujourd’hui, veulent lutter contre le mal et grandir dans l’intimité avec Dieu, ceux qui veulent accueillir Jésus, peuvent refaire l’expérience d’une telle rencontre avec la radicalité des saints; ils en sortiront changés, pour leur propre salut et pour le bien de tous. 

(1) pour ceux qui veulent approfondir: Antoine GUILLAUMONT, « Conception du désert chez les moines d’Egypte », in Aux origines du monachisme chrétien, 1979 ; p. 69-87. 

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1975_num_188_1_6077


vendredi 4 novembre 2016

32e dimanche du temps ordinaire - année C

Saint Paul dit une vérité qui ne nous surprend pas lorsqu’il énonce comme en passant que «tout le monde n’a pas la foi» (2Th3,2). Cette affirmation n’est pourtant pas une vérité tranquille qui laisserait l’Apôtre indifférent; elle est plutôt un reproche douloureux qu’il s’adresse à lui-même. Car tant que tout le monde n’a pas la foi, son travail d’Apôtre n’est pas achevé et il doit inlassablement continuer d’annoncer son évangile. 

Dans la théologie de Paul, on le sait, la foi et le salut vont clairement ensemble. La foi est le moyen que Dieu a choisi pour nous libérer de nos péchés et de nos souffrances, qu’on soit Juif ou païen: «Car nous estimons que l’homme est justifié par la foi sans la pratique de la Loi de Moïse. Ou alors Dieu est-il le Dieu des Juifs seulement, et non point des païens? Certes, également des païens,  puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu qui justifiera le Juif par la foi et le païen au moyen de la foi» (Rm3,28-30). Il n’y a pas moyen d’en sortir: pour recevoir le salut, il faut croire en Dieu qui a ressuscité Jésus. La foi est ce contact entre l’homme et le mystère pascal du Christ qui permet de recevoir de manière personnelle ce que le Christ a manifesté et donné à tous dans sa mort et sa résurrection. Le Christ est mort pour tous les hommes; mais non pour tous les hommes en général, comme s’il nous sauvait en bloc, mais pour chacun en particulier. C’est par une foi personnelle au Christ, vécue dans la foi de l’Eglise, que chaque homme est consciemment associé à la miséricorde de Dieu. 

Mais on voit alors surgir alors un paradoxe terrible: le Christ est mort pour tous les hommes (Rm8,32); cela ne fait aucun doute. Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1Tm2,4); c’est indiscutable. Il a choisi de nous sauver par la foi (Ep2,8); cela ne peut être contesté. Mais voilà que nous constatons, sans chercher bien loin autour de nous, que «tous n’ont pas la foi» (2Th3,2). 

Cette affirmation qui était pour Paul comme une brûlure de l’âme, ne peut nous laisser tranquilles. Dans notre monde, un tel constat recouvre deux situations bien distinctes. 1. Tout d’abord, il y a des hommes qui, sans grande faute de leur part, sont réellement ignorants de l’évangile et qui vivent sans avoir jamais entendu parler de la Croix du Christ. La culture de notre monde est ainsi faite que, des gens par ailleurs assez instruits, peuvent être totalement dépourvus de connaissance religieuse. Alors que l’information est disponible comme jamais auparavant, la connaissance reste lacunaire, et l’intelligence plus rare encore. 2. Il existe une seconde catégorie d’hommes qui n’ont pas la foi, et leur situation est plus triste encore. Ce sont des gens qui, tout en ayant été baptisés, tout en ayant même reçu une certaine éducation culturelle ou religieuse, ne voient absolument plus en quoi cela pourrait les concerner et les intéresser. Le petit monde matériel qu’ils se sont construit, fait d’un métier intéressant, d’un groupe d’amis sympathiques, d’une maison confortable, d’une famille radieuse, de quelques loisirs… tout cela leur suffit et ils ne comprennent pas ce que pourrait leur apporter un Dieu dont ils n’ont nul besoin pour l’instant. Ils sont simplement athées, non pas par conviction idéologique, mais simplement parce que tout va bien et qu’ils préfèrent vivre tranquillement sans se poser de questions: qui suis-je? pourquoi faire le bien plutôt que le mal? qu’est-ce que la souffrance et la mort? Non; toutes ces questions n’ont pas besoin de réponses, elles n’ont pas d’intérêt pour le moment. «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons» (Is22,13; 1Co15,32), et c’est tout. 

Il est étonnant qu’il n’existe aujourd’hui, dans notre société, que très peu de gens qui refusent explicitement la foi de l’Eglise ou qui veulent s’opposer à elle de manière dure, frontale. Ce genre d’attitude a existé, mais aujourd’hui, le pire ennemi de la foi n’est plus tellement l’opposition qu’une douce ignorance, ou bien une béate indifférence devant le salut que Dieu veut nous donner.


«Tout le monde n’a pas la foi», et pourtant Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et pourtant c’est par la foi que nous recevons le salut qui vient du Christ. 

