samedi 28 décembre 2013

Sainte famille - année A

Dès après la naissance de Jésus, commence le premier acte de la persécution (Mt 2, 13). A une époque où la situation politique était très incertaine et tendue, sauvegarder une dynastie au prix du meurtre d’un enfant paraissait peu de choses : l’Antiquité, d’ailleurs, est pleine de ces histoires de rois qui ont tué des enfants, parfois leur propre fils, pour préserver leur royauté. Le cas de Laïos exposant Œdipe est devenu le mythe d’un fait divers assez courant. Aussi, lorsque Hérode se sent mis en péril par ce petit Jésus, né à Bethléem, il est naturel pour lui de chercher à le faire périr ; ce que la raison d’Etat exige, la morale de l’époque l’excuse. Et Hérode, voulant être bien certain de tuer celui qui pouvait le gêner, n’aura aucun scrupule à faire massacrer de nombreux enfants – un de plus, qu’importe, pourvu que celui qui doit mourir n’en réchappe pas.
Le récit de l’exposition d’Œdipe par Laïos est pourtant un échec ; ce que craignait le père, le fils l’accomplira tragiquement. Pareillement, le passage d’évangile de ce jour nous rapporte, d’une tout autre manière, comment la protection de Dieu a tenu en échec le plan d’Hérode pour sauvegarder la vie de l’enfant Jésus. Il convient de faire à ce sujet quelques remarques. Dieu n’est pas toujours là pour protéger le juste persécuté. Cette fois-ci, l’enfant Jésus incapable de se défendre par lui-même, est protégé par Dieu son Père. Mais, à la fin de l’évangile, Jésus n’est plus défendu ; il va à la mort et saint Paul a raison de dire que « Dieu n’a pas épargné son propre Fils » (Rm 8, 32), bien qu’il l’ait préservé du premier massacre. On remarquera d’ailleurs, que Jésus lui-même ne sollicite pas de protection. Dans le jardin des Oliviers, les apôtres auraient voulu que Dieu lui sauve la vie. Mais Jésus leur imposera le silence en affirmant, solennellement, qu’il est venu pour affronter la mort. Devant la colère bouillonnante de saint Pierre, il le rabroue en disant : « Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26, 53). C’est pour dire : « si j’avais envie d’être protégé, je pourrais bien, par moi-même, demander à Dieu de me sauver miraculeusement de mes ennemis ; mais je suis venu pour offrir ma vie. Maintenant que l’évangile a été annoncé, j’ai accompli ma mission ; il me reste à lui donner son achèvement plénier en triomphant de la mort ». Et la suite de l’Histoire de l’Eglise est pleine de ces récits de persécution ; des femmes et des hommes, remplis de courage, sont allés vers la mort sans demander à Dieu d’être délivrés de leurs bourreaux. Combien de pages douloureuses ont été écrites avec le sang des martyrs ? Parfois, Dieu sauve le Juste de la mort en le préservant de ses persécuteurs – comme l’enfant Jésus aujourd’hui – parfois Dieu sauve le Juste de la mort en le faisant entrer, au-delà de la mort, dans la résurrection et la vie éternelle – comme Jésus mourant au Calvaire (He 5, 7). En toutes choses, Dieu fait ce qui est bon, selon sa grande sagesse.
Le plan de secours élaboré par Dieu et mis en œuvre par saint Joseph consiste à aller en Egypte. Ce détail est plein de sens. Dans l’ancien Testament, c’est également un certain Joseph, fils de Jacob, qui va en Egypte, vendu comme esclave par ses frères jaloux (Gn 37). Et ce Joseph, fils de Jacob, devenu ministre de Pharaon, sauve ensuite ses frères de la famine, ayant changé le mal qu’on lui a fait en bien que Dieu crée en faveur de ses propres persécuteurs (Gn 50, 20). Et puis, après la mort de Joseph, l’Histoire du peuple d’Israël se poursuit, et Moïse prend la tête du peuple alors opprimé par un Pharaon qui n’avait pas connu Joseph (Ex 1, 8), pour le ramener en Terre promise. C’est à cet épisode de l’Exode, du retour d’Egypte, que se réfère le verset du prophète Osée : « D’Egypte, j’ai appelé mon fils » (Os 11, 1 ; Mt 2, 15). Chez le prophète, ce fils de Dieu appelé hors d’Egypte, est le peuple d’Israël qui rentre en Terre sainte sous la conduite de Moïse. Dans l’évangile, ce Fils de Dieu est Jésus, ramené en sécurité vers Nazareth. Pour un connaisseur de l’ancien Testament tous ces voyages ont donc un profond sens symbolique. De même Joseph, fils de Jacob, est allé en Egypte pour sauver le peuple de la famine, de même Joseph, époux de Marie, est allé en Egypte pour sauver l’enfant Jésus du massacre. De même Dieu a appelé hors d’Egypte le peuple pour le restaurer sur la Terre promise, de même Dieu a appelé Jésus hors d’Egypte pour proclamer et réaliser la fin de cet exil, non pas loin de la terre, mais – séparation ô combien plus dure – loin de Dieu. La grande Histoire du salut de l’ancien Testament est comme incarnée, vécue à nouveau dans la personne de Jésus. Le sens de ce rapprochement est bien clair : le Dieu qui a sauvé Israël par Joseph et Moïse est le même Dieu qui vient maintenant sauver toute l’humanité par Jésus. C’est, autrefois et maintenant, le même Dieu, le même sauveur.
Ces textes des évangiles de l’enfance sont construits comme une poésie pleine de symboles et d’allusions. Par une lecture attentive, nous pouvons découvrir de multiples consonances, des références, des citations qui nous aident à comprendre comment la bonté de Dieu, à l’œuvre à travers Moïse, est à l’œuvre dans le ministère de Jésus, et se poursuit aujourd’hui dans son Eglise. Dans un monde de violence, dans un monde qui tue les enfants (Ex 1, 16 ; Mt 2, 16) – et notre monde aussi tue des enfants – la bonté de Dieu ne renonce pas à changer en salut le mal que nous commettons. Que le Seigneur accorde aux chrétiens de ne jamais mépriser sa grâce ; qu’il leur donne, comme au Joseph de l’ancien Testament, assez d’habileté pour convertir l’injustice en occasion de vraie charité ; qu’il leur donne, comme au Joseph du nouveau Testament, assez de docilité pour faire de la persécution un lieu du salut.


