jeudi 24 septembre 2015

26e dimanche - année B


On entend dire parfois que le clergé catholique serait une corporation un peu obscure, détentrice d’un pouvoir spirituel et jalouse de son autorité. Si ce genre de paranoïa religieuse fait le sujet de quelques bons romans[1], on a pourtant du mal à lui trouver un fondement dans la réalité. Car, s’il était vrai que les prêtres possédaient un pouvoir, et s’il était vrai que ce pouvoir paraissait désirable, alors les séminaires de France seraient remplis d’ambitieux. Or on constate que les séminaires ne sont pas si pleins que cela ; et on constate aussi que dès qu’un prêtre ou un évêque se met à parler avec un peu d’autorité de ce qui concerne la foi ou l’évangile, il est contredit ici ou là, par des croyants ou des non-croyants qui trouvent quelque chose à redire. Si c’est cela être jaloux d’une autorité spirituelle, être orgueilleux de son sacerdoce, il s’agit alors d’une fierté bien paradoxale, à la manière de ce que disait saint Paul : « S’il faut se glorifier, c’est de mes faiblesses que je me glorifierai » (2Co 11, 30).
Dans la 1ère lecture (Nb 11, 25-29), on voit ce même mécanisme. D’une manière un peu curieuse, deux hommes, Eldad et Médad, sont saisis par l’Esprit de Dieu et se mettent à prophétiser. Et un jeune homme, craignant que cela n’amoindrisse le prestige de Moïse, craignant même que Moïse lui-même n’en prenne ombrage, vient le prévenir, afin qu’il puisse mettre fin à ce désordre. Mais Moïse était « l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3), et sa réponse a dû bien étonner le jeune homme : non seulement Moïse ne s’offusque pas du surgissement de deux prophètes imprévus, mais encore il se lamente du cruel manque de prophètes. L’angoisse de Moïse, ce n’était pas de perdre son pouvoir prophétique par dilution du charisme, ce n’était pas de perdre sa gloire de chef du peuple. L’angoisse de Moïse c’était de lutter, jour après jour, contre l’inertie, les doutes, les atermoiements, les murmures continuels. Ce peuple qu’il avait libéré et qui regardait sans cesse en arrière, regrettant l’esclavage, ce peuple qu’il avait sauvé de la mort et qui hésitait encore à vivre et à croire, ce peuple pour qui il avait scellé l’Alliance avec le Seigneur et qui se laissait tenter par les dieux des païens, ce peuple était l’objet de son angoisse. Mais Moïse ne s’inquiétait pas un instant pour lui-même ni pour sa dignité ; il était dévoré de zèle pour ce peuple que Dieu aimait, et qui manifestait si peu de reconnaissance.
Dans l’évangile, nous avons encore la même chose (Mc 9, 38…48). Quelqu’un chasse des démons au nom de Jésus sans être connu des Apôtres. De peur que ce ministère parallèle et officieux ne nuise aux intérêts de Jésus, Jean intervient. Là encore, la réponse de Jésus a dû le surprendre. Jésus ne prétend pas être le seul à repousser le mal, et il paraît se réjouir de ce que d’autres, comme lui, en son nom, acceptent de combattre les esprits mauvais : « celui qui n’est pas contre nous est pour nous » (Mc 9, 40). Pour ce qui est de faire du bien, l’Eglise n’a jamais souhaité détenir un monopole. Elle se réjouit au contraire de voir que des hommes, hors de l’Eglise, s’engagent avec courage, générosité et abnégation ; et elle reconnaît dans ces actes de dévouement désintéressé un signe, une ouverture, une possibilité de la grâce.
Dans un autre contexte, Jésus dira, à l’inverse : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (Lc 11, 23). Ces deux phrases ne sont contradictoires qu’en apparence. Dans le premier cas, Jésus reconnaît que tout homme qui fait le bien accomplit, même hors de l’Eglise, une part du projet de Dieu ; dans le second, Jésus met en garde tout homme qui fait le mal que ce mal n’est pas seulement une erreur ou une méchanceté, mais qu’il est aussi une révolte contre Dieu. Si l’Eglise ne détient pas le monopole du bien, fort heureusement, si elle se sent solidaire de la générosité qui existe autour d’elle, elle n’est aucunement complice du mal et dénonce tout péché, même hors de ses frontières, comme étant une opposition à l’évangile. Mais revenons à notre sujet.
Ainsi donc, ni Moïse, ni Jésus, ni l’Eglise ne se soucient tellement de leur prestige ou de leurs privilèges. Moïse, le prophète, n’était pas mécontent de voir de nouveaux prophètes se lever ; Jésus accueillait avec bienveillance ceux qui, comme lui, combattaient le mal. Le clergé d’aujourd’hui se situe bien dans cette logique : les prêtres d’aujourd’hui ne sont pas jaloux d’un supposé pouvoir qu’ils voudraient garder pour eux, profitant d’être un petit nombre. De même que Moïse se plaignait du manque de vocations prophétiques, les prêtres d’aujourd’hui aimeraient que des chrétiens plus fervents, des croyants plus convaincus et des jeunes plus nombreux aient l’audace de consacrer toute leur vie au service de l’Eglise. C’est en ce sens que je vous invite à prier pour les séminaristes de France et pour tous les jeunes qui cherchent leur vocation, reprenant le souhait de Moïse : « Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux tous, pour faire de tout son peuple des prophètes » (Nb 11, 29) !




