jeudi 24 décembre 2015

Sainte Famille - année C

Cet évangile est une vraie difficulté pour les exégètes. La scène de la disparition de Jésus pose en effet de multiples questions : quel sens donner à ce qui ressemble bien à la fugue d’un jeune adolescent ? Jésus se sentait-il mal à l’aise à la maison ? Et puis il semble qu’il ait un doute sur son père : qui est, pour Jésus, Joseph, le chef de famille, si son vrai Père est Dieu lui-même ? Ou bien Dieu est-il pour lui seulement un Père spirituellement, comme on le disait autrefois des rois d’Israël (2S 7, 14) ? Jésus lui-même n’est-il pas un descendant de David et ne peut-il prétendre à cette filiation religieuse ? Tout cela est bien complexe.
Et pourtant, ces questions que je viens de poser sont des mauvaises questions ; ce sont des questions qui trahissent plutôt les angoisses modernes d’une société qui ne sait plus ce qu’est la famille, ce qu’est la paternité. Ce sont des questions qui ne peuvent recevoir que des mauvaises réponses parce qu’elles se situent hors de l’intention de l’évangéliste. Il serait absurde de faire de Jésus un adolescent déboussolé ; il serait étrange de faire de Joseph un chef de famille indécis ; il serait curieux de faire de Marie une mère inquiète et possessive. Expliquer par nos troubles psychologiques et par nos déchirures familiales cet évangile ne peut conduire qu’à une impasse.

Pour comprendre quelque chose il faut d’abord se souvenir de ceci qui ne fait de doute pour aucun des trois : Jésus est le Messie annoncé par les prophètes. A propos du Messie, on ne manque pas d’informations : Joseph et Marie savent de lui tout ce que dit l’ancien Testament et, sans doute apprennent-ils à Jésus à lire dans ces textes qui parlent de lui et, dans sa conscience d’enfant, d’une manière pour nous indicible, l’enfant découvre sa propre vocation. Joseph sait très bien que Jésus n’est pas naturellement son fils ; il sait très bien que Marie est irréprochable en toutes choses (Mt 1, 20). Tout cela est bien mystérieux, mais cette certitude est plus forte que l’incompréhension : Marie n’a jamais rien fait de mal. Jésus sait très bien que Dieu est son Père et que Joseph est le chef de famille ; il sait très bien qu’il doit à Dieu une obéissance filiale et qu’il doit à Joseph respect et soumission. Cette « sainte famille » est très atypique, composée d’un homme juste, de l’Immaculée Conception et du Verbe de Dieu fait chair ; il règne entre ces trois une vraie communion de charité et nous pouvons supposer que jamais aucune faute n’a été commise qui soit venue blesser cette bonne entente.