samedi 21 décembre 2013

4ème dimanche de l'Avent - année A

« Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils » (Is 7, 14)[1] : cette phrase d’Isaïe, reprise par l’évangile (Mt 1, 23), est l’une des plus énigmatiques de toute la Bible et l’une des plus commentées. Malgré le nombre des commentaires, il est assez difficile de se faire une idée de son sens exact ; trop d’explications obscurcissent la clarté, et pourtant, ce texte n’est pas si compliqué.
Pour mieux comprendre, reconstituons la scène : Isaïe s’adresse au roi Achaz, qui est sans enfant. Pour un roi, cette situation est particulièrement préoccupante. Ne pas avoir d’enfant est une grande souffrance pour tout couple, mais chez un roi, cela remet en cause l’équilibre de toute une nation : si le roi reste sans enfant, qui va lui succéder ? On imagine toutes les querelles dynastiques, les complots et les coups tordus qu’une telle incertitude peut causer. Achaz est par ailleurs un mauvais roi qui se laisse tenter par l’idolâtrie, qui rend des cultes illicites et monstrueux à des divinités étrangères (2R 16). Isaïe va donc trouver Achaz, et il est doublement en colère, à cause de l’impiété d’Achaz et à cause du risque politique ; le rôle des prophètes a toujours été d’être en colère contre les rois et de leur reprocher leur mauvaise conduite. Isaïe invite donc Achaz à demander un signe au Seigneur – c’est-à-dire : il l’invite à faire confiance au Seigneur plutôt qu’aux faux dieux – et Achaz, qui préfère consulter Baal ou Astarté dit, avec une modestie hypocrite qu’il ne veut pas tenter le Seigneur. Alors Isaïe laisse exploser sa colère et dit : « voici que la vierge est enceinte ». Comprenez bien : celle dont Isaïe affirme qu’elle est vierge, c’est la reine, c’est celle dont le roi devrait recevoir un fils, celle qui devrait donner un prince au peuple. Mais si elle est « vierge », cela signifie donc que le roi est incapable d’accomplir son devoir envers son épouse. Ce n’est pas que la reine est stérile, c’est qu’elle est vierge ; et c’est donc le roi qui est en défaut. Et voilà pourquoi le Royaume est dans l’angoisse. Vous comprenez la violence d’une telle injure envers Achaz. Et Isaïe poursuit : bien qu’Achaz soit un mécréant, et qu’il ait délaissé la reine, le Seigneur qui prend soin de son peuple veut, et il va susciter un roi légitime.
Franchissons quelques siècles et arrivons à Nazareth. Marie est une jeune fille promise à Joseph. D’une manière mystérieuse, qui échappe à toute logique humaine, elle accepte l’irruption de Dieu et conçoit avant d’avoir été accueillie sous le toit de Joseph (Mt 1, 18). A cause de la piété avec laquelle on lit ce texte d’évangile, on ne mesure sans doute pas combien cette situation est humiliante pour Marie. Etre enceinte en étant encore seulement fiancée est la honte suprême en Israël ; c’est aussi le risque d’être accusée publiquement, répudiée, voire condamnée à mort (Dt 22, 23-24). Et Marie, légitimement inquiète, mais certaine de sa conscience et de l’appel de Dieu, a choisi l’humiliation de la foi (cf. Lc 1, 48). Elle aurait pu dire non, refuser ce projet de Dieu inimaginable, et aurait sauvegardé les apparences d’une honorabilité mondaine. Elle n’a pas voulu s’opposer à la volonté de Dieu, même si cette volonté incompréhensible lui paraissait déraisonnable. Et sa foi absolue l’a conduite à accepter le déshonneur de porter un enfant alors qu’elle n’était pas encore l’épouse de Joseph. On comprend alors l’hésitation de Joseph, qui ne doute pas de la loyauté de Marie, mais qui butte évidemment sur l’inattendu d’une telle situation : il ne peut supposer que Marie ait fauté, mais il ne peut alors nullement comprendre comment elle est déjà mère. C’est ainsi que, pour lui, qui est descendant d’Achaz, l’oracle d’Isaïe prend un sens nouveau ; il se souvient que « la vierge concevra et enfantera un fils » et, muni de cet oracle, réconforté par la parole de l’antique prophète, il accueille la jeune mère chez lui. La plus terrible colère d’Isaïe contre un roi maudit se transforme en l’annonce la plus étonnante et la plus merveilleuse de l’avènement du Messie.
Dieu est bien déroutant et la foi est surprenante, mais c’est dans cet inattendu qui dépasse ce qu’on peut imaginer que le Fils de Dieu est venu jusqu’à nous. Que cela nous enseigne à ne pas craindre ce que nous ne comprenons pas ; si nous croyons vraiment, quand bien même notre foi serait source d’humiliations, rien ne devrait nous ébranler.




[1] Le mot hébreu almah pose un sérieux problème de traduction. Il peut en effet désigner une « jeune fille » sans impliquer nécessairement la virginité. Toutefois, il convient de reconnaître qu’il la suggère fortement (une « jeune fille » comme il faut se devant, en Israël, d’être vierge pour prétendre devenir épouse). C’est pourquoi le traducteur grec disposait de sérieuses raisons pour traduire almah par parthenos et indiquer ainsi plus clairement la virginité de la femme d’Achaz. La nouvelle Bible – Traduction officielle liturgique donne d’ailleurs la version suivante : « voici que la vierge est enceinte », avec une note explicative convaincante. 

samedi 14 décembre 2013

3ème dimanche de l'Avent - année A

Jean Baptiste pose une question un peu étrange, qui doit être bien comprise : « es-tu celui qui doit venir ou devons en attendre un autre ? » (Mt 11, 3). Certains pensent que cette question trahirait un doute de la part du Baptiste : le pauvre homme aurait annoncé le royaume de Dieu, reconnu le Christ et, dans sa prison, à la veille de mourir, il serait pris d’une sorte d’hésitation, se demandant s’il ne se serait pas trompé depuis le début. Une telle lecture est absurde, et ne mérite pas de retenir notre attention. Un tel doute ne correspond ni au caractère de Jean Baptiste, ni à la vérité de l’évangile. Il nous faut mieux lire.
D’une manière plus profonde, on doit tenir compte du contexte très particulier de cette demande de Jean Baptiste : il est en prison. Jean saint très bien qu’il ne sortira pas vivant de cet emprisonnement. Il a pris trop de risques, sa prédication était trop forte, et ses adversaires sont trop nombreux. Le roi Hérode lui-même vouait une certaine admiration craintive à l’enseignement du Baptiste (Mc 6, 20), mais ce roi craint plus encore les Romains, il craint les notables, il craint la foule. Il se méfie de tout ce qui pourrait causer de l’agitation ; et Jean est un fauteur de troubles dans le peuple. Jean sait quel serait le salaire de son audace de prophète ; il a bien compris qu’il sera exécuté ; il sait qu’il va mourir.
Et Jean, qui a pleinement reconnu le Christ, qui sait que Jésus est le Fils de Dieu, se pose une seule vraie question pour laquelle il hésite encore : il se demande si la mission qui lui a été confiée d’annoncer la venue du Messie est une mission seulement terrestre, qui concerne notre monde, ou bien si Jésus sera tué lui aussi, et s’il convient que lui, Jean, aille également préparer sa venue dans le monde des morts. Avant de partir, Jean demande à Jésus : « ma naissance a annoncé ta naissance ; ma prédication a préparé ta prédication ; est-ce que ma mort, qui est maintenant certaine, annonce aussi ta mort ? » Autrement dit, Jean fait l’expérience de la violence, de la persécution ; son message a été contesté, comme le message de tous les prophètes avant lui. Il se demande maintenant si le Christ lui-même sera victime de cette même persécution, ou bien si, par une plus grande persuasion, ou par une manifestation de sa toute-puissance, il échappera à la mort violente. Jean, vous le voyez, n’est pas inquiet pour lui-même ; il va mourir, et il est serein devant la mort. La question qu’il se pose concerne le Christ : Jésus va-t-il rejoindre Jean dans la mort ?
La réponse à cette question n’est que trop évidente : Jésus va être confronté à la persécution et à la violence, il va mourir à cause de la méchanceté des hommes. Mais, pourtant, ce n’est pas cela que Jésus répond. Il ne dit pas : « je vais mourir moi aussi injustement, et tu peux préparer mon arrivée dans le monde des morts ». Il dit : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent » (Mt 11, 5). En clair, il dit : « Ce n’est pas tant ma mort que tu dois aller annoncer dans le monde des morts ; c’est ma résurrection que tu dois prophétiser là-bas. Car c’est peu de chose que je meure dans la violence et l’injustice, comme toi tu meurs dans la violence et l’injustice. Ce qui est le plus important c’est que, dans la mort, va alors advenir un surgissement de vie. Tous ceux qui sont dans la mort sont plongés dans les ténèbres, ils sont aveugles, muets et sourds. Et moi aussi je vais mourir, non pas pour faire un mort de plus, mais pour être, parmi les morts le premier ressuscité, pour être celui qui vais montrer à tous ces aveugles une lumière nouvelle ».