Si saint Paul peut tenir ensemble toutes ces vérités qui s’entrechoquent, sans qu’il y ait contradiction, que dire? que faire? Paul VI, je crois, a bien exprimé comment on pouvait tenir une espérance par trop illusoire avec ce constat défavorable d’une foi si faible. Pour cela, dit-il, il faut que l’Eglise soit vraiment l’Eglise, telle que Jésus l’a voulue, telle qu’il l’a fondée: «Evangéliser est en effet la grâce et la vocation propre de l’Eglise, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser, c’est-à-dire pour prêcher et enseigner, pour être le canal du don de la grâce, réconcilier les pécheurs avec Dieu, perpétuer le sacrifice du Christ dans la sainte messe» (1) Si l’Eglise est fidèle à ce commandement d’annoncer la foi, alors le salut par la foi pourra s’étendre. Et alors, même s’il reste quelque part des gens qui, sans faute de leur part, et sans négligence des évangélisateurs, ne sont pas atteints par la prédication de l’Eglise, Dieu ne tiendra rigueur à personne de ce manque – dans ce cas, certes imparfait quant au nombre, mais non coupable quant à l’intention et quant au zèle, s’applique ce que le Concile Vatican II a proclamé solennellement (non pour décourager l’évangélisation, mais pour soutenir l’espérance): «En effet, puisque le Christ est mort pour tous [Rm8,32] et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal» (2). En revanche, si l’Eglise se contente d’être tiède, si les chrétiens, sachant que «tout le monde n’a pas la foi» renoncent pourtant à évangéliser, s’ils se résignent par paresse, par négligence ou par timidité à taire leur joie de croire, alors… une telle attitude de frilosité serait une lâcheté par rapport au commandement missionnaire qui fonde l’Eglise et qui en constitue la nature même. 

Il faut bien voir comment Paul lui-même intériorisait que tout le monde n’ait pas la foi: avec quel zèle, quelle charité, quelle énergie; comment il voyageait dans le monde entier, comment il prenait des risques, comment il ne ménageait pas sa peine, sa fatigue, sa santé; comment il ne voulait aucun repos tant que tout le monde n’avait pas la foi. Cette conscience ecclésiale de l’Apôtre était sa sainteté; elle est aussi notre salut. C’est par l’ardeur des missionnaires des siècles passés que nous sommes croyants aujourd’hui: ne soyons pas ingrats du don que nous avons reçu. 


(1) Paul VI, Exhortation apostolique sur l’évangélisation dans le monde moderne Evangelii nuntiandi [8 décembre 1975], 14. 


(2) Concile Vatican II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes [7 décembre 1965], 22. 



dimanche 30 octobre 2016

Solennité de la Toussaint


Parler de la sainteté pour cette belle fête de la Toussaint se heurte à deux difficultés qu’il convient d’affronter pour elles-mêmes. 

La première, c’est que la sainteté vécue ici-bas fait peur, elle effraye, elle paraît atroce. Qui d’entre les bons petits catholiques que nous sommes voudrait raisonnablement vivre selon la pauvreté de saint François, ou dans la solitude de saint Bruno, ou dans l’abjection de Charles de Foucauld, ou dans la joie de Maximilien Kolbe chantant avec ses compagnons en attendant la mort? Et même si l’on va chercher des saints qui ont eu une vie sociale confortable et prestigieuse – prenons Thomas More, bel exemple de réussite: qui voudrait achever son existence par ces années de prison et ce martyre de conscience? Tous ces grands hommes dont l’Eglise met la sainteté en valeur ont tous connu à un moment de leur existence une épreuve terrible, matérielle ou spirituelle, et personne ne veut passer par là. Et la sainteté de ces exemples tient précisément au courage, à la droiture dont ils ont fait preuve – par grâce de Dieu – au moment de leur déréliction. C’est cela la «grande épreuve» qu’évoque l’Apocalypse (7,14). Pour dire les choses d’une manière plus résumée et plus simple: c’est bien la présence de la croix du Christ dans une vie qui rend cette vie sainte. Et qui a envie de la croix du Christ? Ne préférons-nous pas notre confort douillet? Nous y faisons un peu de bien, pas trop, à notre mesure, un peu de mal, pas trop non plus, selon notre petit égoïsme. Nous ne sommes pas des héros. Qu’on nous laisse donc tranquilles avec la sainteté! Cela, c’est bon pour les quelques athlètes de la vertu, pour les virtuoses du sacrifice, mais pas pour nous!

La seconde difficulté, plus sournoise mais bien réelle, est que nous ne parvenons pas à nous représenter clairement ce qu’est la joie du ciel. Si l’on dit, avec les Pères de l’Eglise, que cela consiste à chanter les louanges de Dieu, on imagine qu’une telle activité ne tardera pas à nous sembler ennuyeuse. Si l’on exploite l’image classique du «festin de viandes grasses, de vins capiteux, de viandes moelleuses et de vin décantés» du prophète Isaïe (25,6), on est vite écœuré par un repas aussi peu diététique. Si l’on parle de récompense, on fait de Dieu une sorte de maître d’école qui décerne des prix d’excellence – est-ce vraiment une manière recevable de se représenter le Seigneur très bon et miséricordieux? Aucune de ces images ne convient vraiment, elles comportent toutes quelque chose d’indigne de Dieu et d’indigne des saints; aucune n’est capable de se montrer attirante ou séduisante, aucune ne donne envie d’être saint. 