Et pourtant, c’est dans cette famille que se produit un événement étrange, inattendu, qui déroute Joseph, Marie et Jésus. Sans faire rien de mal, Jésus reste au Temple (Lc 2, 43). Sans faire rien de mal, Joseph et Marie omettent de vérifier sa présence dans la caravane du retour. Sans faire rien de mal, Marie s’étonne devant Jésus de son attitude : pourquoi a-t-il fait cela ? Sans rien faire de mal, Jésus s’étonne de l’inquiétude de Joseph et Marie : pourquoi le cherchaient-ils ? Que veut dire cela ? Pourquoi l’évangéliste nous rapporte-t-il cet épisode étrange ?
La clef de la réponse se trouve dans cette formule : « au bout de trois jours » (Lc 2, 46). Saint Luc veut nous donner dans cet épisode une préfiguration du mystère pascal : Jésus qui disparaît à Jérusalem et qu’on retrouve au bout de trois jours, cela ne peut pas ne pas nous faire penser à ce qui s’est passé entre le vendredi saint et le dimanche de Pâques. Aussi, la question qu’on peut se poser, qui est maintenant une bonne question, est celle-ci : comment Marie a-t-elle vécu ces événements de la mort et de la résurrection du Christ ? Saint Jean nous montre Marie présente au pied de la croix, debout (Jn 19, 25). Aucun évangéliste ne nous décrit la rencontre du Ressuscité et de sa Mère. Mais nous pouvons relire la question de Marie : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » (Lc 2, 48), pourquoi ne t’es-tu pas défendu lorsqu’on t’accusait ? pourquoi t’es-tu laissé conduire à la croix sans résistance ? pourquoi as-tu accepté toutes ces souffrances alors que tu n’avais jamais commis le mal ? Il y a là un mystère profond qui bouleverse Marie. Ce n’est pas un reproche de Marie, mais un cri de souffrance. Relisons la réponse de Jésus : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? » (Lc 2, 49) N’aviez-vous pas lu dans les prophètes que le Messie devait souffrir, mourir, et ressusciter ? Ce n’est pas un reproche de Jésus, mais une explication de textes, semblable à celle qu’il fera pour les disciples d’Emmaüs (cf. Lc 24).
Mais cette scène ne se passe pas lorsque Jésus a trente ans, mais douze. Jésus enfant, dans sa conscience d’enfant, sait déjà quelle est sa vocation. Il n’en pressent pas encore la violence ; il n’imagine peut-être pas la cruauté de ses adversaires et toutes les souffrances qu’il devra endurer. Mais il est prêt. Il n’hésite pas à se rendre au Temple qui est le lieu des sacrifices ; il n’hésite pas à discuter avec des docteurs, comme un maître de sagesse. Jésus est ce rabbi, cet interprète de la volonté de Dieu qui offre sa vie. Jésus a douze ans, et il sait déjà ce que sera sa vocation : annoncer l’évangile et donner sa vie ; la sagesse et le sacrifice. Voilà ce que saint Luc veut nous dire : jamais, à aucun moment, Jésus n’a ignoré sa vocation. Ce qu’il a vécu à trente ans dans la violence de la croix, il l’a vécu à douze ans, déjà capable de parler de sagesse et déjà capable de donner sa vie.
Prions aujourd’hui pour que, dans les familles, les enfants découvrent une vocation qui les épanouisse. Prions pour qu’ils sachent rester fidèles à la volonté de Dieu avec générosité et bonheur.