Quelle est donc la grandeur spirituelle de ce dialogue entre Jean et Jésus ! Il n’y a pas de doute, de crainte. Il y a deux hommes face à la mort ; il y a Jean qui sait qu’il va mourir et qui comprend que sa mission d’annoncer le Christ n’est peut-être pas terminée ; et puis il y a Jésus qui sait qu’il va mourir et qui comprend que sa mission est de ressusciter. Ainsi, Jean est celui qui a annoncé aux hommes de ce monde la venue du Seigneur ; il est celui qui a prophétisé au monde des morts la résurrection définitive et le bonheur de la vie éternelle. Jésus est celui qui a guéri les aveugles, qui a fait jaillir la lumière dans le monde des ténèbres ; il est celui qui a fait surgir la vie dans un monde de désespoir et de mort, qui a introduit les défunts dans la vision de Dieu. Il nous faut sans cesse prendre conscience de cette vitalité inouïe du message chrétien. L’évangile et un évangile de la vie, et c’est de cette vie nouvelle et éternelle que nous pouvons témoigner, jusque chez les morts ! 

samedi 7 décembre 2013

2ème dimanche de l'Avent - année A

Revenons sur la première lecture et, plus précisément, sur ce petit poème étrange qui nous décrit un monde merveilleux où les bêtes sauvages et l’homme vivent en paix (Is 11, 6-9). Si on prend ce passage au sérieux, on ne peut manquer d’être mis en difficulté : car en effet, il n’y a que dans les films d’animation pour enfants, que l’on rencontre une telle harmonie naturelle : c’est Le livre de la jungle de Walt Disney (1967). Si la venue du Messie devait avoir un tel effet, il faudrait alors conclure, en regardant le monde réel, que le Messie n’est pas venu, et donc que Jésus n’est pas l’envoyé de Dieu. L’objection est sérieuse, que peut nous adresser tout lecteur de la Bible : vous, les chrétiens, vous dites que Jésus est venu accomplir les prophètes, mais pourtant nous ne voyons pas que cette prophétie d’Isaïe ait été accomplie. Il y a là une question redoutable à laquelle il n’est pas tellement aisé de répondre. Nous allons tout de même essayer.
Il nous faut apprendre à discerner, parmi les prophéties, ce qui relève de l’événement historique et ce qui relève de l’enseignement spirituel. Lorsque Jérémie prophétisait l’exil à Babylone, il décrivait à l’avance un événement, qui s’est produit ; lorsqu’Isaïe décrit un jardin extraordinaire, son discours est d’un autre ordre et ne vise peut-être pas une œuvre d’horticulture. De quoi parle-t-il alors ? Relevons deux expressions prophétiques qui peuvent éclairer notre texte. Jérémie dit, en parlant des justes : « ils auront l’âme comme un jardin irrigué » (31, 12) ; et Isaïe dit pareillement, ailleurs : « Le Seigneur te conduira… tu seras comme un jardin irrigué » (58, 11). Voilà la clef de lecture qu’il nous faut : le prophète ne décrit pas un zoo où les animaux sont en liberté au milieu des enfants ; mais, selon une image biblique bien attestée, il nous parle de l’âme d’un juste, de l’esprit d’un saint. Essayons maintenant de relire notre texte.
Que sont ces bêtes féroces ? ce sont les passions obscures et sauvages de l’âme humaine. Un homme antique ne craignait rien tant que la violence latente, les colères secrètes qui se cachent au fond de chacun de nous et qui risquent, si elles s’extériorisent, de nous submerger dans un déchaînement de brutalité inhumaine. Que représentent les bêtes domestiques ? ce sont les inclinations bonnes et bien ordonnées de l’âme humaine. Qui est ce nourrisson qui s’amuse au milieu de tous ces animaux ? la réponse est double : c’est tout d’abord Adam, que la tradition juive représente comme un petit enfant plutôt que comme un adulte ; c’est ensuite le Messie attendu, le second Adam, l’Homme nouveau, qu’Isaïe, avec audace, s’imagine comme un petit être fragile plutôt que comme un guerrier vaillant. La signification de ce poème serait donc, à peu près : le Messie sera un homme doux, pacifique, qui ne viendra pas détruire la violence par la violence, mais qui va pacifier le cœur des fidèles. De même que les bêtes féroces ne sont pas tuées dans le jardin, mais sont calmes, dociles, sous la conduite du petit garçon, de même les passions violentes de l’âme sont apaisées par la venue du Messie. Et notre âme devient alors comme un nouveau Paradis, un jardin où tout vit dans une belle harmonie. Le Messie se promène dans notre âme pour y calmer nos passions, nos rancunes, nos haines. Et c’est ainsi la présence du Messie qui cause, dans notre cœur, cet état de sérénité spirituelle, cette paix intérieure qui dépasse tout ce que les efforts moraux ou les techniques de relaxation peuvent accomplir.
Le principal enseignement de ce texte serait peut-être qu’il ne faut pas chercher le paradis en dehors de nous-mêmes : le vrai Paradis – c’est-à-dire : le lieu de la présence du Christ en même temps que le lieu de la joie profonde – c’est notre cœur. Il ne s’agit pas de construire un paradis terrestre qui nous serait extérieur, où nous trouverions des plaisirs délicieux ; il s’agit d’intérioriser l’évangile et d’y trouver la joie. Et comment intérioriser l’évangile ? il ne s’agit pas de détruire nos mauvais penchants, nos violences – on se détruirait soi-même ! mais il faut les convertir, les domestiquer, les apaiser, afin que les énergies que nous mettons dans nos haines, nous les reprenions pour les orienter au service du prochain. Il nous faut accueillir le Messie au plus intime de nous-mêmes et faire du Christ, vivant en nous, celui qui est la source de la paix véritable et du vrai bonheur. La grâce de Noël ne consiste pas seulement à se souvenir de Jésus ni même à accueillir Jésus de façon extérieure. La grâce de Noël consiste à le recevoir dans notre âme, dans notre cœur, dans notre esprit, afin que sa présence en nous vienne ordonner ce qui est dispersé, apaiser ce qui est troublé, domestiquer ce qui est sauvage, conduire ce qui est désorienté. Et alors, dans notre cœur totalement purifié, incapable de concevoir une mauvaise action ou une parole méchante, dans notre cœur qui sera devenu le vrai Paradis, « il ne se fera plus rien de mauvais ni de corrompu » (Is 11, 9).


dimanche 1 décembre 2013

1er dimanche de l'Avent - année A

Dans l’évangile que nous venons d’entendre (Mt 24, 37-44), Jésus évoque un problème un peu curieux lorsqu’il se demande ce qui s’est passé juste avant le déluge. A vue humaine, la réponse à cette question est assez déroutante : à la veille du déluge, il ne se passait rien d’inhabituel. « On mangeait, on buvait, on se mariait » (Mt 24, 38) dit Jésus : rien à signaler. Quoique le point de vue soit légèrement différent, le Seigneur non plus n’a rien remarqué d’extraordinaire : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée » (Gn 6, 5). Là non plus, donc, rien d’étonnant ; comme d’habitude : « Des cieux, le Seigneur se penche vers les fils d’Adam, pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés, tous ensemble pervertis » (Ps 14, 2-3 ; 53, 3-4 ; cf. Rm 3, 10-18). C’est la chronique de nos petites mesquineries quotidiennes. Pourtant, ce moment parfaitement banal, cet état de l’humanité égal à n’importe quel autre moment, possède une valeur particulière parce qu’il se situe à la veille d’une catastrophe qui, dans le souvenir de l’humanité, passe pour avoir été d’une ampleur universelle. Qu’a donc été ce déluge ? On peine à le dire, mais on comprend que ce fut un cataclysme suffisamment important pour que, aujourd’hui, plusieurs milliers d’années après l’événement, alors même qu’on ne sait plus très bien ce que c’est, on en parle encore.
Mais ce n’est donc pas tant du déluge lui-même que Jésus veut nous entretenir, mais du jour d’avant. Cette curieuse méthode de la part de Jésus nous invite, je crois, à considérer un autre aspect du problème. En refusant de parler du déluge lui-même, pour s’attacher à l’ordinaire qui l’a précédé, Jésus nous invite à nous poser également cette question : « que s’est-il passé après le déluge ? ». Après un instant de réflexion, on se rend compte qu’on peut reprendre exactement ce qu’on a dit pour décrire ce qui était avant le déluge : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme est grande sur la terre ». Entre l’avant, d’une médiocrité consternante et d’une immoralité pitoyable, et l’après, d’une immoralité consternante et d’une médiocrité pitoyable, il n’y a aucune différence. Ne s’est-il donc rien passé ? Mais si pourtant, entre les deux il y a eu la plus grande catastrophe de toute l’histoire humaine.
Sans remonter au déluge, chacun a connu dans sa propre vie des catastrophes majeures qui ont marqué leur mémoire de manière indélébile. Que faisait-on avant l’assassinat de Kennedy ? Que faisait-on après ? Que faisait-on le 10 septembre 2001 ? Et le 12 septembre ? Il y a là des événements imprévus, soudains, et d’ampleur mondiale, qui ont eu un retentissement dans la vie de tout homme. Mais que faisait-on avant le cataclysme : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre » – que faisait-on après : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre ». C’est comme si ces événements majeurs n’avaient eu aucune influence sur le cours de l’histoire. L’humanité reste identique avant et après. Aucune conversion, aucun changement, aucune évolution. On aurait aimé que ces événements forts, marquants, remuent un peu les consciences, qu’on s’examine un instant sur la vie sans but, sur la vie terre-à-terre qu’on mène : à quoi cela sert-il de vivre, sans savoir pourquoi, si un tel malheur peut survenir à l’improviste ? Voilà une question qu’il aurait été utile de se poser. S’il ne sort rien de bon du cataclysme, si le « comme d’habitude » d’après est exactement le même que le « comme d’habitude » d’avant, cela montre que l’homme est incapable de se remettre en question. Et si demain un autre événement imprévu et énorme se produisait, nous resterions, sans doute, tous immobiles.