Si la sainteté consiste à vivre des épreuves horribles ici-bas, en vue d’une joie si peu désirable, que faire alors? Comment répondre à ces deux objections? 

La première difficulté mérite qu’on regarde un peu lucidement la condition des hommes: la souffrance est partout, et ce ne sont pas les grands saints seulement qui traversent des épreuves, mais tous les hommes de bonne volonté. Tôt ou tard, la douleur sonne à la porte et nous sommes obligés de la laisser entrer dans notre vie. Ce qui différencie la vie d’un saint de l’existence d’un homme ordinaire n’est donc pas l’épreuve en elle-même, mais la manière de la vivre. La question n’est donc pas: “que faut-il souffrir pour être saint?”, mais plutôt: “comment faut-il souffrir pour être saint?” Souffrir saintement, cela veut dire d’abord accueillir dans l’épreuve la grâce du Christ, l’union à sa croix, la joie d’être fidèle; cela veut dire aussi intercéder pour les pécheurs, prier pour tous ceux qui souffrent, entrer dans la communion de tous les blessés de la vie pour trouver, avec eux, l’expression d’une nouvelle solidarité humaine. Avec ces critères, il devient possible de comparer plus raisonnablement: vaut-il mieux souffrir sans Dieu, sans espérance? Se sent-on mieux lorsque l’épreuve est vécue dans la résignation, la révolte ou le désespoir? Ou bien ne découvre-t-on pas dans l’attitude chrétienne une ouverture, une issue par le haut? Certes, cela ne vient pas résoudre les difficultés de façon magique, mais donne à la vie une valeur nouvelle, une dignité plus grande, parce que le saint ne se laisse pas décourager par l’adversité. 

La seconde difficulté vient surtout de ce que nous ne sommes plus capables d’imaginer une joie spirituelle. Nous vivons dans une société tellement matérialiste, nous avons tellement confondu le bonheur avec le pouvoir d’achat, avec les vacances, avec l’espérance de vie, que nous ne sommes plus en mesure d’imaginer qu’on puisse être simplement heureux d’aimer, heureux de croire, heureux d’aider. Nous ne voyons plus quelle joie peut ressentir un homme qui s’est laissé conduire par Dieu au-delà de la générosité dont il se savait capable; nous ne comprenons pas l’exultation de celui qui a été fidèle dans une vie de sobriété; la béatitude d’avoir été préservé par Dieu dans l’humilité nous paraît étrange. Il est vrai que ce message de bonheur dans la pauvreté, dans les larmes, dans la douceur, dans la faim, dans la miséricorde, dans la pureté, dans la paix, dans la persécution même (Mt5,1-12), il est vrai que cet évangile de la joie paradoxale vient démentir toutes les certitudes publicitaires que la société nous inculque – dont nous avons eu le temps de mesurer pourtant à quel point elles sont décevantes. Mais la vérité, c’est que la joie de l’âme est sans erreur, alors que le plaisir du confort ne peut rassasier le cœur de l’homme. 

En ce jour de Toussaint, revenons un peu au réel: ce qui est vrai, c’est la conscience, c’est la joie spirituelle, c’est le don de soi. Là se trouve un bonheur fiable qu’on appelle «sainteté». Pourquoi nous laisser détourner par des fausses joies, alors que la joie de l’évangile nous est offerte? Pourquoi refuser d’être des saints? 


jeudi 27 octobre 2016

31e dimanche du temps ordinaire - année C


Le livre de la Sagesse, dont nous avons entendu un extrait en première lecture (11,22-12,2), est un texte tardif de l’ancien Testament, probablement le dernier en date; la plupart des exégètes tiennent qu’il fut composé quelques décennies seulement avant l’ère chrétienne (en 50 ou 30 av. J.C.). Ecrit à une époque de grande ouverture culturelle, il témoigne de comment la pensée biblique, juive, a rencontré la philosophie des païens. Israël avait pu penser que Dieu n’avait révélé qu’à lui seul la vérité et la droiture (Dt4,6-8); en découvrant la sagesse païenne, il se rendait compte, que dans d’autres nations, des hommes cultivés et honnêtes avaient développé une pensée de très grande valeur sur Dieu et sur le bien moral. Cette prise de conscience fut une vraie préparation à la venue du Christ: les premiers disciples ont ainsi pu comprendre que le message de l’évangile n’était pas réservé au seul peuple élu, mais qu’il pouvait aussi rejoindre les Grecs, les Romains, et tous les hommes dont l’intelligence avait reçu une étincelle de vérité. 

Le passage que nous lisons aujourd’hui traite d’un problème qui tracassait aussi bien les Juifs que les philosophes: pourquoi les méchants ne meurent pas? Un raisonnement simpliste sur le fonctionnement du monde paraît en effet raisonnable: il y a des hommes mauvais, nuisibles; il y a un Dieu juste et tout-puissant; ce Dieu qui doit, en justice, récompenser les bons et punir les méchants, et qui peut, avec force, protéger les gens honnêtes des attaques des impies, devrait tuer les pécheurs, les mettre hors d’état de nuire sitôt leur première faute commise. Il manifesterait ainsi la vérité de la morale et améliorerait l’état de l’humanité. Oui, mais… nous voyons que les méchants ne meurent pas, et nous voyons que les justes sont persécutés – parfois jusqu’à mourir. Les philosophes pensent à Socrate qui résume en lui le destin de tous les sages persécutés; les Juifs se souviennent d’Abel, figure de tous les innocents assassinés. Qui donc est ce Dieu dont on vante la justice et la force, qui laisse ainsi subsister de tels désordres dans le monde? 