mercredi 23 décembre 2015

Noël


Cela fait maintenant un peu plus de deux mille ans que Jésus est né. Il n’est pas inutile de dresser un petit bilan : qu’est-ce que la venue du Verbe de Dieu a changé en notre monde ? A première vue, pas grand-chose. On souffrait avant la venue du Christ ; le Christ a souffert ; on souffre aujourd’hui encore. On mourait avant la venue du Christ ; le Christ est ressuscité ; mais on meurt toujours aujourd’hui. Il y avait de l’injustice avant la venue du Christ ; le Christ a invité ses disciples à pratiquer une justice nouvelle, qu’on appelle la charité ; mais l’injustice aujourd’hui prend des proportions scandaleuses. On pourrait continuer longtemps cette liste lamentable, et on serait alors amené à dire : mais alors qu’a fait le Christ ? Qu’est-ce que la Parole de Dieu venue en personne a apporté au monde ? Et, en constatant si peu d’amélioration, on ne peut manquer d’en faire quelque reproche au Christ. Mais avant de conclure trop défavorablement, il faut pourtant s’interroger un peu.
Tout d’abord, que serait le monde si le Christ y régnait avec une toute puissance insurmontable ? Imposer sa volonté, quand bien même cette volonté serait bonne, on appelle cela de la dictature. Et le Christ n’est pas venu fonder la dictature du bien, moins encore la dictature de Dieu ; le Christ est venu fonder l’Eglise, ce qui est très différent. On ne peut se réjouir de ce que l’évangile soit aujourd’hui méconnu et rejeté, mais on ne pourrait pas plus approuver que l’évangile soit une obligation ou une contrainte. Le Christ est surtout venu nous révéler une liberté, nous inviter à une liberté authentique : « la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32). Vous comprenez bien que le seul moyen d’éveiller quelqu’un à la liberté consiste à pratiquer la discrétion. Seul un maître qui se tient en retrait peut éduquer son disciple à être libre. Cela est parfois perçu douloureusement par le disciple qui préférerait qu’on lui dicte sa conduite ; le disciple peut même souffrir de ce qu’il interprète comme un silence, une absence de son maître. Mais la discrétion du maître est bien le seul moyen de faire éclore ce sens de la responsabilité d’où peut naître une liberté qui conduise au bonheur. C’est ainsi du moins que le Christ en use avec l’humanité.
Il faut aussi se poser une seconde question que je viens d’esquisser : la discrétion de l’action du Christ dans ce monde nous renvoie, nous baptisés, à notre responsabilité. Si le monde n’a que peu changé depuis la naissance de Jésus, qu’ai-je fait, moi, pour le changer ? Le Christ est discret, cela veut dire qu’il ne s’impose pas. Mais le Christ n’est pas secret : sa parole est publique, sa doctrine est connue, nous avons les évangiles. Personne ne nous empêche de les lire, personne ne nous empêche de les mettre en pratique, personne ne nous interdit d’améliorer ce monde que nous reprochons au Christ d’avoir laissé tel quel. « La lumière brille dans les ténèbres » (cf. Jn 1, 5) : certes, le monde est encore ténèbres ; mais la lumière n’a pas renoncé à briller pour autant. Certes le monde est aveugle, mais personne ne nous interdit d’ouvrir les yeux. Car il ne suffit que d’ouvrir les yeux pour voir, il ne suffit que de lire l’évangile pour vouloir le mettre en pratique, et il suffit de se mettre au travail pour que le monde change. Et si aujourd’hui j’ouvre les yeux, si aujourd’hui j’accueille la lumière de l’évangile, si aujourd’hui je décide de changer le monde en commençant par ma propre conversion, alors, peut-être, serais-je amené à nuancer le bilan qui semblait tout à l’heure si négatif.
Isaïe, qui était plus optimiste (c’est-à-dire plus courageux) disait : « toutes les nations verront le salut de notre Dieu » (Is 52, 10). Ce n’est pas une parole dite à la légère. Un observateur désengagé dirait : « mais je ne vois pas que tous les hommes aient accueilli le salut de Dieu », et il n’aurait pas tort, sinon celui d’être désengagé. Un observateur croyant, lui, irait, annoncer le nom de Jésus, car il n’y a pas d’autre nom par lequel nous puissions être sauvés.
Après deux mille ans de christianisme, on dit que l’Occident est plongé dans la lassitude ; notre civilisation voudrait-elle passer à autre chose ? A quoi ? Au matérialisme, à l’idolâtrie du confort ? Depuis qu’on a fait du pouvoir d’achat l’indice du bonheur, il n’y a jamais eu autant de solitude et de désespoir. Mais on voit bien aujourd’hui que nos églises sont vides, alors que les magasins sont une cohue. C’est une folie : le dénuement de Bethléem il y a deux mille ans est devenu le prétexte pour dépenser, parfois même pour s’endetter afin de consommer un peu plus ; ce contraste est presque un blasphème. Mais je ne crois pas pour autant que nous soyons lassés du christianisme ; je crois plutôt que nous n’avons pas encore commencé de vivre le christianisme : « il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1, 11) ; voilà où nous en sommes ! Je crois que nous sommes fatigués d’avoir couru après de faux bonheurs, des plaisirs illusoires, des égoïsmes décevants, et que nous nous retrouvons, aujourd’hui, devant un enfant tout pauvre, tout fragile, tout vulnérable qui vient de naître ; et cet enfant est Dieu. Alors, après deux mille ans de vaine poursuite, après deux mille ans de temps perdu, si je me décide enfin, aujourd’hui, à accueillir le Christ, je crois, j’espère que mon cœur renouvelé pourra être la première étape d’un monde qui commence à devenir chrétien.