Mais nous n’avons parlé que de catastrophes. Ce n’est peut-être pas cela que Jésus veut dire. Il veut surtout parler de la plus belle chose qui soit advenue dans l’humanité : sa propre venue dans le monde et l’annonce de l’évangile. Reprenons donc notre question inéluctable. Que se passait-il avant la venue du Christ : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre » ; que se passe-t-il la venue du Christ : « on mange, on boit, on se marie » et « la méchanceté de l’homme est grande sur la terre ». Mais le Christ n’est-il donc pas venu ? L’évangile n’a-t-il pas été annoncé ? Le monde entier n’a-t-il pas eu accès à la foi chrétienne ? Oui bien sûr. Et qu’est-ce que cela a modifié dans le monde ? pas grand-chose. Et qu’est-ce que cela a changé dans nos vies ? Depuis deux-mille ans, l’évangile est annoncé : l’humanité est-elle devenue chrétienne ? Loin s’en faut. Depuis mon baptême, je vis dans la grâce : est-ce que j’accomplis les exigences de sainteté de ma foi chrétienne ? Voilà les questions que Jésus pose à chacun d’entre nous. Chacun peut répondre, dans le secret de sa conscience. Mais il y a là, peut-être, l’occasion d’une relecture patiente et lucide de sa propre vie. Il serait bien de faire cet effort sur soi-même pour se préparer enfin à accueillir le Seigneur. 

vendredi 22 novembre 2013

Christ Roi - année C

La royauté du Christ n’est pas une notion qui nous parle beaucoup aujourd’hui, sans doute parce que nous ne savons plus très précisément ce qu’est un roi. Pourtant, il semble bien que, dans les récits de la Passion, cette vérité constitue un enjeu capital. L’inscription placée au dessus de la Croix : « Celui-ci est le roi des Juifs » (Lc 23, 38) n’est pas anodine, pas plus que la demande du larron : « souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton règne » (Lc 23, 42).
Dans le contexte de Luc, il semble que la royauté du Christ doive être comprise dans le sens de la miséricorde. Dans les systèmes judiciaires antiques, le roi est celui qui peut accorder une grâce ultime à un homme qui a été légitimement condamné par un juge. Le rôle du juge est de déterminer la culpabilité et de prononcer la sentence. Le pouvoir du roi ne contredit pas celui du juge, mais le roi, qui est en quelque sorte un juge suprême, peut prononcer une grâce ; il ne réhabilite pas le condamné, mais lui épargne le châtiment. Le larron sait très bien que c’est en toute justice qu’il a été soumis à la peine de mort et que c’est selon la loi qu’il se trouve maintenant attaché à cette croix. Il ne présente donc pas une défense, une justification : il a fait le mal, il le sait et il l’assume. Il ne lui reste plus, en dernier recours, qu’à présenter une requête en grâce auprès d’un roi et c’est, in extremis, vers Jésus qu’il se tourne.
La réponse de Jésus évoque également, d’une manière discrète mais explicite, sa royauté. Dans la Bible, le mot « paradis » désigne avant tout le jardin d’un palais royal. Au sens premier, c’est le jardin de Salomon qui était d’une splendeur incomparable : « Je me suis fait des jardins et des paradis » (Qo 2, 5) dit-il fièrement, pour assurer son prestige. Lorsque le traducteur de la Bible grecque aura l’idée d’appeler « paradis » le jardin d’Eden (Gn 2), le choix de ce mot sera parfaitement cohérent avec l’affirmation de la dignité du Créateur : Dieu est le roi de sa création. Pour un Français, le lien entre royauté et jardin est encore lisible dans le parc de Versailles ; Louis XIV savait très bien qu’un roi chrétien se doit d’avoir un jardin merveilleux, un paradis. Mais revenons à l’évangile : lorsque Jésus promet : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43), c’est comme s’il disait : « je suis roi et je t’accorde la grâce que tu me demandes, mais c’est trop peu que je te sauve simplement du châtiment ; je veux également te recevoir chez moi, te faire profiter de mon jardin, de recevoir à la cour, t’associer à ma royauté ». Le larron n’en demandait pas tant : quand un roi gracie un condamné, il lui permet de rentrer chez lui ; il ne l’invite pas à loger au palais. Or là, il dit : « tu seras avec moi dans le paradis ». Voyez bien que Jésus fait de ce malfaiteur repenti non seulement un pécheur pardonné, mais encore un saint glorieux ; un bandit devient un ‘‘grand’’ du royaume. Dans les contes de fées, ce sont les pauvres qui deviennent princes ; dans l’évangile, ce sont les criminels qui deviennent princes.
La royauté du Christ est donc la plus audacieuse entreprise de miséricorde, la plus grande œuvre de grâce que Dieu révèle à l’humanité. Le « règne de grâce et de sainteté » que nous chantons dans la préface est ainsi pour toute l’humanité pécheresse l’occasion d’entrer dans une nouvelle alliance avec le Seigneur. La miséricorde du roi est gratuite et n’exige donc rien en contrepartie : le Christ Roi nous accorde sa grâce gratuitement, parce qu’il nous aime et qu’il ne veut pas nous laisser nous perdre. Et pour une brève confession, pour un aveu de ce qu’il sait déjà, il nous accorde tous les bienfaits de sa bonté, nous faisant rois, car lui-même est Roi ; il nous introduit dans sa propre joie, il nous donne part à sa propre autorité. C’est là que le mystère est le plus étonnant : par la grâce du Christ, nous ne sommes pas simplement invités à une belle fête du repentir ; nous est confié en même temps une royauté, c’est-à-dire un pouvoir spirituel. C’est à des pécheurs justifiés que s’adressent ces paroles de saint Paul : « L’homme spirituel juge de tout, et n’est lui-même jugé par personne » (1Co 2, 15) ; ou encore : « ignorez-vous que les saints jugeront le monde ? » (1Co 6, 2).
Ces paroles sont étonnantes et le mystère de l’Eglise prend alors une dimension nouvelle. Si être pardonné veut dire : recevoir l’autorité royale du jugement, quelle responsabilité est donc confiée aux juges que nous sommes ? On comprend alors que le seul jugement que nous puissions prononcer en justice est celui-ci : « de même que j’ai été pardonné par le Christ, que j’ai crucifié, de même je ne puis que pardonner à ceux qui m’ont fait moins de mal que je n’en ai fait au Christ ». Contre qui, en effet, le larron pouvait-il exercer sa rancune après avoir été ‘‘béatifié’’ par Jésus ? Avant d’être pardonné par Jésus, il pouvait en vouloir à ses bourreaux, mais il n’avait pas le pouvoir de les juger ; en lui pardonnant sa faute, Jésus le fait entrer dans son paradis, l’associe à sa royauté, lui donne donc ce pouvoir de juger que détiennent les saints. Est-ce que ce larron pardonné peut maintenant exercer son ressentiment ? Sa rancune ne devient-elle pas purement sans objet ? De même, si, en me pardonnant, Jésus me confie le pouvoir judiciaire qu’il accorde aux saints, que puis-je faire d’autre que de pardonner à mon tour ?
L’enseignement moral de cette fête de la royauté du Christ peut donc se résumer ainsi : « pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a pardonnés, faites de même » (Col 3, 13). Ou bien, pour dire la même chose avec des mots plus familiers et plus exigeants : « que ton règne vienne… pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». 

