vendredi 29 mai 2015

Dimanche de la Sainte Trinité - année B

La finale de l’évangile selon saint Matthieu (28, 16-20) nous rappelle que le mystère de la sainte Trinité, que nous fêtons en ce jour, n’est pas d’abord un traité de théologie. Nous connaissons la Trinité avant tout parce que nous avons été baptisés « au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit » (Mt 28, 19). La réalité trinitaire, en effet, est d’abord ce dont on fait l’expérience dans la liturgie. Les formules trinitaires éparses dans le nouveau Testament sont des salutations rituelles que les premiers chrétiens utilisaient comme expression de leur charité mutuelle : « Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint Esprit soient avec vous tous » (2Co 13, 13). Telle est la manière dont nos pères dans la foi se souhaitaient du bien.

Aussi, on comprend que le mystère de la Trinité et le mystère de la charité sont un seul et même mystère. On peut accueillir sans réserve cette clef de lecture que nous fournit saint Augustin : « Tu vois la Trinité, si tu vois la charité »[1]. Partout où la liturgie nous indique le mystère de la Trinité, c’est pour mieux nous introduire dans la logique d’une charité ecclésiale. Que signifie que nous ayons été baptisés dans la Trinité, sinon que nous avons été plongés dans la charité ? Que signifie que nous nous adressions des salutations trinitaires, sinon que nous nous parlons dans la charité ? Si le mystère de la Trinité constitue l’horizon de toute la vie chrétienne, c’est parce que la réalité de la charité est le cœur même de toute vraie spiritualité.
Après avoir confié à ses apôtres le ministère baptismal (« baptisez-les… » ; Mt 28, 19), Jésus ajoute : « apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28, 20). Qu’est-ce que Jésus a donc commandé ? L’évangile répond évidemment à cette question en mettant en relief les deux commandements qui sont « semblables » : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » ; « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (cf. Mt 22, 36-40). Être baptisé dans l’amour et observer le commandement de l’amour, aimer Dieu et aimer l’homme (qui est semblable à Dieu ; cf. Gn 1, 26), telle est la cohérence d’une vie chrétienne. Et, vous le voyez, c’est bien le mystère trinitaire qui donne à tout cela sa structure, sa logique profonde.
Il se peut, cependant, que devant le mystère trinitaire, on ait des « doutes » (Mt 28, 17) : cette vérité d’un Dieu unique en trois Personnes dépasse tellement ce qu’on peut concevoir. Il se peut aussi que devant l’exigence de l’amour, on ait des doutes : ce commandement est d’une radicalité vertigineuse qui surplombe les possibilités de notre cœur étroit et mesquin. Il est si difficile de croire ; il est si difficile d’aimer. Dans les deux cas, le doute est le même. Dieu peut être ce qu’il est, mais que m’importe si je suis englué dans ma médiocrité : j’ai peur de croire, car je voudrais des preuves ; j’ai peur d’aimer, car je crains de souffrir.
Le Christ, qui a partagé notre misère sait bien que nous ne pouvons pas croire si nous sommes seuls, que nous ne pouvons aimer s’il ne vient pas lui-même aimer en nous. C’est pourquoi la dernière parole de Jésus est un mot de réconfort : « je suis avec vous tous les jours » (Mt 28, 20). « Tous les jours », c’est-à-dire : non seulement quand tout va bien ; mais aussi (et surtout) quand tout va mal. Jésus est avec nous dans la consolation et dans la désolation[2]. Quelle que soit donc la situation spirituelle de notre âme, favorable et sereine, angoissée et lasse, Jésus est avec nous : il l’a promis, et il ne peut nous décevoir.
Faire ainsi, dans la prière de l’Eglise, l’expérience d’une charité qui nous précède, qui nous accompagne, qui nous enveloppe, c’est déjà, autant qu’il est possible ici-bas, « voir la Trinité ». Ce désir de voir Dieu est ainsi purifié sans cesse par l’exigence toujours plus urgente d’une charité vraiment active. Il n’y a pas d’autre voie possible : pour connaître Dieu, il faut aimer. A ceux qui pensent que le mystère de la Trinité est une idée abstraite, un dogme lointain, on peut ainsi répondre par le témoignage bien concret d’un amour toujours plus authentique. Ainsi, « avec nous seront grâce, miséricorde et paix, de la part de Dieu le Père et de Jésus Christ, le Fils du Père, dans la vérité et dans la charité » (2Jn 3).