vendredi 18 décembre 2015

4e dimanche de l'Avent - année C


Ce récit de la Visitation nous est utile pour bien situer l’événement de Noël dans l’année liturgique et dans l’histoire du salut. Pour cela, il convient de relever un détail qui risquerait de passer inaperçu à un lecteur moderne, mais qui ne pouvait manquer de frapper l’attention d’un lecteur des premières générations chrétiennes : « Marie se mit en route et se rendit avec empressement vers la région montagneuse » (Lc 1, 39). Partir, se mettre en route, se rendre en hâte, se diriger vers une montagne : voilà autant d’expressions et de thèmes que l’évangéliste applique à Marie et que la tradition d’Israël utilise lorsqu’il s’agit de rapporter la sortie d’Egypte. La rapidité, une certaine précipitation même, caractérise en effet le rite de la Pâque : « C’est ainsi que vous mangerez [l’agneau pascal] : les reins ceints, vos sandales aux pieds et votre bâton à la main. Vous la mangerez en toute hâte, c’est une pâque pour le Seigneur » (Ex 12, 11) ; et cet empressement de l’action liturgique se déploie ensuite dans la soudaineté de la fuite hors d’Egypte, lorsque la mort des premiers-nés crée une sorte de mouvement de panique générale : « Les Égyptiens pressèrent le peuple de se hâter de quitter le pays car, disaient-ils : ‘‘Nous allons tous mourir !’’ » (Ex 12, 33). Et le peuple se met alors en route vers une région montagneuse, vers le Sinaï, où Dieu a donné rendez-vous à Moïse pour qu’il y célèbre un culte d’Alliance. Partir, en hâte, vers la montagne : aucun lecteur de l’Antiquité chrétienne ne peut ignorer qu’on évoque ici, en arrière-fond, un événement de nature pascale, quelque chose qui est de l’ordre de la libération.
Dans le texte de saint Luc, ce que l’auteur de l’Exode attribuait au peuple, l’évangéliste l’applique donc à Marie. La Mère de Jésus résume en elle ce cycle de la rédemption d’Israël. Que peut-on tirer de cette audacieuse assimilation ? Tout d’abord sans doute – et sans que ce soit complètement anecdotique – une indication chronologique. On se demande souvent quand se sont produits les événements de l’incarnation et l’on répond habituellement qu’on n’en sait rien : Jésus a-t-il été vraiment conçu le 25 mars (date de l’Annonciation) ? est-il vraiment né le 25 décembre ? Que dire ? En l’absence d’un acte civil en bonne et due forme, on ne peut trancher, évidemment. Mais la tradition d’Israël et cette allusion assez claire du texte de saint Luc suggèrent qu’il convenait bien que l’Incarnation se produise dans le contexte liturgique de la fête de Pâque, c’est-à-dire au début du printemps. S’il reste impossible d’établir avec certitude la date du 25 mars, elle devient plausible et la date du 25 décembre pour célébrer la naissance de Jésus n’est donc pas aussi arbitraire qu’on le pense ordinairement.
Mais, au-delà de ce détail de chronologie liturgique, cette mise en lumière de la réalité pascale du mystère de Noël est tout à fait décisive. La Pâque n’est pas seulement la mort et la résurrection de Jésus ; ce n’est pas seulement le passage de la servitude à la liberté, la sortie des Hébreux hors d’Egypte. Les traditions anciennes d’Israël[1] nous enseignent que la Pâque, c’est aussi l’offrande d’Isaac sur le mont Moriyyah, que c’est aussi la création d’Adam, que c’est aussi le jour tant attendu, et tant redouté, du Jugement définitif ; toute visite de Dieu est une Pâque. Comment alors l’Annonciation, la Visitation et la Nativité ne trouveraient-elles pas leur sens comme étant elles aussi des événements de nature pascale ? Israël est le peuple de la Pâque ; Marie est la femme de la Pâque qui, après avoir entendu le message de l’ange, se met en route sans attente et sans hésitation ; tout croyant est appelé à devenir un homme de la Pâque, et toute l’humanité est invitée à être la Pâque de la création entière. Ce n’est que dans cette fulgurance, dans cette « hâte », que la grandeur de Dieu se laisse contempler : la toute-puissance de Dieu est cette force qui, en un instant, fait passer de la mort à la vie, de l’esclavage à la liberté, du péché à la grâce, du non-être à l’existence, de la peur à la joie. Il n’y a que ces passages absolus, rapides comme l’étincelle, dans lesquels nous puissions rencontrer vraiment le Seigneur.
Laissons Dieu venir marquer nos vies ; il n’entend pas faire de nos existences terrestres une tranquille et confortable consolation ; le signe de sa présence est toujours un passage, rapide, insaisissable, qui laisse notre cœur brûlant alors qu’il semble qu’il nous ait déjà quittés. Laissons Dieu se révéler à nous par surprise, qu’il fasse de nous le lieu de sa Pâque.