Que Dieu ne soit pas une sorte de gendarme universel, tatillon et expéditif, constitue un vrai problème, embarrasse tous les penseurs droits et généreux qui aimeraient que le monde aille mieux. A leur inquiétude de voir les méchants survivre, le livre de la Sagesse répond par un curieux paradoxe: «tu as pitié de tous les hommes parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés pour qu’ils se convertissent» (Sg11,23). La toute-puissance de Dieu, que les justiciers impatients voulaient mettre au service d’une sanction sans retard, est plus grande si on la place du côté de la miséricorde. Certes, il faut de la force pour se venger et punir un coupable; mais il faut plus de force encore pour supporter, pour pardonner et pour convertir un criminel. Et assurément, c’est dans la logique de ce surcroît de puissance qu’on trouve Dieu. Une prière de l’Eglise le dit de façon admirable: «Dieu qui donnes la preuve suprême de ta puissance, lorsque tu patientes et prends pitié, sans te lasser, accorde-nous ta grâce» (1). Dès lors, les délais de la justice divine qui offusquaient Plutarque (2) sont réinterprétés en bonne part: c’est le temps laissé par un Dieu miséricordieux en vue de la conversion du pécheur. 

Plutôt que de se lamenter sur l’insolence de ceux qui font le mal sans être punis par Dieu, la question qu’il vaut la peine de se poser est alors la suivante: «et moi, qui suis mauvais, qu’est-ce que je fais du temps que Dieu me donne pour me convertir? Comment est-ce que je mets à profit la durée de mon existence pour me détourner du mal et pour m’améliorer?» Avec son optimisme habituel, l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ met en garde: «Que sert de vivre longtemps puisque nous nous corrigeons si peu? Une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle accroît nos fautes. Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour! Plusieurs comptent les années de leur conversion; mais souvent, qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles! S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps» (3). Ces mots du XV° siècle résonnent aujourd’hui d’une manière très étrange; ils sont presque incompréhensibles, scandaleux. A notre époque qui confond le bonheur avec l’espérance de vie, il serait pourtant utile, plus que jamais, de réfléchir à la valeur spirituelle de la durée de notre existence: pourquoi prolonger sa vie, si ce n’est pour vivre mieux? Et vivre mieux ne peut être seulement vivre plus confortablement, si ce n’est aussi vivre une plus grande droiture morale, vivre un plus grand épanouissement spirituel, vivre une joie plus sainte. Le temps est la première miséricorde de Dieu, sa plus délicate confiance: il nous le donne pour que, malgré nos lâchetés et nos inerties, nous progressions vers le bonheur. N’allons pas gâcher cette grâce qu’il nous fait; répondons à sa patiente bonté par une urgente générosité à nous convertir: cela ne peut que nous faire du bien. 

(1) Missel Romain, Oraison de la messe du 26e dimanche du temps ordinaire. 

(2) www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100764670

(3) Imitation de Jésus-Christ, I, 23. 

jeudi 20 octobre 2016

30e dimanche du temps ordinaire - année C


S’il y a de l’humour dans l’évangile, la parabole que nous venons d’entendre (Lc18,9-14) est sans doute l’une des pages les plus drôles. Cette petite parabole est un chef d’œuvre de caricature bienveillante et savoureuse, tellement délicate et tellement lucide à la fois, qu’elle désarme notre susceptibilité et nous permet de rire de nous-mêmes. 

Luc n’était pas juif; comme païen, il ne savait sans doute pas ce qu’étaient un pharisien et un publicain. Mais Luc a croisé le chemin de Paul et là, il a eu le loisir d’observer en chair et en os la quintessence du pharisaïsme. Si l’on veut être juste, un pharisien, c’est d’abord un homme qui se pose à lui-même de très hautes exigences morales et spirituelles; c’est un homme qui sait que la religion se joue dans les détails et que la pratique se doit d’être précise. Il ne s’agit pas d’accomplir quelques commandements simples et visibles (ne pas voler, ne pas tromper sa femme; Lc18,11) pour délaisser les choses plus intimes ou plus concrète. C’est vrai qu’il «jeûne deux fois par semaine» et qu’il s’acquitte généreusement de la dîme (Lc18,12). Et dans cette attitude irréprochable, le pharisien a encore la lucidité de ne pas s’attribuer à lui-même le bien qu’il fait; il sait reconnaître que sa justice est un don du Seigneur: «Mon Dieu, je te rends grâce» (Lc18,11). 

Si Luc a rencontré Zachée (que nous verrons dimanche prochain) ou Matthieu (cela n’est pas certain, mais il n’est pas interdit d’imaginer), il a vu ce qu’est un publicain. C’est un arriviste, un ambitieux qui n’hésite pas à faire de sa lâcheté un moyen de museler sa conscience afin de s’enrichir. La collaboration des publicains avec l’occupant romain était un scandale; c’était aussi un moyen de faire fortune. Ce mélange de remords qu’on refoule et de luxe dont on profite donne au publicain une psychologie tourmentée: d’un côté, il se satisfait d’un confort qui est décevant mais, par ailleurs, il renonce à rechercher, dans la droiture et la frugalité, un bonheur qui lui semble inaccessible. 