[1] « Immo vero vides Trinitatem si caritatem vides » (saint Augustin, De la Trinité, VIII, 8 ; cfBenoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est, n° 19).
[2] « J’ai l’habitude de visiter mes élus de deux manières : la tentation et la consolation » (Imitation de Jésus Christ, III, 3). 

vendredi 22 mai 2015

Pentecôte - année B

 
Basilique Saint Pierre - détail du baldaquin et de la coupole

A qui pouvons-nous obéir pour être libres ? N’ayons pas d’illusion : n’obéir à personne constituerait sans aucun doute le pire des esclavage et – si tant est que ce soit possible – cela ne conviendrait pas à l’homme, et nullement au chrétien. Les formules du style : “ni Dieu ni maître” n’ont jamais libéré qui que ce soit et n’ont conduit personne au bonheur véritable. Nous avons besoin de Dieu, nous avons besoin d’un maître. De manière plus constructive, nous pouvons exercer notre liberté fondamentale pour choisir à qui nous voulons obéir. Et ainsi, notre vie est orientée dans une direction ou une autre, selon ce que nous avons choisi librement. Saint Paul illustre deux directions possibles et opposées concernant le choix que nous pouvons faire : voulons-nous obéir à la chair ? ou bien voulons-nous obéir à l’Esprit ? (cf. Ga 5, 16) Voyons donc où chacun nous mène.
Obéir à la chair, cela revient à faire de soi-même, de son corps, de ses conditionnements biologiques et sociologiques une norme de nos actions. Réduire l’homme à n’être qu’un animal un peu plus développé, sans remarquer qu’il a une conscience ; penser que nous avons un destin devant lequel nous ne pouvons pas décider ; croire que la morale ne serait qu’une expression de la biologie ; se résigner à vivre dans un monde où il faut se conformer, en paroles et en actes, à l’opinion du plus grand nombre. Evidemment, alors : à quoi bon lutter ? à quoi bon se battre pour élever le niveau ? à quoi cela sert-il de défendre des convictions ? Avec de tels principes, il est sans doute facile de vivre, mais il est impossible de vivre heureux. Il faut prendre le temps de bien lire ces listes étonnantes dans lesquelles saint Paul décrit la finalité des œuvres de la chair : « débauche, impureté, obscénité, idolâtrie, sorcellerie, haines, querelles, jalousie, colère, envie, divisions, sectarisme, rivalités, beuveries, gloutonnerie et autres choses du même genre » (Ga 5, 19-21). Aujourd’hui on dirait : « pornographie, alcoolisme, drogue et délinquance ». Cette accumulation de termes peu plaisants et peu complaisants nous submerge peut-être. C’est sans doute ce que saint Paul a voulu, pour bien montrer le dégoût, la nausée qui est le résultat de l’obéissance à la chair.
Nous pouvons au contraire obéir à l’Esprit. Qu’est-ce à dire ? Depuis notre confirmation, nous avons reçu l’Esprit de Dieu afin que nos actes soient désormais guidés et soutenus par une force nouvelle. Cet Esprit Saint nous montre sans cesse la lumière de la vérité et, dans notre conscience, nous permet de comparer les règles de nos actions à la parole de Dieu. Lorsque je suis placé devant un choix, je peux consulter l’Esprit Saint et, éclairé par lui, il m’est possible et facile de décider une action juste, vraie, une action sainte. Ce n’est pas que cette action soit, en elle-même, toujours aisée ; parfois cela demande un sacrifice, un effort, parfois cela coûte. Mais, si l’action reste difficile à accomplir, elle est aisée à décider.
Comprenez bien qu’il ne s’agit pas, pour obéir à l’Esprit, d’obéir à une autorité extérieure à nous-mêmes. Personne n’obéit jamais à une autorité extérieure. Obéir à l’Esprit, cela veut dire exactement : laisser sa conscience être éclairée par l’Esprit Saint et ensuite obéir à sa conscience. Nous n’obéissons pas à Dieu de telle sorte que Dieu nous contraindrait de l’extérieur. Nous obéissons à Dieu de telle sorte que Dieu nous montre, dans le sanctuaire de notre conscience où est la vraie liberté ; et alors, en conscience, nous pouvons obéir à la liberté. Notre conscience est plus intime à nous-mêmes que notre chair. Obéir à la chair reste donc une obéissance plus extérieure, plus superficielle, que d’obéir à sa conscience, que d’obéir à l’Esprit.
Prenons le temps encore de lire cette longue liste que donne saint Paul : « amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, humilité et maîtrise de soi » (Ga 5, 22-23). Evidemment, la maîtrise de soi, la bienveillance, l’humilité sont très exigeantes. Cela demande un travail sur soi-même, un combat contre la facilité de la chair. Mais alors que la chair ne produit finalement que trouble et désespoir, l’Esprit nous ouvre à la joie et à la paix. Il ne s’agit pas de faire de publicité mensongère : obéir à l’Esprit est plus laborieux ; se laisser conduire par la chair semble plus naturel, plus simple. Mais pour être juste, il faut dire aussi que le travail de l’Esprit nous guide plus sûrement vers un bonheur authentique, tandis que les inclinations de la chair, incohérentes et tyranniques, nous enfoncent rapidement dans des ténèbres effrayantes.
Alors, qui voulons-nous suivre ? Nous sommes placés devant un choix. Le choix d’un côté ou de l’autre est libre. En revanche il est nécessaire de faire un choix ; nous ne pouvons pas ne pas choisir. Saint Paul a voulu nous donner quelques critères de discernement, quelques repères utiles. Mais saint Paul n’a pas choisi à notre place : il nous guide, il nous éclaire, mais c’est à chacun de nous qu’il revient de décider qui sera notre maître. Et pourtant, si nous sommes chrétiens, nous savons bien que nous ne sommes pas seuls devant ce choix. Nous sommes soutenus par la foi des autres croyants, nous nous soutenons mutuellement dans la prière. Ayons assez de courage pour nous laisser guider par l’Esprit Saint, pour nous tourner vers le vrai bonheur ; nous ne serons pas déçus.