[1] Ceux qui veulent approfondir cette question peuvent consulter l’admirable ouvrage du Père R. Le Déaut, La nuit pascale – Essai sur la signification de la Pâque juive à partir du Targum d’Exode XII 42, Analecta Biblica, Pontifico Instituto Biblico, Rome, 1963. 

jeudi 10 décembre 2015

3e dimanche de l'Avent - année C


« Que devons-nous faire ? » (Lc 3, 10 ; 12 ; 14). Cette étonnante question revient plusieurs fois dans l’évangile que nous avons entendu, posée à Jean Baptiste. Cette même question sera posée au jour de la Pentecôte, après le discours de saint Pierre : « D’entendre cela, ils eurent le cœur transpercé, et ils dirent à Pierre et aux apôtres : “Frères, que devons-nous faire ?” » (Ac 2, 37). Et, dans la foulée, ces hommes qui ont entendu la prédication, l’annonce de la Résurrection, reçoivent le baptême. On peut donc comprendre que cette question, dans l’Eglise ancienne, se rattachait au baptême, à celui que pratiquait Jean, mais aussi à celui que le ministère de Jean annonçait, au baptême proprement chrétien célébré par les apôtres après la résurrection. Regardons cela d’un peu plus près.
Au Ier s., les hommes étaient dans une grande incertitude morale, tout comme aujourd’hui. Des tentations nombreuses, des illusions décevantes, des opinions versatiles entretenaient une totale confusion sur les grandes questions de l’existence. Ces publicains, ces soldats, toutes ces foules qui viennent voir Jean Baptiste sont des hommes de bonne volonté, sans doute, puisqu’ils font cette démarche d’aller vers ce prophète. Peut-être aussi sont-ils poussés par de la curiosité, mais accordons-leur que ce soit une saine curiosité. Fondamentalement, ils sont désorientés. Les publicains sont accaparés par leurs affaires ; les soldats sont pris par leur métier et, dans un contexte de guerre, par la violence ; les foules sont obnubilées par leurs préoccupations quotidiennes.
Et il faut bien reconnaître qu’il y avait de quoi : dans un petit pays assez pauvre, occupé par les troupes romaines, où il n’était pas garanti de manger à sa faim, les braves gens ordinaires avaient plus d’un problème à résoudre pour trouver de quoi survivre, pour éviter d’aller en prison, pour protéger leur famille. Rien n’était simple. Et l’homme qui est ainsi constamment inquiet du court terme n’est plus capable de réfléchir, de rentrer en lui-même, de s’interroger sur le bonheur, sur le bien, sur la valeur de la vie, sur la gratuité de l’amour. Ces questions, pourtant décisives, sont malheureusement un luxe en temps de crise. Lorsqu’il faut d’abord résoudre l’urgent, on renonce à s’interroger sur l’essentiel. Et puis l’homme n’est pas infaillible et son jugement personnel est parfois encombré par des idées fausses, par des peurs ou par des mauvaises habitudes. Pour toutes ces raisons, il est utile de demander conseil. Dans l’Antiquité, la première démarche de l’honnête homme, et la première démarche du chrétien, consiste donc à poser cette question : « Que devons-nous faire ? ».
On remarquera que les réponses de Jean Baptiste n’ont rien d’extraordinaire ; il se contente d’énoncer quelques règles simples de justice, de modération, de générosité. Il dit des choses que tout le monde aurait pu lire par ailleurs. Ce qui importe donc, plus encore que les réponses de Jean, c’est bien qu’on lui pose la question. Jean n’est pas une machine à donner des bonnes réponses ; il est avant tout un homme disponible pour entendre des questions. Et dans un monde où chacun n’était préoccupé que de sa propre survie, il fallait bien être prophète pour accepter d’écouter les questions des autres.