Voilà campés ces deux personnages: d’un côté, le champion de la morale, de la pratique et de la spiritualité; en face de lui, le plus déplorable des renégats. Leur terrain de lutte est le Temple, leur arme est la prière: lequel des deux sera exaucé? Le combat semble gagné d’avance (qu’on pense au duel entre David et Goliath [1S17] – là aussi, c’était gagné d’avance). 

Nous tous, bons chrétiens, nous faisons des efforts pour devenir meilleurs; et puis, nous avons bien conscience que, avec tous ces efforts, nous nous améliorons un peu, quand même, grâce à Dieu; que nous ne sommes pas les derniers des criminels, qu’il y a des gens (dont nous connaissons les noms) qui ne nous arrivent pas à la cheville. Et nous avons la tentation de croire que c’est pour cela que Dieu nous aime: parce que nous sommes aimables, parce que Dieu, en nous regardant, peut être content et fier de notre bonne conduite. Raisonner ainsi, c’est ne pas remarquer que la Bible se plaît à dire et à répéter le contraire. L’affaire commence dès la sortie d’Egypte: «Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu; c’est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre [quelle légitime fierté dans cette affirmation: nous sommes les élus de Dieu]. Si le Seigneur s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples: car vous êtes le moins nombreux d’entre tous les peuples [quelle désillusion dans cet aveu]. Mais c’est par amour pour vous que le Seigneur vous a fait sortir, qu’il t’a délivré de l’esclavage de Pharaon, roi d’Égypte» (Dt7,6-8). Le peuple s’enorgueillissait d’avoir été choisi par Dieu, imaginant que c’était pour quelque mérite, quelque prestige que Dieu l’avait remarqué. Mais non, si Dieu a remarqué le peuple d’Israël, c’est à cause de sa détresse, de sa vulnérabilité, de sa misère et de ses péchés, parce que Dieu est miséricorde. Un Dieu puissant pourrait rechercher les puissants; un Dieu intransigeant pourrait rechercher les parfaits; mais un Dieu miséricordieux ne recherche que les pauvres, ceux qui souffrent, ceux qui font le mal, pour les relever, pour les rétablir dans leur dignité, pour les convertir – nous verrons dimanche prochain ce que Jésus peut faire de Zachée. 

Je ne vous apprends rien en disant que cette année est consacrée à la miséricorde. Parler de la miséricorde, ce n’est pas encourager la médiocrité, ce n’est pas minimiser la gravité du mal. C’est précisément parce que le mal est sérieux, blessant, parfois mortel, qu’il faut parler de miséricorde. Dire que Dieu est miséricorde, dire qu’il va à la recherche des pauvres, des incapables, des inutiles, des méchants, cela ne veut pas dire que nous devons devenir pauvres, incapables, inutiles, ou méchants. Cela veut dire reconnaître que nous le sommes, déjà. Il n’y a rien à faire pour attirer la miséricorde de Dieu que de reconnaître sa misère. La lucidité du pharisien (qui a la courtoisie d’attribuer à Dieu ses mérites) n’est qu’une demi-lucidité. Est-ce que le publicain ne pourrait pas revendiquer, lui aussi, quelque bien dans sa vie? Oui, sans doute. La vraie lucidité consiste à exprimer devant Dieu – devant un prêtre quand on se confesse – sa honte de faire du mal, et aussi sa honte d’être fier. L’humilité, c’est cela: avoir honte d’être fier. C’est l’année de la miséricorde pour quelques semaines encore. «C’est maintenant le moment favorable, c’est maintenant le jour du salut» (2Co6,2). Ne perdons pas cette occasion d’être exaucé. 

vendredi 14 octobre 2016

29e dimanche du temps ordinaire - année C


La parabole que Luc propose sur la prière (Lc18,1-8) est difficile à comprendre, au moins pour deux raisons. La première, c’est que nous avons tous des mauvaises expériences de prière: nous présentons au Seigneur une intention qui nous tient à cœur, la demande nous semble légitime en soi, importante pour nous ou pour un proche, nous savons que Dieu est bon et tout-puissant, qu’il peut faire le bien qu’il veut. Et rien ne se passe. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas guéri cette jeune mère de famille? Pourquoi n’a-t-il pas fait que tel ami talentueux trouve du travail? Pourquoi ne ramène-t-il pas la paix en Syrie? Tous, nous prions pour cela; et rien. 