vendredi 15 mai 2015

7e dimanche de Pâques - année B


Malgré quelques bizarreries qui ne peuvent manquer de nous étonner, le récit de l’élection de Mathias (Ac 2, 15-26) est un texte très important pour comprendre ce qu’est l’Eglise. Regardons tout d’abord ce qui est curieux : ce tirage au sort, assurément, est un usage qui est tombé en désuétude. Pour choisir un Pape, un évêque ou un curé, il semblerait absurde d’interroger le hasard. Cette pratique qui est aujourd’hui impossible était pourtant en vigueur dans l’histoire ancienne d’Israël. Le grand prêtre possédait sur son vêtement liturgique une sorte de bijou appelé le « Urim et Tummim » (Ex 28, 30 ; Lv 8, 8) dont on ignore la forme précise, mais dont on sait qu’il servait à dire « oui » ou « non », un peu comme quand on joue à pile ou face (1S 14, 41). Lorsqu’on voulait questionner le Seigneur sur une affaire importante, on formulait une demande en « oui ou non » au grand prêtre, qui répondait en consultant son Urim et Tummim. Cela est donc très loin de notre mentalité, mais nous pouvons comprendre que, dans l’histoire d’Israël et encore à l’époque des Apôtres, on pouvait retenir ce moyen de consulter la volonté de Dieu.

Mais ce n’est pas cela le plus important. Ce qu’il faut voir, dans ce récit, c’est que le groupe des Apôtres se considère comme une totalité. Ils sont les Douze (Lc 6, 13) que Jésus avait choisis personnellement et, après la trahison et le suicide de Judas, ils ne sont plus que les Onze (Lc 24, 9 ; 24, 33). Et cela constitue un manquement grave à la plénitude que Jésus avait voulu instituer. Il faut donc, avant de recevoir l’Esprit Saint, que le collège des Douze Apôtres se reconstitue en tant que communauté complète.
Qu’est-ce donc que l’Eglise ? S’agit-il, pour former l’Eglise, de juxtaposer des évêques les uns à côté des autres ? Si c’était cela, la hiérarchie de l’Eglise serait une collection d’individualismes. Mais telle n’est pas l’Eglise que le Christ a confiée à Pierre ; et Pierre l’a bien compris : c’est en tant que groupe, en tant que communauté que les Apôtres ont été choisis. Certes, dans ce groupe, il y avait de fortes personnalités, des caractères très différents. Mais l’Eglise fondée par le Christ, ce n’est pas chacun des Douze pris individuellement ; l’Eglise, c’est la communion qui existe entre ces Douze. Aussi, lorsqu’il en manque un, lorsque la communion est amoindrie, l’Eglise est blessée et il faut restaurer le collège apostolique dans son intégrité. Aujourd’hui encore, l’Eglise ce n’est pas chaque évêque tout seul dans son diocèse. L’Eglise, dans son aspect hiérarchique, c’est la communion des évêques entre eux et avec le Pape. Cela, le Concile Vatican II l’a rappelé avec force, montrant que l’exigence de communion épiscopale appartenait à la pratique immémoriale de l’Eglise.