[1] Avez-vous lu, d’Eugène Sue, Le Juif errant ? 

jeudi 17 septembre 2015

25e dimanche - année B


« De quoi discutiez-vous en chemin ? » (Mc 9, 33). Cette question, anodine, de Jésus est un bon révélateur de ce qui fait le cœur de la vie d’un homme. L’homme parle en famille – mais il ne dit pas toujours ce qu’il pense – il parle lorsqu’il travaille – mais il recherche alors l’efficacité – il parle quand il prie – mais cela n’est peut-être pas très naturel. En revanche, dans ce contexte informel, durant cette marche, la langue de l’homme se libère de toutes les contraintes, liturgiques, professionnelles ou familiales, et il parle alors spontanément, le plus sincèrement possible.
Et que racontent-ils, ces hommes qui parlent en chemin ? Il parlait de qui est le plus grand (Mc 9, 34). Dans la mentalité juive, l’expression « le plus grand » possède un sens précis : c’est une façon de désigner Dieu (Ex 18, 11). Il n’y a personne au-dessus de Dieu, il est, par excellence, le plus grand, celui à qui va toute gloire. Mais c’est donc très bien : ils parlaient de qui est le plus grand – ils parlaient donc de Dieu ? Pas précisément : ils parlaient « entre eux » de qui est le plus grand, c’est-à-dire qu’ils cherchaient à s’exalter les uns au-dessus des autres. L’évangile suggère ainsi que toute forme d’orgueil, toute forme d’exaltation de soi – même si on ne s’exalte pas trop haut – fait entrer l’homme dans une concurrence avec Dieu. Evidemment, certains veulent explicitement se placer au-dessus de Dieu ; ainsi le prince de Tyr : « Parce que ton cœur s’est enorgueilli, tu as dit : “Je suis un dieu, j’habite une demeure divine, au cœur de la mer”… Ton cœur s’est enorgueilli à cause de ta beauté. Tu as corrompu ta sagesse à cause de ton éclat » (Ez 28, 2 ; 17). Ce genre de démesure ne nous guette sans doute pas ; et pourtant, plus modestement, plus sournoisement aussi, nous cherchons à nous faire valoir, à nous rehausser aux yeux des hommes. Les Apôtres entre eux n’osaient pas se comparer explicitement à Dieu ; c’était une bande de gens sans culture et sans autre éducation que de savoir attraper des poissons. Et pourtant, en discutant entre eux sur qui était le plus grand, et en laissant à l’écart de cette discussion Jésus lui-même – incontestablement le plus grand d’eux tous – ils sont entrés dans cette même logique selon laquelle l’homme pense se grandir en oubliant que Dieu est le plus grand.