Ce sentiment de ne pas être écouté par Dieu lorsque nous lui confions ce qui compte vraiment peut nous conduire à la seconde difficulté: Dieu, en fin de compte, ne serait-il pas comme ce «juge dépourvu de justice» (Lc18,6) qui se moque de tout et de tout le monde? Ce deuxième obstacle à la bonne compréhension de la parabole de Jésus est qu’elle fonctionne à l’inverse des paraboles habituelles – et que si l’on n’y prend garde, on risque de faire un contresens. Une parabole, habituellement, suit cette belle logique: «Le Royaume de Dieu est comparable à…» (Lc13,18-21; Mt13,31-52), et l’histoire qu’on raconte ensuite, avec ses moments de crise et son dénouement parfois décalé, nous indique (peut-être de façon paradoxale) un aspect de cette joie définitive à laquelle nous sommes appelés. Cette manière de parler, nous y sommes habitués, même si chaque parabole nous déroute un peu, parce que nous avons du mal à discerner ce qu’est la joie du Royaume. Mais là, à rebours de sa méthode ordinaire, Jésus raconte une parabole pour conclure que le Royaume n’est pas comme ce «juge qui ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes» (Lc18,2). Si on ne remarque pas cela, on conclut fatalement que Dieu est comme ce mauvais juge, que pour être entendu de lui, il faut le harceler – mais comment harceler Dieu? 

Quelle est donc la différence la plus notable entre ce mauvais juge qu’implore la veuve opiniâtre et le Seigneur? C’est, je crois, ceci: alors que le juge refuse que la veuve vienne recourir à ses services, Dieu, lui, veut qu’on le prie; et, plus encore, il nous inspire lui-même les demandes que nous devons lui adresser; et, plus encore, il vient lui-même prier en nous, si ce que saint Paul affirme est vrai: «l’Esprit vient au secours de notre faiblesse; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux volontés de Dieu» (Rm8,26-27). 

Tant qu’on regarde la prière du côté de notre pauvreté, nous y voyons mal. Nos demandes sont peut-être désordonnées, nous sommes impatients, nous ne savons pas remercier; parfois nous ne remarquons même pas que nous avons été exaucés. Voilà ce qui brouille notre regard. Mais si nous essayons de voir ce qu’est la prière du côté de Dieu, nous découvrons tout autre chose. Qu’est-ce qu’une vraie prière que Dieu exauce: c’est un désir que Dieu vient lui-même, par son Esprit Saint, formuler en nous pour nous dire qu’il nous a déjà exaucé, qu’il nous a déjà donné la grâce qu’il nous permet de lui demander

Permettez-moi de relire une anecdote bien connue: la prière de la jeune Thérèse Martin en faveur de Pranzini. Auteur du sinistre “triple assassinat de la rue Montaigne”, le 17 mars 1887, l’homme sera condamné à mort. La jeune Thérèse, voyant que ce pécheur pourrait mourir dans l’impénitence, se fait forte d’obtenir de Dieu sa conversion avant qu’il ne soit exécuté. L’endurcissement du criminel paraissait inébranlable. «Pranzini ne s’était pas confessé, il était monté sur l’échafaud et s’apprêtait à passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d’une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées… Puis son âme alla recevoir la sentence miséricordieuse de Celui qui déclare qu’au Ciel il y aura plus de joie pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence» (1). Voilà ce qui s’est passé, du point de vue de Thérèse, qui a prié et a été exaucée. Mais regardons cette même affaire, du point de vue de Dieu: Dieu voulait sauver Pranzini, et il l’avait déjà décidé. Il est alors allé trouver une jeune fille de province, d’une tristesse un peu maladive, et il lui a révélé (sans qu’elle l’entende, pourtant) son projet de salut, lui proposant: «veux-tu que nous le fassions ensemble?» La prière, c’est cela. 

Pourquoi, alors, y a-t-il un délai dans la prière, un sentiment d’inertie, une angoisse, si Dieu a déjà tout fait quand il nous propose de prier pour ce qu’il a exaucé par avance? De même que Thérèse a lutté dans la prière pour la conversion de Pranzini et qu’elle ne l’a obtenue qu’in extremis, de même Dieu a lutté dans l’âme de ce criminel, car il ne lui a pas imposé sa miséricorde par force, mais il l’a convaincu de se laisser pardonner. Dans ses angoisses, la jeune Thérèse a été associée à ce combat spirituel que Dieu mène dans le cœur des hommes pour qu’ils accueillent le bien qu’il veut leur faire. Et pour Thérèse, ce fut une grâce qui lui indiqua sa vocation – et quelle vocation!

Ainsi, vous le voyez, Dieu n’a rien à voir avec ce juge inique. Et c’est bien la conclusion qu’il faut retenir: «Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit, tandis qu’il patiente à leur sujet! Je vous dis qu’il leur fera prompte justice» (Lc18,7-8). Pour bien prier, il faut d’abord écouter Dieu qui veut qu’on le prie. Vous saurez ensuite prier avec foi, sans hésitations (Jc1,6) et recevoir de Dieu «tout don parfait» (Jc1,17). 

(1) Thérèse de Lisieux, Manuscrit A, 46 r°.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Henri_Pranzini

jeudi 6 octobre 2016

28e dimanche du temps ordinaire - année C


Dans un texte intime (2Tm2,8-13), Paul entretient son disciple Timothée de ce qui constitue le cœur de son ministère. 