« De même que saint Pierre et les autres apôtres constituent, de par l’institution du Seigneur, un seul collège apostolique ; de même le Pontife romain, successeur de Pierre, et les évêques, successeurs des apôtres, forment entre eux un tout. Déjà la plus antique discipline en vertu de laquelle les évêques établis dans le monde entier vivaient en communion entre eux et avec l’évêque de Rome par le lien de l’unité, de la charité et de la paix (…) signifie le caractère et la nature collégiale de l’Ordre épiscopal »[1].

Certes, chaque évêque est responsable de son diocèse et possède la compétence pour mettre en œuvre la pastorale qui correspond, pour ses diocésains, à la volonté de Dieu. Mais chaque évêque ne possède ce pouvoir, cette mission de gouverner une Eglise particulière, que parce qu’il est en communion avec les autres évêques, concrètement : avec les membres de sa conférence épiscopale nationale et, ultimement (ou plutôt : fondamentalement), avec l’évêque de Rome. Et c’est aujourd’hui le rôle du Pape de faire ce que saint Pierre a fait : lorsqu’il manque un évêque quelque part, c’est au Pape qu’il revient de compléter le collège amoindri et de désigner, parmi les fidèles, un nouveau membre de l’ordre épiscopal : « que l’un d’entre eux devienne, avec nous, témoin de sa résurrection » (Ac 2, 22). L’expression utilisée par Pierre, « avec nous », indique clairement ce qu’est la communion charitable dont les évêques se lient les uns aux autres. Ainsi, l’Eglise c’est d’abord et avant tout la communion des évêques entre eux, c’est la prière des évêques ensemble, c’est la charité mutuelle des évêques, c’est l’accord des évêques sur les grandes questions concernant la foi et les mœurs.
Et pour nous qui ne sommes pas évêques, nous devons prendre exemple sur ce modèle. L’Eglise, ce n’est pas une juxtaposition d’individus qui ont la foi ; l’Eglise, c’est la communion des chrétiens entre eux, c’est la prière des chrétiens réunis, c’est l’amour fraternel dont nous vivons quotidiennement, c’est notre adhésion générale à l’évangile et au symbole de la foi que nous proclamons chaque dimanche. Voilà ce qu’est l’Eglise.
C’est dans cette Eglise, dans une Eglise comprise comme communion entre évêques et communion entre fidèles, que l’Esprit Saint peut venir. L’Esprit Saint ne désire pas venir si chacun se préoccupe de lui seul, si chacun fait ce qu’il veut sans tenir compte des autres. L’Esprit Saint ne peut venir sur ce qui est divisé, sur ce qui est égoïste. L’Esprit Saint ne sait que rassembler, il ne sait qu’unir ; il ne sait que renforcer la communion entre les hommes. Dans l’attente de la Pentecôte, nous aurons à cœur de vivre consciemment, concrètement, de l’unité ecclésiale. Alors nous pourrons prier d’un cœur sincère : « Viens, Esprit Saint en nos cœurs ».




[1] Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Eglise Lumen Gentium, n° 22.