La réponse de Jésus est alors admirable. Le plus grand, c’est donc Dieu ; les Apôtres s’en souviennent maintenant qu’on leur a fait remarquer que leurs paroles étaient légères. Et bien Jésus leur révèle que Dieu – qui est le plus grand – s’abaisse lui-même pour se faire « le serviteur de tous » (Mc 9, 35). C’est la logique du lavement des pieds : « Quel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22, 27). Et il faut bien comprendre ces mots. Il ne s’agit pas simplement de se mettre au service des autres pour les aider, parce qu’on est serviable. Il s’agit de ce que Dieu s’est abaissé, a renoncé à sa gloire, s’est fait homme, s’est fait serviteur, pour mourir de la mort des esclaves, dans l’humiliation de la Croix. Car c’est bien de cela qu’il est question ici : « Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes, et ils le tueront » (Mc 9, 31).
Quelle est donc notre échelle des valeurs ? Pour nous, qui est le plus grand ? Dieu, bien sûr, répondons-nous tous en chœur. Mais qui faisons-nous notre dieu ? Notre dieu est-il le plus puissant et le plus riche : mais alors dieu c’est le dollar ! Notre dieu est-il la conviction la plus répandue : mais alors dieu c’est l’opinion publique, c’est le consensus ! Notre dieu est-il la sérénité : alors il faut adorer la bonne santé ! Notre dieu est-il le confort de tous les jours : c’est donc qu’il faut se prosterner devant la hausse du pouvoir d’achat !... Tout cela n’est pas sérieux – vous le voyez. Pourtant, pour répondre honnêtement que Dieu est pour nous le plus grand, il nous faut prendre conscience que son Fils, Jésus, a ainsi renoncé à la puissance et à la richesse, qu’il a proclamé un message qui dérangeait les convictions du plus grand nombre, qu’il a pris sur lui nos maladies et nos douleurs et qu’il est mort sur une Croix. Est-ce que c’est bien celui-là, pour vous, qui est le plus grand ? Si oui, il ne vous reste plus qu’à marcher jusqu’à la Croix avec lui ; sinon, il vous reste quelques progrès à faire dans le chemin de l’amour véritable. Ne craignez pas ; avec infinie délicatesse, le Seigneur lui-même vous y conduira.