Ce qui est décisif, c’est qu’on accepte de ne pas se croire omniscient, de ne pas penser qu’on ait toujours raison, et qu’on ait le courage d’entendre d’un autre quelques vérités simples qui puissent interpeller notre conscience. Cela est au fondement de notre vie de baptisé ; c’est au fondement de notre appartenance à l’Eglise. On rencontre aujourd’hui beaucoup de chrétiens qui savent mieux que tout le monde ce qui est bien, qui seraient capables de conseiller le Pape et de dire aux évêques ce qu’ils doivent penser. Les foules du Jourdain ne sont pas allées expliquer à Jean Baptiste ce qu’il devait dire ; pas plus que les pèlerins de Jérusalem, à la Pentecôte, ne sont venus donner leur avis à Pierre. Mais aujourd’hui, tout le monde voudrait dire : « Voilà ce que tu dois faire » ; c’est le fameux : « Tu n’as qu’à… » qui peut briser une amitié. Mais ils sont peu nombreux ceux qui ont l’idée de dire : « Que dois-je faire ? » Ce serait se reconnaître fragile, hésitant, vulnérable ; et personne ne veut dévoiler ses faiblesses.
Il y a pourtant, au fondement de la foi, une attitude de docilité. Il est facile de diagnostiquer la crise de la foi chrétienne aujourd’hui : elle ne vient pas de doutes sérieux, ou d’une perte de confiance en Dieu. Il s’agit beaucoup plus simplement d’un malaise de l’écoute, d’un trouble auditif. Plus personne n’imagine devoir accueillir d’un autre un conseil – tandis que tout le monde est prêt à donner son avis. Et peu de gens relèvent la contradiction, car si tous veulent parler et si personne ne souhaite écouter, évidemment, on ne va pas très loin. Si nous ne voulons pas que la foi disparaisse complètement, il nous faut faire cette démarche, humble et courageuse, qui consiste à demander à l’Eglise : « Que devons-nous faire ? ». Cette écoute proprement chrétienne, l’« obéissance de la foi » (Rm 1, 5) n’est pas une aliénation ; c’est une collaboration dans la charité, un soutien mutuel dans l’amour, parce qu’il est difficile de croire tout seul et qu’il est bon de s’en remettre aussi, en conscience, à l’avis d’un autre.
Il n’est pas interdit, quand on est confronté à une décision difficile, ou simplement à une souffrance, d’aller voir un prêtre et de lui demander un conseil, un encouragement. Le prêtre n’est pas là pour prendre la décision à votre place ; il n’est pas là non plus pour vous imposer une solution à laquelle il vous faudrait obéir aveuglément. Demander conseil, c’est solliciter d’un autre qu’il éclaire votre liberté. Comme Jean Baptiste, le prêtre est là pour rappeler, dans le secret d’une discussion bienveillante, quelques principes simples, qui seront peut-être lumineux pour votre conscience.
Les premiers disciples sont devenus croyants en écoutant l’annonce de la Résurrection. Se laisser instruire par la parole d’un autre, c’est aussi cela, être chrétien.


vendredi 4 décembre 2015

2ème dimanche de l'Avent - année C


Au seuil de son évangile, saint Luc nous donne une magistrale leçon d’histoire (Lc 3, 1-6). Cette notice chronologique est un chef d’œuvre de rigueur et de précision. Pour exposer simplement le cadre de ce sommaire, on peut paraphraser ainsi : L’an quinze de Tibère [qui régna, comme seul empereur, de 14 à 37 ap. J.C.], Ponce Pilate étant gouverneur de Judée [qui officia de 26-36 ap. J.C.], Hérode [Antipas et non Hérode le Grand, qui a décidé le massacre des innocents] tétrarque de Galilée [régna depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C., jusqu’en 39 ap. J.C.], Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide [qui régna de 4 av J.C. à 33-34 ap. J.C.], Lysanias Tétrarque d’Abilène [les dates de son règne restent inconnues mais son existence est attestée], sous le pontificat d’Anne et Caïphe [Caïphe fut grand prêtre de 18 à 36 ap. J.C. ; Anne avait été grand-prêtre auparavant, mais conservait un immense prestige], la parole de Dieu… Nous sommes donc, au début de l’évangile, dans les années 29-30 après l’année conventionnelle de la naissance de Jésus. L’âge de Jésus est plus difficile à préciser, car, vous le savez, l’année réelle de sa naissance a de bonnes chances de n’être pas l’année qui a été retenue ensuite comme origine des datations ap. J.C. ; mais c’est là un détail. On peut dire, de manière fiable, que Jésus a autour de trente ans.