samedi 16 novembre 2013

33ème dimanche - année C

La fin de l’année liturgique nous permet de réentendre ces grands discours apocalyptiques de Jésus. Ce n’est peut-être pas la partie de l’évangile avec laquelle nous sommes les plus familiers ; néanmoins, ces textes qui semblent parler de la fin du monde possèdent une vraie utilité car, spirituellement, tout homme doit vivre comme si la conclusion de toute son histoire, et même de toute l’Histoire, était imminente. Tel est le sens du commandement que Jésus donne à plusieurs reprises dans l’évangile : « Veillez » (Lc 21, 36), et cet impératif est au présent, pour maintenant.
Dans le texte entendu aujourd’hui (Lc 21, 5-19), nous voyons une grande confusion : le mal est partout, le monde paraît totalement bouleversé par une violence universelle. Le tableau de cette catastrophe finale est très bien composé et, pourvu que nous ayons un regard un peu systématique, il nous est possible de lire, dans cette désorganisation pénible, une description précise. Procédons avec ordre.
Il y a d’abord une forme de mal qui vient de la nature : Jésus évoque des tremblements de terre et des famines (Lc 21, 11). La nature est puissante et, en regard de la fragilité humaine, on peut dire qu’elle est violente. Dans l’histoire de l’Occident, on pense au tremblement de terre de Lisbonne (1er novembre 1755) qui a très profondément marqué la philosophie : le monde est-il donc « un désordre éternel, un chaos de malheurs »[1] ? On peut penser également au tsunami du 26 décembre 2004 dans l’Océan indien, au récent typhon sur les Philippines. Les récits de ces désastres ne manquent pas, qui constituent des énigmes : où est Dieu ? On voit ici une première forme de mal devant laquelle l’homme est impuissant ; ou plutôt : l’homme ne peut montrer sa grandeur, au cœur de si terribles événements, que par l’engagement d’une vraie charité. Si la nature tue aveuglément, l’homme est plus grand que la nature, car il peut secourir et aider avec une vraie compassion.
Sont ensuite décrites deux formes de mal, plus graves, parce qu’elles impliquent des hommes qui sont considérés comme extérieurs. Jésus évoque explicitement la destruction du Temple (Lc 21, 6), ce qui arrivera en 70 ap. JC (une quarantaine d’années après ce discours de Jésus) sous la conduite de Titus. Cet événement sera une vraie catastrophe nationale, un traumatisme ineffaçable pour le Judaïsme. Mais la cause du mal est ici tout à fait extérieure : les Romains qui ont saccagé le sanctuaire ne sont pas des Juifs. Leur acte est très douloureux, certes, mais il vient d’ailleurs. Plus difficile à admettre seront, pour les disciples de Jésus, Juifs convertis au christianisme, la persécution qu’ils auront à subir de la part de leurs frères (Lc 21, 16). L’origine du mal est plus proche, plus intime. S’il est très douloureux d’être combattu par la cruauté des Romains, la souffrance est plus vive encore lorsque celui qui s’oppose à vous est un familier. Certes, ces Juifs qui persécutaient les chrétiens n’étaient pas chrétiens, évidemment, et leur violence venait donc de l’extérieur de l’Eglise. Mais les Juifs qui persécutaient et les chrétiens persécutés avaient même origine, et cela rendait l’oppression particulièrement douloureuse.
Mais, dit Jésus, il y aura pire encore : à l’intérieur même de l’Eglise, entre les croyants eux-mêmes, une nouvelle forme de mal, plus sournoise, et plus dévastatrice, va se développer sous la forme de la séduction (Lc 21, 8), de la supercherie, de l’hérésie. Des chrétiens, incontestablement chrétiens, vont développer des formes d’escroqueries spirituelles pour détourner les fidèles de l’Eglise et les attirer dans des sectes étranges et nuisibles. Les hérésiarques – on dirait aujourd’hui : les gourous – prétendront avoir une autorité divine et, par leur habileté à manipuler des esprits faibles, ils dévasteront la vraie Eglise. Ce mal est le pire de tous, car l’origine du mal n’est pas extérieure, mais bien intérieure à l’Eglise. Et une telle trahison de la foi est infiniment plus douloureuse que la guerre des Romains ou que la persécution des Juifs. Saint Jean avait prévenu ses disciples au sujet de ces antéchrists : « ils sont sortis de chez nous » (1Jn 2, 19) dit-il ; quelle angoisse dans ce constat ! Y a-t-il quelque chose de pire que ce mal que des chrétiens, officiellement chrétiens, causent à l’Eglise ?
Il existe pourtant quelque chose de plus défavorable encore, que Jésus ne fait que suggérer, voulant prévenir que cela n’arrive. Il le dit sous la forme d’un conseil : « ne vous laissez pas séduire » (Lc 21, 8) ; il en parle également dans une exhortation : « c’est par votre persévérance que vous obtiendrez la vie » (Lc 21, 19). Jésus veut dire que, dans cet effondrement complet qui vient de la violence de la nature, de la guerre des Romains, de la persécution des Juifs, de la supercherie des gourous, ce qui pourrait arriver de plus grave serait qu’on se laisse décourager. Car tout ce mal qu’on observe reste, tant qu’on l’observe, une réalité extérieure à notre conscience. Tout ce mal qui se fait à l’extérieur de moi m’afflige, me blesse, me choque ; c’est vrai. Mais il reste au-dehors. Mais si je me décourage, si je me désespère, alors je deviens complice de ce mal auquel je me résigne ; alors le mal, qui était extérieur, contamine, pour ainsi dire, ma propre conscience et me devient intérieur, intime. C’est cela, en définitive, que Jésus voudrait que nous évitions, alors même que nous ne pouvons pas empêcher que le chaos règne partout.
Dans cette ambiance pleine de bruits et de fureur, le secours de Dieu nous manque-t-il pourtant ? La parole consolante que Jésus nous délivre peut sembler bien dérisoire : « un cheveu de votre tête ne se perdra pas » (Lc 21, 18). Qui, vraiment, ferait attention à sa coiffure en pareilles circonstances ? L’expression est une manière de parler en usage dans l’Antiquité (Lc 12, 7) qui indique la discrétion de la présence divine lorsque l’univers s’effondre, mais aussi combien Dieu reste alors proche de l’homme. Dieu n’empêche ni le tremblement de terre, ni la guerre, ni la persécution, ni les supercheries ecclésiales – car nous voyons bien que tout cela se produit ; mais il nous demande de ne pas associer notre responsabilité à ceux qui font le mal. De cela, notre vigilance attentive et la proximité de sa grâce nous préservent.


[1] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756).