vendredi 11 septembre 2015

24e dimanche - année B


La lettre de saint Jacques que nous lisons depuis quelques semaines est un texte très difficile à comprendre. Au-delà des mots (qui sont faussement simples) et des notions théologiques (qui sont très ardues), cet écrit de saint Jacques est très imagé ; et ces symboles sont pour nous difficiles à identifier et à décrypter. Sans proposer une explication intégrale de l’imaginaire des premiers chrétiens, je voudrais tenter de vous introduire, à propos du petit passage entendu aujourd’hui (Jc 2, 14-18), à quelques correspondances peu identifiables et pourtant très utiles.
Le sujet de ce passage est classiquement considéré comme une argumentation au sujet de la foi et des œuvres. Saint Paul, pense-t-on, dit que nous sommes sauvés par la foi (et il le dit, en effet ; Rm 3, 28 ; Ga 2, 16). Saint Jacques polémiquerait avec lui en insistant sur l’indigence de la foi seule ; la valeur des œuvres est décisive : « Mes frères, si quelqu’un prétend posséder la foi, et s’il ne possède pas les œuvres : quelle utilité ? » (Jc 2, 14). Les malentendus dans l’interprétation de cette discussion entre la foi et les œuvres viennent en général de ce qu’on n’identifie pas exactement de quelles œuvres parlent Paul (les œuvres de la Loi de Moïse) et Jacques (les œuvres liturgiques, les sacrements). Ni chez l’un, ni chez l’autre il ne s’agit des œuvres de justice, des bonnes actions qu’un croyant est moralement tenu de faire en raison de sa foi. Mais il serait trop long d’illustrer cela chez saint Paul ; essayons simplement, avec notre petit fragment de la lettre de Jacques, de voir comment bien le comprendre.
Il est question d’une sœur ou d’un frère nu et affamé : « Supposons qu’un frère ou une sœur n’ai pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours » (Jc 2, 15). Si l’on ne remarque pas que cet exemple n’est pas un fait réel, mais une image, on se représente un pauvre qu’il faut secourir : bien sûr qu’il faut donner à ce frère ou à cette sœur un vêtement et un repas ! Et on pense que saint Jacques fait ici l’éloge des associations caritatives. Il est tout à fait vrai qu’il faille aider ceux qui sont privés de vêtements et de nourriture ; mais la petite parabole de saint Jacques possède un autre sens, pourvu qu’on la décrypte. Il ne s’agit pas ici de christianisme social, mais de salut, de foi et d’œuvres.
La nudité qu’il faut couvrir se rattache, dans le vocabulaire des premiers chrétiens, à la thématique du baptême. Le baptisé est celui qui a « revêtu le Christ » (Ga 3, 27 ; cf. Col 3, 9-10). La faim dont il s’agit évoque le repas eucharistique. Le croyant est celui qui mange « un aliment spirituel » (1Co 10, 3), ce « pain quotidien » (Lc 11, 3) qu’on demande dans la prière de chaque jour. Le fait que Jacques, dans sa parabole, évoque le vêtement et la nourriture indique clairement qu’il parle en fait du baptême et de l’eucharistie, ces deux sacrements sur lesquels s’articule l’ensemble de la vie chrétienne.
Une fois qu’on a compris cette image, on voit mieux de quoi il s’agit : un homme ou une femme dit qu’il croit en Jésus. Si ce croyant n’est pas baptisé, s’il ne communie pas – dit Jacques – à quoi lui sert-il de croire ? Celui qui n’a pas revêtu le Christ, celui qui ne mange pas le pain de vie, peut-il trouver un profit à croire seulement ? Le salut – dit Jacques – ce n’est pas de se contenter de croire, ce n’est pas de partager quelques valeurs chrétiennes, quelques idées ; le salut, c’est de vivre en chrétien, de prier en chrétien, de célébrer en chrétien. Voilà les « œuvres » dont il s’agit. On ne peut dire à quelqu’un qui croit seulement : « c’est très bien, continue à croire », sans l’inviter à venir célébrer sa foi, sans lui proposer de vivre aussi les œuvres de l’Eglise, les sacrements de la grâce. La question des ‘‘croyants non-pratiquants’’ qui nous semble très actuelle, et qui est une grande souffrance pour toute l’Eglise, était un enjeu aussi pour les premiers chrétiens. On le sait peu, mais l’auteur de l’épître aux Hébreux encourageait déjà ceux qui avaient la tentation de déserter le rassemblement eucharistique (He 10, 25) ; vous voyez que le problème ne date pas d’hier ! Le message contenu dans la petite parabole est à situer dans ce contexte : peut-on laisser de côté ceux qui pensent qu’il suffise de croire sans célébrer ? Peut-on se taire devant les croyants qui refusent de pratiquer leur foi sans les inviter à rejoindre le culte de l’Eglise ? Non, dit saint Jacques. Ce ne serait pas digne de la foi. Il faut « montrer sa foi » (cf. Jc 2, 18) ; et c’est par la pratique chrétienne que la foi devient visible, qu’elle est montrée et qu’elle devient invitation pour ceux qui cachent leur foi ou qui n’ont pas la foi.
Si vous connaissez des gens qui croient, mais qui se privent du bonheur de pratiquer, vous pouvez donc – dit saint Jacques – leur montrer votre foi, les aider à entrer en catéchuménat (ce n’est pas si simple !), les inviter à une messe. Si vous faites cela, vous aurez aidé un frère à revêtir le Christ et à manger le pain de vie. C’est bien cela la logique d’une foi qui est communicative, rayonnante et joyeuse.


vendredi 4 septembre 2015

23e dimanche - année B


Réfléchissez un instant à ce paradoxe : il est impossible à un muet de se taire !  

Permettez-moi de relever alors un détail un peu curieux dans l’évangile que nous venons d’écouter (Mc 7, 31-37) : Jésus a rencontré un homme qui ne sait pas parler et ne peut pas entendre ; à la faveur d’un miracle, il lui rend l’audition et la parole ; puis il lui commande de se taire, ainsi qu’à la foule (Mc 7, 36). Si on devait faire une analyse des bruits et des perceptions on a : au début, une foule qui parle et un homme muré dans le silence ; ensuite un homme qui sort du silence, et Jésus qui lui demande d’y retourner. Ou bien, plus exactement, il faut distinguer deux sortes de silence : il y a, au début, pour cet homme, le silence de la maladie, le silence de celui qui ne peut pas parler ni entendre ; et puis, après la guérison, il y a le silence de l’homme qui se tait et qui peut écouter. Le silence est d’abord une prison ; puis il devient une plénitude.
Jésus fait donc passer ce sourd muet d’un silence à un autre silence. En sauvant cet homme de la surdité et du mutisme, Jésus montre qu’il est mauvais pour l’homme d’être l’otage du silence. Et c’est pourquoi il important de donner une voix à ceux qui en sont privés. D’une manière miraculeuse, Jésus le montre aujourd’hui. D’une manière moins extraordinaire, mais tout aussi importante, l’Eglise aussi se doit d’être la voix de ceux qui ne peuvent pas parler. L’Eglise se doit de donner la parole à ceux qui n’y ont pas droit. L’Eglise défend les plus pauvres qu’on veut faire taire ; l’Eglise défend les Chrétiens persécutés que l’on veut réduire au silence ; l’Eglise défend les enfants à naître qui n’ont pas encore poussé leur premier cri ; l’Eglise défend les migrants qui ne parlent pas notre langue et qu’on repousse hors des frontières de notre bien-être. Pour tous ces sans voix, pour toutes ces histoires sans paroles, l’Eglise proclame l’évangile, l’Eglise affirme cette vérité qui met les plus pauvres, les plus faibles et les plus vulnérables au centre du débat.