Au-delà de la perfection de ce texte en ce qui concerne l’histoire, nous devons relever que ce texte est également admirable quant à l’intrigue qu’il introduit. Luc n’est pas seulement un historien, il est aussi l’auteur d’une histoire, un écrivain, un narrateur de grand talent. Car vous remarquerez que les principaux acteurs du drame qui va se jouer – la mort de Jésus – sont ici présentés. Du côté romain : Ponce Pilate, le gouverneur de Jérusalem ; Hérode, le gouverneur de Galilée, c’est-à-dire qu’il avait autorité sur Nazareth. Du côté du Judaïsme : les deux grands prêtres du Temple de Jérusalem, Anne et Caïphe, dont le rôle serait décisif pour obtenir la condamnation de Jésus. Souvenez-vous – Pilate est celui qui a dit : « je ne trouve en cet homme aucun motif de condamnation » (Lc 23, 4) ; Hérode est celui qui a demandé à Jésus de lui faire un petit miracle de démonstration, pour l’amuser (Lc 23, 8). Et Luc soulignera que ces deux hommes, jusque-là ennemis, se sont réconciliés à l’occasion de l’affaire de la condamnation de Jésus (Lc 23, 12). Anne et Caïphe nous sont surtout connus par Jean ; Anne était le beau-père de Caïphe. C’est lui qui a interrogé Jésus en premier ; au cours de cet interrogatoire, Jésus a été giflé par un serviteur mécontent d’une de ses réponses ; face à cette violence incompréhensible qui commence à se déchaîner contre lui, Jésus demandera : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23). Caïphe était le grand-prêtre en fonction l’année de la mort de Jésus. Il est l’auteur de cette terrible prophétie que saint Jean interprète : « ‘‘il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière’’. Or cela, il ne le dit pas de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation – et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 50-52). Le cadre est fixé, tous les personnages historiques qui vont jouer un rôle dans cette douloureuse histoire sont déjà là.
Mais voilà que, au milieu de cette histoire humaine, compliquée et pitoyable, Luc relève quelque chose de nouveau, d’inouï : « la Parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean » (Lc 3, 2). Alors que les hommes courent à leur perte dans les vicissitudes troubles des affaires politiques, la Parole de Dieu, la Parole éternelle du Dieu éternel, retentit dans le cœur d’un homme. C’est l’irruption de l’éternité dans l’Histoire. Pour dire les choses simplement : l’Histoire, c’est que les hommes se haïssent au jour le jour ; l’éternité, c’est que Dieu nous aime dès avant la création du monde. L’Histoire, c’est le chaos désorganisé de nos conflits permanents ; l’éternité, c’est le projet de Dieu, solidement établi et mené à bien, qui nous propose encore un bonheur que nous avons si souvent refusé. L’Histoire, c’est le péché de l’homme qui se déploie en souffrances ; l’éternité, c’est la grâce de Dieu qui sanctifie. Voilà ce qui s’est produit en 29 ap. J.C. Dans la conscience d’un homme, de ce Jean fils de Zacharie, dans l’esprit d’un homme plongé dans l’Histoire, dans l’esprit de ce Jean qui voyait bien l’horreur et l’absurdité de la vie des hommes – jusqu’à fuir dans le désert – dans l’esprit de cet homme la Parole de Dieu a annoncé cette vérité éternelle, et pourtant imprévisible : le pardon des péchés. La miséricorde éternelle entre dans l’histoire des fautes et des transgressions, et elle y entre par le cœur de Jean, cet homme plein de justice, cet homme qui n’est pas complice du mal : « et tout homme verra le salut de Dieu » (Lc 3, 6 ; Is 40, 5). Jean deviendra désormais l’instrument choisi par Dieu pour annoncer Celui qui donnerait le salut définitif. Tout cela est vertigineux, vous le voyez.

Nous vivons, aujourd’hui, dans un univers qui n’est pas moins troublé que celui que décrit saint Luc. Les autorités politiques et religieuses du Moyen Orient en particulier, et du monde en général, ne sont pas moins conflictuelles maintenant qu’il y a deux mille ans. Mais nous sommes pourtant au seuil d’un jubilé de la miséricorde ; dans le tumulte de nos guerres sans issues, dans nos batailles où il semble impossible de construire une paix, voilà qu’un message différent se fait entendre, un message éternel : Dieu pardonne, Dieu commande d’aimer, Dieu réconcilie. Saurons-nous écouter cette parole nouvelle ? C’est tout l’enjeu de ce temps de l’Avent. Accepterons-nous l’invitation à nous convertir, à nous pacifier ?


(illustration : une monnaie de Tibère divinisé, avec la légende : Divus Augustus Pater ; Museo Massimo – Museo Nazionale, Rome).