vendredi 8 novembre 2013

32ème dimanche - année C

Il y a entre les sept frères de la première lecture (2M 7) et le Christ de l’évangile (Lc 20, 27-38) deux points communs : tout d’abord, ils parlent de la résurrection et développent avec de bons arguments leur foi en Dieu qui est capable de donner la vie aux morts ; ensuite, tous seront confrontés à une mort violente, les sept frères au martyre, Jésus à la Croix. De telle sorte qu’on doit sans doute établir une relation entre ces deux aspects dont la présence conjointe ne peut être fortuite : on ne peut parler de la résurrection que si l’on est capable de donner sa vie sans craindre les souffrances ni les blessures, sans avoir peur de la persécution ni des tortures. Ceux qui ont condamné Jésus, les Sadducéens, et celui qui a condamné les sept frères, le roi Antiochus, ne sont pas capables de parler de la résurrection, tranquillement installés qu’ils sont dans une violence qu’ils entretiennent à leur avantage. Celui-là seul qui est persécuté et qui affronte l’adversité avec courage a le regard assez pur, l’intelligence assez habituée aux vérités de Dieu pour entrevoir le mystère d’une vie future.
Dans ce contexte, on peut aussi comprendre que la résurrection n’est pas simplement l’inverse de la mort. D’une manière trop simple on dit que mourir c’est passer de la vie à la mort et que ressusciter c’est passer de la mort à la vie – c’est vrai, mais ce n’est pas suffisant. Car, dans la Bible, la résurrection est bien plutôt le contraire du meurtre : subir un meurtre c’est être tué pour sa foi, pour la vérité, et faire de cette persécution accomplie dans la haine l’occasion d’un sacrifice célébré dans l’amour – « ceci est mon corps livré, mon sang versé » dira Jésus, indiquant dans la parole eucharistique cette charité inconditionnelle dont il aime chacun de nous. Qu’est-ce donc alors que la résurrection ? On peut dire que c’est, pour celui qui a offert sa vie alors qu’on voulait la lui prendre, la réponse de Dieu à son sacrifice. Un homme a reçu de Dieu la vie une première fois ; cet homme a ensuite lui-même offert sa vie par fidélité à la loi de Dieu ; Dieu, qui est le Vivant, lui donne alors la vie une seconde fois de manière définitive. La résurrection, c’est cela : l’accès à une plénitude de vie, au-delà de l’offrande ; en d’autres termes : le don par Dieu d’une vie plénière à ceux qui ont pris le risque de la fidélité. Ainsi, l’alternative n’est donc pas simplement entre mourir et vivre ; car lorsqu’on veut défendre sa vie, on ne vit pas vraiment, on survit tout au mieux, ce qui n’est pas très épanouissant. Les jeunes israélites mis à mort devant le roi Antiochus ont bien compris que l’homme a plutôt le choix entre, d’une part, persécuter et mourir, et, d’autre part, offrir sa vie et ressusciter.
Si nous sommes invités à la résurrection, cela comporte donc l’exigence de ne pas vivre égoïstement, en faisant des autres des moyens de son confort personnel – l’égoïsme est d’ailleurs une forme de persécution. Si nous sommes invités à la résurrection, c’est parce que nous avons été unis au Christ au jour de notre baptême, et que désormais notre vie est orientée dans la logique du don de nous-mêmes à nos proches, à l’Eglise, et à Dieu. Evidemment, pour la plupart d’entre nous, cela ne prendra pas la modalité violente du martyre, heureusement ; mais l’exigence n’est pas moindre. En servant nos frères quotidiennement, en renonçant à nous-mêmes quotidiennement au profit de notre famille, en prenant chaque jour notre croix à la suite du Christ, nous vivons la même chose, nous sommes unis au même amour, nous agissons avec la même fidélité dont les martyrs ont témoigné en un instant. Et la réponse de Dieu n’est pas moins belle pour nous que pour les témoins qui ont versé leur sang : la vie éternelle qu’il nous propose, la résurrection qu’il nous promet n’est pas une petite récompense, une compensation pour les malheurs de la vie. Elle est, bien plus profondément, la continuation de l’amour dont nous avons aimé nos proches. La résurrection, en définitive, c’est cela : continuer à aimer réellement ceux pour qui nous avons offert notre vie. La doctrine de la résurrection nous permet de comprendre que vivre, c’est aimer ; que vivre, c’est donner sa vie. Aussi paradoxal que cela paraisse, Jésus insiste ailleurs : Quiconque recherche la préservation de sa vie, la perd ; et quiconque risque de perdre sa vie, obtient un surcroît de vitalité (cf. Lc 17, 33).
Cela, les sadducéens de l’évangile, embourgeoisés dans leur intransigeance et leur réflexe de persécution, sont incapables de le comprendre. Leur affaire, ce n’est pas la vie, ce n’est pas l’amour ; leurs préoccupations, c’est le culte et la Loi de Moïse. C’est pourquoi ils sont capables de perdre leur temps à inventer des histoires invraisemblables pour prouver des choses impossibles. Ils vont chercher cette vieille légende de la femme aux sept maris qui traînait dans la littérature orientale (cf. Tob 3, 8) et pensent faire de ce conte absurde un argument contre la résurrection. Voilà bien leur méthode : partir de l’invraisemblable pour démontrer le faux. Jésus les interroge alors avec la seule question qui vaille : avec de telles sornettes, qui est leur Dieu ? Si le Seigneur d’Israël, qu’ils prétendent adorer, n’est pas le Dieu de la résurrection, c’est-à-dire : si Abraham, Isaac et Jacob sont définitivement morts, alors le Seigneur d’Israël n’est qu’un petit dieu infernal, une divinité comparable aux dieux souterrains du paganisme, un gardien du sous-sol. Mais pour comprendre cela, il faut être près à risquer sa vie dans la foi ; cela, Abraham, Isaac et Jacob l’ont fait, et ils sont vivants maintenant. Cela Jésus le fait, et il va mourir bientôt, et il mourra pour ressusciter. Cela les chrétiens le feront, martyrs et croyants, donnant à leur vie terrestre une valeur de charité qui est déjà vie éternelle. Mais les sadducéens, qui n’ont comme seul horizon que leur confort et leur violence, ne pourront jamais comprendre cela, et, dans leur ignorance, ils n’ont même pas l’impression qu’il leur manque quelque-chose.
Retirons de cette page d’évangile, pour nous-mêmes, que pour ressusciter, il nous faut donner notre vie. Certes, le don de nous-mêmes dans la charité, dans le témoignage, n’est jamais complet, absolu, sans retour. Avec toute notre bonne volonté, nos efforts pour nous mettre au service des autres sont marqués par des maladresses, des incompréhensions, des étroitesses, et on peut faire souffrir, on peut persécuter ceux qu’on aime, sans le savoir, sans le vouloir. Y aura-t-il alors une résurrection pour nous ? En faisant confiance à la miséricorde de Dieu (mais les sadducéens ne lui faisaient pas confiance), on peut dire avec espérance que notre résurrection sera ce même amour, aujourd’hui imparfait, purifié alors, illuminé, transfiguré. Et pour tous ceux qui ont aimé vraiment et qui ont offert leur vie dans la foi et la charité, la résurrection sera ainsi l’ultime offrande, l’amour définitif.


samedi 2 novembre 2013

31ème dimanche - année C

Zachée ne parvenait pas à voir Jésus « parce qu’il était de petite taille » (Lc 19, 3). Ce léger détail de l’évangile nous aide à comprendre d’une manière profonde ce que c’est que l’humilité. On croit que le succès dans la vie sociale consiste à se grandir, à s’élever, à se hausser. Et un défaut morphologique doit absolument être compensé par une volonté de réussite surdimensionnée. S’il n’est ni possible ni souhaitable de psychanalyser Zachée le petit, on comprend facilement qu’il était de ces hommes ambitieux qui attachent une haute importance à s’élever dans la société. Au gré de compromissions par très honorables, il a laissé de côté sa religion – lui aussi est fils d’Abraham (Lc 19, 9) – pour se mettre au service de l’occupant romain et il a bâti sa fortune personnelle en devenant collecteur d’impôts, puis chef des collecteurs d’impôts. Economiquement, c’est une belle réussite, une belle revanche sur sa petite taille ; mais voilà : quoique riche, Zachée reste de petite taille et lorsque Jésus passe, il n’est, malgré sa richesse, qu’un petit homme qui essaye de se frayer un chemin dans une foule de gens plus hauts que lui. Et comme il sait qu’il faut monter, toujours monter, il trouve un sycomore qui sera pour cette fois l’instrument de son ascension. Il grimpe sur l’arbre et maintenant il voit la foule d’en haut, et d’un beau coup d’œil condescendant il peut contempler tous ceux qui sont restés en bas : quelle réussite !
Mais c’est là, au cœur de son orgueil, de sa “folie des grandeurs”, que Jésus va venir bouleverser le petit monde de Zachée. Les premiers mots de Jésus retentissent comme quelque chose d’inouï, quelque chose que Zachée n’aurait jamais imaginé : « Zachée, descend vite » (Lc 19, 5). Ca, c’est vraiment une parole dont Dieu a le génie, qui vient totalement surprendre l’homme. L’homme voulait monter, monter jusqu’au ciel, et Dieu descend du ciel pour lui annoncer au contraire que l’important est de s’abaisser. « Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé » (Lc 18, 14) entendions-nous dans l’évangile de dimanche dernier. Jésus vient nous révéler une toute autre logique, que nous ne pouvions pas découvrir par nous-mêmes et qui qu’il doit nous apprendre : la logique de l’humilité.
Le point ultime de cette logique c’est la parfaite coïncidence de la plus extrême déréliction du Christ, mourant sur la Croix, et de son exaltation souveraine. « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32). La Croix du Christ, ce bois atroce, est en même temps son extrême infamie et son triomphe le plus absolu. D’une manière paradoxale saint Paul dit qu’il ne se glorifie de rien, sinon de la Croix du Christ (Ga 6, 4). Comment peut-on se glorifier de l’humiliation de Jésus ? Cela n’a humainement pas de sens. Mais c’est là pourtant que le Christ nous appelle. Il nous voit surplombant les autres, essayant par tous les moyens de nous élever encore un peu plus : « Jusqu’où ne monterais-je pas ? ». Et devant nos efforts dérisoires, inutiles et vains, le Christ vient nous donner cet ordre inimaginable : « Descends vite ».
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Zachée qui n’était aucunement préparé à une telle irruption de la logique de l’humilité dans sa vie, s’est laissé faire ; il a accepté. Il est descendu. Il ne faut pas croire que Zachée était un riche au cœur bon avant de rencontrer le Christ. Zachée n’était qu’un arriviste qui ne préoccupait que de sa place dans la hiérarchie sociale ; ça ne fait pas de lui un brigand, certes, mais ça ne fait pas de lui non plus un petit saint. C’est très précisément « un pécheur » comme le disent justement ceux qui s’étonnent (Lc 19, 7). Ce qui est extraordinaire c’est que la puissance de la parole de Jésus vient le toucher et terrasser en un instant toutes ses convictions terrestres. Dès cet instant, Zachée est complètement retourné et s’engage dans une nouvelle voie. De même que saint Paul, le pharisien, sera anéanti sur le chemin de Damas, en une seconde Zachée, le publicain, a été converti, retourné, changé du tout au tout.
Ainsi bouleversé, Zachée va enfin pouvoir rencontrer Jésus. Il cherchait à le voir et pensait que sa petite taille était un obstacle ; maintenant il le voit parce qu’il a été débarrassé de son ambition folle. Et alors il abandonne tout, il laisse tout. Il a trouvé le trésor, la perle fine, la vraie richesse et il vend tout ce qu’il a et le donne aux pauvres. Et désormais son trésor est dans le ciel, là où il ne pouvait pas monter tout seul.
Assurément, dans cette rencontre imprévue avec Jésus, Zachée a trouvé une joie authentique, une joie qu’il n’a jamais goûtée auparavant. Trop souvent, notre ambition nous rend tristes. En vérité, c’est un peu dommage de nous gâcher la joie à cause de nos désirs de grandeur, à cause de tous les petits calculs mesquins, les manœuvres politiques, les hypocrisies que cela impose. Demandons alors au Seigneur la grâce d’oser être heureux, humblement heureux. 