Qui est ce Timothée? Il apparaît dans les Actes des Apôtres, dans l’entourage de Paul: «Paul gagna ensuite Derbé, puis Lystres. Il y avait là un disciple nommé Timothée, fils d’une juive devenue croyante, mais d’un père grec» (Ac16,1). Situé au carrefour de deux civilisations, Timothée, avec sa mère et sa grand-mère (2Tm1,5), a entendu l’évangile et y a cru. Lui qui se rattachait au double héritage de la Loi de Moïse et de la sagesse de la Grèce, en entendant la prédication de Paul, a été convaincu que le Christ venait sauver les Juifs et les païens. Associé à Paul de manière très étroite, il est, avec lui l’auteur, ou le rédacteur, ou le secrétaire, nommé dans plusieurs lettres: la 2e aux Corinthiens (2Co1,1); l’épître aux Philippiens (Ph1,1); aux Colossiens (Co1,1); les deux épîtres aux Thessaloniciens (1Th1,1 et 2Th1,1); et même la très personnelle lettre à Philémon (Phm1,1). C’est dire à quel point une confiance sans faille, une profonde amitié, une sincère affection unissait Paul à Timothée dans tout ce qui comptait pour l’évangélisation.

Quel est donc ce ministère, commun à Paul et à Timothée? Le bref passage entendu nous décrit tout d’abord la mauvaise réputation de l’évangélisateur, considéré «comme un malfaiteur» (2Tm2,9). Jésus, déjà, avait été confondu, mis à égalité avec deux bandits (Lc22,32-33) sur le Calvaire, afin que s’accomplisse ce qui avait été prophétisé : «Il a été compté parmi les scélérats» (Lc22,37; Is53,12). En cela, Paul n’est pas au-dessus de son maître. On tenait Jésus pour nuisible, on verra en Paul un homme dangereux; Timothée, de même, n’échappera pas à la prison (cf. He13,23). L’évangile apporte une telle libération, que cela ne peut manquer d’ébranler le bel édifice politique et social, hier comme aujourd’hui, cet équilibre confortable et injuste fondé sur les mesquineries, les manipulations, les violences ordinaires et légitimes que les nantis imposent aux plus faibles. On comprend très bien que la vérité chrétienne ne pouvait pas ne pas paraître dangereuse aux notables, qu’ils soient Juifs ou Grecs ou Romains. On comprend très bien que ceux qui se sentaient menacés ont réagi pour défendre leurs intérêts. On comprend bien – on le voit aujourd’hui encore – que tout ce qui pouvait être fait pour discréditer les chrétiens, pour colporter sur eux des rumeurs méprisables, pour défigurer la beauté de la foi, devait être mis en œuvre – et cela fut effectivement mis en œuvre. 

Mais le jeu de la persécution et de la liberté tourne paradoxalement à l’avantage de la liberté. Certes, Paul est enchaîné, mais ces liens matériels ne sont pas un obstacle à la liberté de l’évangile, car «on n’enchaîne pas la parole de Dieu!» (2Tm2,9). Quelle insolence dans cette exclamation! Ne pourrait-il donc pas se taire, ce rebut de la société, ce corrupteur de l’ordre établi? Quand bien même on le réduirait au silence, ce silence serait plus éloquent que toutes les accusations, de même que nous “entendons” encore Jésus qui se tait devant Pilate (Jn19,9-10). Quand bien même on tiendrait Paul absolument captif, sa réclusion le laisserait plus libre que ceux qui sont les otages de leurs richesses et de leur violence. Cette liberté intérieure qu’aucune entrave ne peut tuer, Paul l’a vécue jusque dans son martyre. Toutes les persécutions, des plus violentes aux plus sournoises, ont butté sur cette liberté chrétienne, liberté inaliénable. C’est agaçant pour nos ennemis, mais un chrétien, même en captivité, est toujours plus libre que son persécuteur. Qu’on pense à Thomas More, incarcéré à la tour de Londres, ou à Maximilien Kolbe, prisonnier à Auschwitz. Quels nobles exemples de liberté ils ont donné à l’Eglise et au monde!

Et quel sens a tout cela? Paul livre son secret, en disant: «je supporte tout pour ceux que Dieu a choisis» (2Tm2,10). Ce n’est pas par plaisir, évidemment, que Paul endure ces pénibles contradictions; ce n’est pas par dolorisme qu’il accepte d’être otage. S’il le fait, c’est par amour des chrétiens, c’est par charité envers les fidèles. Il n’y a pas d’autre motivation. Ce n’est pas pour lui-même que Paul revendique sa liberté jusque dans les prisons; c’est pour les hommes que Dieu aime, pour les hommes que Dieu sauve. Sa raison de vivre n’est pas en lui-même; Paul ne vit plus que «pour» les autres. 