Mais il ne s’agit pourtant pas de faire du bruit, le plus de bruit possible. Si chacun fait le plus de bruit possible, plus personne n’entend plus personne. On passerait du silence de la surdité et du mutisme au vacarme indistinct de la foule ; et ce ne serait pas un progrès. Cette cacophonie bruyante, qui mélange les bruits du monde et les paroles de l’Eglise n’aide pas à discerner quelle voix on peut vraiment écouter.
Avoir le don de la parole ne permet pas de parler pour ne rien dire, ni de parler avec violence ou mensonge. Avoir la parole, cela suppose aussi de savoir se taire, de savoir écouter, de savoir prier dans le silence. Ceux qui peuvent parler peuvent comprendre aussi qu’ils ont la responsabilité du silence. Lorsque Jésus guérit le sourd muet, il l’appelle ensuite à se taire pour le protéger du bruit. C’est comme pour lui dire : maintenant que tu peux parler, tu dois aussi savoir rester dans le silence. C’est une exigence un peu austère ; mais chacun se rend bien compte que sans le silence, il n’y a plus de parole possible : « un temps pour se taire, et un temps pour parler » (Qo 3, 7) dit l’Ecclésiaste.
Lorsque Dieu nous fait une grâce, lorsqu’il nous donne un talent, il nous confie aussi la responsabilité de savoir y renoncer, volontairement. Ce n’est pas que le talent soit mauvais – au contraire, sinon Dieu ne le donnerait pas ! – mais il y a dans le renoncement quelque chose qui magnifie la grandeur du talent. Je pense à ces moines bénédictins, qui sont des maîtres spirituels, qui auraient tant de choses à nous dire, tant de choses à nous enseigner, et qui vivent dans leur abbaye, silencieux. La règle de saint Benoît cite un verset du Ps (39, 3) dans une vieille version latine : « j’ai tu même les bonnes paroles »[1]. Aujourd’hui, on ne traduit plus ainsi ce passage, très obscur, du Ps. Mais l’intuition de s. Benoît demeure : il est parfois profitable de se taire, même si on a quelque chose d’important, de vrai et de constructif à dire. Quelle est la valeur du silence dans une abbaye bénédictine ? c’est la valeur même de la prière. La prière parlée, chantée dans l’église abbatiale s’épanouit dans le silence qui règne dans le cloître. Prière et silence sont comme les deux faces d’une même médaille.

Je ne veux pas dire, évidemment, que notre sourd muet de l’évangile serait devenu Bénédictin ; d’ailleurs on voit bien que la joie du miracle ne lui permet pas de contenir sa parole (Mc 7, 36). Mais je voulais vous rappeler que certains hommes ont une vocation au silence. Peut-on être vraiment chrétien, vraiment spirituel, si on ne prend pas, chaque jour, dix minutes pour se taire ? Je ne dis pas seulement dix minutes de silence, parce qu’on serait seul et que parler à personne serait déraisonnable ; je veux dire : dix minutes, qu’on pourrait occuper à parler (on peut toujours parler, au moins au téléphone) où à entretenir son flot de paroles intérieures, et qu’on choisit de consacrer à se taire, extérieurement et intérieurement. L’appel bénédictin au silence est une vocation particulière qui n’est pas pour tout le monde, bien sûr ; mais que cette vocation existe dans l’Eglise relativise le brouhaha indistinct de nos sociétés inquiètes et rappelle à tout le monde la valeur inestimable d’une contemplation fervente.




[1] « Posui ori meo custodiam, obmutui et humiliatus sum et silui a bonis – j’ai placé une garde à ma bouche, je me suis tu et humilié, et je me suis abstenu même de parler de choses bonnes » (Règle de saint Benoît, 6).