samedi 26 octobre 2013

30ème dimanche - année C

Une fois de plus, nous voyons dans l’évangile d’aujourd’hui (Lc 18, 9-14) une pointe d’humour de la part de Jésus. On pense trop souvent que la vie chrétienne est triste, parce qu’on lit l’évangile tristement, on ne sait pas voir les petits traits de drôlerie de Jésus et des évangélistes. Il n’y a là rien d’irrévérencieux, et cela donne sans doute un aspect plus attrayant aux récits bibliques.
Jésus raconte donc une sorte de plaisanterie. Deux hommes montent au Temple et se mettent à prier. Jésus prend un doux plaisir à imaginer une prière de pharisien parfaitement ridicule, mais non pas invraisemblable. Les pharisiens, à l’époque de Jésus, c’étaient les “gens bien”, la bonne société, les hommes qui avaient encore assez d’illusions sur eux-mêmes pour se trouver présentables. Ce qui est parfaitement pitoyable, c’est que tout ce que dit le pharisien est sans doute juste : il n’a jamais volé, ni trompé sa femme ; il jeûne pendant le carême et paye régulièrement son denier du culte. Apparemment tout va bien pour lui. Comme dis le Psaume : « De son vivant il s’est béni lui-même ; on t’applaudit car tout va bien pour toi » (Ps 49, 19). Où se trouve la faille ? La grande erreur spirituelle de ce pauvre pharisien est qu’il croit pouvoir s’appuyer sur ce qu’il a fait pour se présenter devant Dieu et se tenir fièrement devant lui. En réalité, ce n’est pas ce que nous pensons de nous-mêmes qui compte devant Dieu, mais bien ce que nous sommes – et que nous ignorons la plupart du temps. La plus grande folie serait de croire que Dieu nous aime parce que nous sommes des gens bien, alors que la Bible ne cesse de proclamer que ce sont précisément des pécheurs que Dieu veut sauver. Déjà cette tentation était présente en Israël : « Pourquoi Dieu a-t-il choisi Israël de préférence aux autres ? » se demandaient les scribes ; et ils répondaient volontiers que c’était sans doute parce qu’ils étaient un peuple nombreux et puissant, composé de gens pieux et raisonnables. Mais ce n’est pas du tout cela, c’est par amour seulement (Dt 7, 6-8) ; Dieu nous aime gratuitement, non en considérant nos bonnes œuvres humaines ou nos mérites – si par hasard nous en avions – mais en se fondant sur sa seule fidélité et sa seule bonté.
Sainte Thérèse de Lisieux, qui était une vraie sainte – pas comme notre pharisien de pacotille – exprime cela très justement : « Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux »[1]. Et quelques temps avant de mourir elle faisait ainsi le bilan de toute sa vie, toute sa vie d’offrande et d’austérités, toute sa vie de prière et de charité ; que retient-elle ? « Je suis très contente de m’en aller bientôt au ciel, mais quand je pense à cette parole du bon Dieu : “Je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses œuvres”, je me dis que, pour moi, il sera bien embarrassé. Je n’ai pas d’œuvres ! [sic !] il ne pourra donc pas me rendre “selon mes œuvres”… Eh bien ! il me rendra “selon ses œuvres à Lui” »[2]. Ce serait trop mesquin de la part du Seigneur de nous récompenser pour ce que nous faisons de bien par nous-mêmes. Si le Seigneur ne tenait compte que de ce que nous lui avons donné, il ne pourrait pas du tout nous récompenser. Mais Dieu fait tout le contraire, il nous récompense pour ce que lui nous a donné – dans la mesure où nous avons accueilli ses dons. Il nous récompense pour notre foi – mais c’est lui qui nous a donné la foi – ; il nous récompense pour notre charité – mais c’est lui seul qui est la source du véritable amour. Il nous récompense pour ce que nous avons accompli avec sa grâce, et non pour ce que nous aurions pu faire par nous-mêmes, tout seuls, sans lui, et que nous pourrions lui présenter comme des bonnes actions ; ce que nous avons fait sans sa grâce ne vaut d’ailleurs pas grand-chose. Ainsi, lorsque Dieu récompense un grand saint, c’est sa propre œuvre qu’il reconnaît en lui. Comme le dit une préface du Missel : « quand tu couronnes nos mérites, tu couronnes tes propres dons »[3]. Devant Dieu, nous ne pouvons nous glorifier de rien, sinon de sa grâce, de sa bonté et de la Croix de son Fils.
A côté de notre pharisien de caricature, Jésus nous présente un publicain qui lui aussi est un peu forcé. Les publicains, à l’époque de Jésus, sont des hommes qui ont bien réussi d’un point de vue financier, en se mettant au service de l’occupant romain. Ce sont en quelque sorte des nouveaux riches et des collaborateurs, avec tout ce que cela comporte de méprisable aux yeux des gens bien. On n’imagine pas qu’un tel homme soit très enclin à s’humilier de la manière que décrit Jésus. Le Christ invente ici quelque-chose – sinon d’impossible – du moins de fort improbable. Sans doute pour nous suggérer que rien n’est trop difficile pour Dieu, et qu’il peut convertir même ces hommes tout pleins de leur réussite économique ; il suffirait qu’ils acceptent au moins une fois de se reconnaître pauvre, ne serait-ce que devant Dieu seul. La conversion de Matthieu en sera une belle illustration.
La sincérité de ce publicain d’invention coïncide justement avec sa lucidité. Cet homme n’est pas un saint, il est même très loin de la sainteté – comme nous sommes nous-mêmes très loin de la sainteté. La perfection morale est pour lui inaccessible, tant il est empêtré dans des choix de vie qu’il lui est impossible de mettre rapidement en accord avec la morale ordinaire et avec la volonté de Dieu. Et bien qu’il n’ait rien fait qui puisse lui mériter une bienveillance de Dieu – ou peut-être : parce qu’il n’a rien fait qui puisse lui mériter une grâce – il est justifié gratuitement parce que sa transparence devant Dieu fait de lui un racheté. Celui qui présente ses mérites ne peut être récompensé que sur la base de ses mérites, et cela ne va pas très loin ; celui qui n’a aucun mérite à présenter ne peut pas être récompensé sur la base de ce néant, mais Dieu (qui nous a créés de rien) est capable de nous justifier ex nihilo pourvu que nous accueillions sa bonté avec une lucide humilité.
Laissons-nous donc déposséder de tout ce que nous croyons avoir, de toutes nos petites grandeurs qui nous empêchent de nous livrer totalement à la grâce de Dieu. Car il veut pour nous une gloire beaucoup plus belle et sûre que celle qu’apporte la renommée humaine dans la société des bien-pensants. Reconnaissons-nous un peu plus sincèrement pécheurs et acceptons d’être sauvés par Dieu. C’est là que se trouve le seul bonheur capable de nous combler.