Aujourd’hui où l’égoïsme est confondu avec le bonheur (et pour combien de déceptions cruelles?), Paul nous montre cette joie si profonde qui est le secret de son ministère: vivre pour les fidèles, souffrir pour les fidèles, supporter l’épreuve pour les fidèles, être libre en Dieu pour les fidèles. Cette charte de la vie sacerdotale que Paul rappelle à Timothée est d’une clarté décisive dans notre monde attristé par l’individualisme. Pourquoi ceux qui vivent pour les autres sont-ils plus heureux que ceux qui se replient sur leur confort? Voilà une question que la foi nous suggère, et à laquelle elle nous aide aussi à répondre. 

vendredi 30 septembre 2016

27e dimanche du temps ordinaire - année C


Cette petite parabole du serviteur est célèbre et déplaisante à cause de la traduction que saint Jérôme en a faite (dans la Vulgate) en parlant des «serviteurs inutiles» (servi inutiles; Lc17,10). La nouvelle traduction fait bien de nuancer cette expression: «nous sommes de simples serviteurs»; mais subsiste néanmoins un certain malaise. Si la formule est plus douce, la narration est quand même austère. Nous voyons ce «simple serviteur» (qui n’est plus si inutile qu’il l’était) rentrer harassé des champs et qui, ayant droit à un peu de repos et de repas, se voit aussitôt embaucher pour continuer de pourvoir au confort d’un maître qu’on imagine oisif et détendu. Ce maître, dont on ne nous dit pas qu’il aurait des raisons d’avoir faim (le serviteur, lui, aurait des raisons d’avoir une fringale!), veut manger – et il faut qu’on s’occupe de lui. 

On pourrait dire, à la légère, que ce maître est le Seigneur, et on ferait ainsi du Seigneur un patron exigeant, ingrat et tyrannique. Ce n’est peut-être pas ce que le texte veut dire. Une meilleure clef de lecture nous est, je crois, fournie par un saint dont nous avons célébré la mémoire cette semaine, Vincent de Paul. Il dit, en parlant des démunis qu’il secourait: «Allons donc, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres… reconnaissons devant Dieu que ce sont nos seigneurs et nos maîtres, et que nous sommes indignes de leur rendre nos petits services» (1). 

Par notre foi, nous savons que nous avons le devoir de nous mettre au service des pauvres. Et nous savons aussi que ce service ne sera jamais achevé; Jésus a prévenu ses disciples: «Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous» (Mt26,11; Mc14,7; Jn12,8). Servir les pauvres est donc une activité, sinon inutile (bien sûr que c’est utile!), du moins sans résultats définitifs, toujours à recommencer. Quand nous aurons fait tout le bien que nous pouvons, il restera toujours quelqu’un qui aura faim, qui aura besoin de notre aide, qui nous demandera de lui donner à manger. Ce pauvre – qui est, selon le mot de Vincent de Paul notre «seigneur» et notre «maître» – n’est pas tyrannique; il a simplement faim, il a simplement besoin d’être aidé, ici et maintenant. Et personne ne peut lui répondre: «mais je suis un bon serviteur; j’ai aidé tous les autres pauvres, les ai nourris, les ai secourus», si nous avons précisément devant nous ce pauvre (notre «seigneur» et notre «maître») que personne n’a encore nourri ni secouru. Jamais la charité ne peut se contenter de ce qu’elle a fait tant qu’une détresse subsiste dans le monde. 

Il y a une deuxième façon de concevoir notre état de serviteur devant les pauvres. Vincent de Paul dit que nous sommes «indignes» des services que nous leur rendons. Si nous devons, par la foi, discerner dans le visage des pauvres la sainte face du Christ (Mt25,35-40), si aider un pauvre c’est aider le Christ, qui se jugera digne du bien qu’il croit faire? Qui n’estimera pas comme un privilège, comme une grâce, le fait de se rendre utile au Christ (lui qui est Dieu et qui n’a besoin de rien)? Comment ne serais-je pas bouleversé d’être ainsi admis en présence du Christ pour lui faire du bien (alors que le Christ est la source de tout bien)? Nous ne sommes pas dignes de communier (nous le disons à chaque messe), et pourtant nous communions parce que le Christ nous accueille malgré notre faiblesse. Nous ne sommes pas dignes de faire du bien aux pauvres, et pourtant le Christ nous donne la grâce de le secourir dans le visage de tous les souffrants de la terre. 

Cette parabole ne parle pas tant, à mon avis, d’un Dieu intraitable et autoritaire, que des exigences d’une charité ardente. L’attitude du serviteur que Luc suggère correspond exactement à ce que Paul dit de l’amour du prochain: «La charité est serviable; elle n’est pas envieuse; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité» (1Co13,4-6). La charité du serviteur est «inutile» non en ce qu’elle n’aurait aucun effet (elle fait du bien, en vérité), mais en ce que poser un acte de charité, qui est un secours pour le pauvre, est une grâce pour le serviteur. Dieu nous permet de faire du bien, et c’est à chaque fois un signe de l’estime qu’il nous porte. Nous ne devons pas demander à Dieu de nous récompenser des bonnes actions dont nous sommes les auteurs; nous devons plutôt remercier Dieu du bien qu’il nous permet de faire, même quand ce bien à faire reste indéfini et interminable. Le Christ se livre à aimer dans les blessés de la vie; les saints ont connu ce secret, qui ont servi leurs frères jusqu’à ce que la ferveur de leur charité épuise les forces de leur corps, sans jamais s’attribuer en cela aucun mérite. Le monde a grand besoin de ces «simples serviteurs»; prions pour que Dieu suscite des âmes généreuses, et ne renonçons pas nous-mêmes (par négligence ou paresse) au privilège d’être compté parmi les instruments de l’amour du Christ. 

(1) Office des lectures du 27 septembre, mémoire de saint Vincent de Paul.