Illustration : Le Concile Vatican II (porte de la Basilique de Saint Marie Majeure – Rome). 

vendredi 8 mai 2015

6ème dimanche de Pâques - année B


« Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12). Cette parole de Jésus a été tellement répétée, qu’on ne voit peut-être plus très clairement ce qu’elle a d’original, comment elle est un « commandement nouveau » (Jn 13, 34 ; 1Jn 2, 7-8 ; 2Jn 5). Est-ce seulement une invitation à l’amour plutôt qu’à la violence ? Si ce n’était que cela, Jésus ne serait qu’un pacifiste. Ce commandement est-il d’abord une exigence morale ? Certes, il y a bien une exigence morale, puisque Jésus ajoute : « si vous êtes fidèles à mes commandements vous demeurerez dans mon amour » (Jn 15, 10). Mais, ce commandement va plus loin. S’agirait-il alors d’une sacrifice, puisque Jésus déclare encore : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). Oui, la logique de l’amour nous pousse à l’offrande, comme Jésus nous l’a montré dans l’Eucharistie et sur la Croix. Tout cela est vrai. Et pourtant, cela ne permet pas encore de distinguer véritablement le commandement de l’amour chrétien d’une simple générosité humaine authentique.
Je voudrais vous faire remarquer autre chose qui permet de mieux comprendre ce que ce commandement a d’original. Un commandement, en général, s’adresse à une personne qui, par l’ordre qui lui est donné, est constituée responsable d’une action. Si on me dit : « aime ton prochain », je peux me demander : « qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29), et je deviens alors responsable de l’amour que je lui porte ; en revanche, ma responsabilité ne serait nullement engagée si ce prochain, que j’aime, était haï par d’autres. Et même si tous les hommes ont reçu ce commandement : « aime ton prochain », chacun n’est responsable que de l’amour qu’il donne, ou ne donne pas, à ceux qui sont ses prochains.
Jésus, ici, ne dit pas : « aime ton prochain », mais « aimez-vous ». En donnant ce commandement au pluriel, il accomplit quelque chose d’inouï : il rend chacun responsable de l’amour de tous. Si je reçois le commandement : « aimez-vous », je dois d’abord faire un effort pour aimer, moi-même, ceux qui m’entourent. Mais je dois être également vigilant à ce que ne surgissent pas de haines par ailleurs. Nous découvrons que Jésus ne nous a pas seulement aimés, mais il a fait que nous nous aimions. Aimer comme Jésus nous a aimés signifie non seulement aimer soi-même ceux qui nous entourent, mais aussi veiller à ce qu’aucune discorde ne vienne blesser la charité, nulle part.
On peut illustrer cela dans les relations familiales. Un père, une mère ont pour devoir d’aimer leurs enfants. Ils aiment, chacun, personnellement, leurs enfants. Mais ils doivent veiller également à ce que leurs enfants s’aiment entre eux. Il ne suffit pas à l’équilibre d’une famille que les parents aiment chacun séparément ; ils sont encore les garants de la bonne entente fraternelle. Combien cela est délicat et difficile parfois ! Mais on mesure à la douleur ressentie à l’occasion des inimitiés fraternelles l’importance de cette vérité. C’est exactement cela que Jésus nous a commandé : il ne suffit pas que chacun soit responsable de l’amour que, personnellement, il donne aux autres. Jésus engage notre responsabilité chrétienne sur l’amour universel. Tant que, dans l’Eglise, deux personnes se haïssent, il est de la responsabilité de l’Eglise tout entière de faire qu’elles se réconcilient. Et personne ne peut se dire en règle du commandement de l’amour s’il subsiste une seule haine dans l’Eglise.
Vous voyez donc combien ce commandement de Jésus est original, car il s’adresse à toute l’Eglise ; il rend chacun de nous responsable de la charité de toute l’Eglise. Nous ne devons pas seulement aimer tous nos frères ; nous devons faire que tous nos frères s’aiment. Pour entrer dans cette exigence absolue, il n’y a pas d’autre moyen que de donner sa vie. De même que le Christ a offert sa vie pour tous les hommes, chacun est invité à le faire, à sa mesure, selon sa vocation : les parents donnent leur vie pour que leurs enfants s’aiment ; le prêtre donne sa vie pour que sa paroisse grandisse dans la communion et la charité ; chacun donne sa vie pour que ses proches vivent dans un amour vrai. Toute division, toute haine, tout schisme apparaît alors comme une blessure insupportable, qui nous placerait tous en défaut devant le commandement de Jésus. Hors de cela, il n’y a rien de chrétien. Nous pouvons nous souvenir de cette définition de la vie chrétienne : « Où sont amour et charité, Dieu est présent ».