[1] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Prière n° 6, « Offrande de moi-même comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu » ; in Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, Œuvres complètes (Textes et Dernières Paroles), le Cerf – DDB, Paris, 1992 ; p. 963.
[2] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Deniers entretiens, Carnet jaune, 15 mai [1897] ; ibid. ; p. 997.
[3] Missel Romain, Préface des saints. 

samedi 19 octobre 2013

29ème dimanche - année C

Cette page d’évangile (Lc 18, 1-8) n’est pas du tout facile à comprendre. Parmi les nombreux problèmes, le fait que Dieu soit comparé à un juge inique n’est certes pas le moindre. Jésus veut-il vraiment dire que Dieu se comporterait comme un magistrat malhonnête ? Ce serait étonnant. Dans Lc, ce n’est pourtant pas la première fois qu’un personnage injuste est cité en exemple : on a vu ainsi cet intendant malhonnête et habile loué par le Seigneur (16, 8).
Où cela nous mène-t-il ? Je crois que Luc nous invite à la lucidité. Il serait en effet doucement naïf d’imaginer quelqu’un d’admirable, de serviable, de gentil avec tout le monde puis de dire, en conclusion d’une parabole : « voilà, Dieu est comme cet homme ». Ce serait doublement faux : tout d’abord parce que cela réduirait la bonté de Dieu à une simple qualité humaine ; ensuite parce qu’un tel homme n’existe pas. Il y a chez Luc un certain pessimisme sur l’état de l’humanité, ce même pessimisme qui faisait dire à saint Paul : « Tous les hommes sont dévoyés, tous pervertis ; il n’en est pas un qui fasse le bien, non, pas un seul » (Rm 3, 12). Ainsi, lorsqu’on cherche une image de Dieu à partir de l’humanité, on est obligé de prendre en exemple un homme mauvais. Mais comment alors montrer que Dieu est bon ? Justement, plutôt que de dire : « Dieu est bon comme un tel est serviable », on peut alors dire : « bien que un tel soit mauvais, la volonté de Dieu qui est bonne n’est malgré tout pas empêchée de s’accomplir ». Ainsi dans notre parabole : malgré la méchanceté de ce juge corrompu, malhonnête, inique et arrogant, la justice de Dieu parvient à se frayer un chemin. La bonté de Dieu est telle que la méchanceté des hommes ne la tient pas en échec ; la vérité de Dieu est telle que les mensonges des hommes ne peuvent la faire taire ; la justice de Dieu est telle que l’iniquité du mauvais juge ne peut la bafouer tous les jours.
Nous connaissons tous des gens méchants (parfois, nous en avons fait la liste !) ; et nous avons tous affaire avec eux, que nous le voulions ou non. Que pouvons-nous tirer de cette parabole ? Luc nous retient d’imaginer une humanité où tout le monde serait honnête et solidaire, où tout le monde serait bon et gentil. Cela ne sert à rien de rêver. Nous ne parviendrons pas à rendre généreux les gens malhonnêtes qui nous entourent. En revanche, dans un contexte d’injustice généralisée, nous pouvons permettre à la bonté de Dieu de s’accomplir néanmoins. Par des moyens détournés, nous pouvons surmonter l’iniquité ambiante et obtenir un résultat favorable. Ce n’est pas par habileté juridique que la veuve a obtenu gain de cause ; ce moyen là restait inefficace à cause de la malhonnêteté du juge. Mais par sa pauvre persévérance, elle a comme désarmé l’arrogance de cet homme mauvais, et elle a obtenu justice.
Il n’est pas toujours facile de trouver le moyen qui va permettre de contourner la méchanceté universelle. Parfois, c’est la prière (quand plus personne ne croit) ; parfois, c’est la pureté (dans ce monde saturé d’images) ; parfois, c’est la fragilité personnelle (alors que tout le monde met en avant ses atouts). Ce ne sont pas des armes puissantes ou impressionnantes. Ces moyens là ne sont pas triomphants ou tonitruants. La pauvre femme n’avait comme argument que son veuvage, ce qui n’est pas un grand avantage, mais plutôt une faiblesse. Luc se souvient sans doute de ce que Paul disait par expérience : « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2Co 12, 10), précisément parce que nos fragilités sont capables de désamorcer les injustices, comme par miracle. Pour redire encore une fois la même chose avec d’autres mots, souvenons-nous de ce conseil de Jésus : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme les colombes » (Mt 10, 16). C’est par notre dénuement que nous vaincrons le monde. L’injustice ne peut s’imposer que par la force, mais qui pourrait résister à la faiblesse ? 

samedi 12 octobre 2013

28ème dimanche - année C

Le récit de cette guérison (Lc 17, 11-19) est, à première vue, assez simple : dix lépreux croisent Jésus ; ils sont guéris. C’est là un miracle ordinaire de la vie du Christ, cela n’étonne plus personne. C’est même un peu lassant d’entendre toujours ces récits de miracles. En tant que vieux chrétiens nous sommes un peu blasés, et nous disons : « encore un miracle ! Cette fois, il s’agissait de dix lépreux – tant mieux pour eux ». Pourtant, rester à ce niveau du merveilleux nous fait passer à côté de l’essentiel. Si on se laisse simplement intimider par la puissance de Jésus, l’évangile devient une collection d’exploits auxquels on croit plus ou moins, mais cela n’a aucune conséquence pour notre vie spirituelle. Or, si ces miracles sont racontés dans l’évangile, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont eu lieu, c’est pour que nous puissions en vivre nous aussi, deux mille ans après les faits.
Alors, au-delà de la simple guérison, relisons le texte. Jésus dit aux lépreux d’aller se montrer aux prêtres. C’était une coutume qui venait de la Loi de Moïse. La lèpre, on le savait bien, était une maladie grave et contagieuse. Aussi, lorsque quelqu’un avait une maladie de peau, il devait se faire examiner par un prêtre. Le prêtre n’était pas capable de le guérir – on ne savait pas soigner la lèpre ; le prêtre devait porter un diagnostic : s’agit-il de la lèpre ou bien est-ce une maladie bénigne ? Et s’il s’agissait de la lèpre, évidemment, il fallait mettre le malade en quarantaine, l’exclure totalement, pour éviter la contagion.
En chemin, les dix lépreux sont guéris. Neuf vont faire constater leur guérison aux prêtres, selon la Loi de Moïse et selon le commandement de Jésus. Ils vont voir ces prêtres, descendants d’Aaron qui ne savent pas guérir, mais qui, par leur sentence, doivent les réintroduire dans la vie sociale.
Et puis, il y a ce Samaritain qui fait le contraire, qui retourne voir Jésus. Voilà qui est une attitude curieuse, du moins un comportement atypique, différent, décalé. Qu’est-ce qui a bien pu pousser cet homme à renoncer apparemment à obéir à Jésus ? Voilà l’enjeu de cet évangile. Bien plus que la guérison miraculeuse, c’est cela qu’il est important de comprendre. Qu’est-ce que cet homme guéri a bien voulu faire en retournant ainsi voir Jésus ? La réponse est bouleversante de simplicité : ce Samaritain connaissait les prêtres de Moïse, ces hommes qui ne savent pas guérir mais dont le sacerdoce est assez puissant pour exclure un malade ou pour ramener un homme sain. Mais ce Samaritain a compris, en un instant, dans un éclair de génie, que ce sacerdoce qui ne sait pas guérir est maintenant aboli. Ce Samaritain revient vers Jésus pour témoigner qu’il reconnaît en Jésus le prêtre véritable, non pas comme les prêtres de Moïse qui ne savent que constater la souffrance. Jésus est prêtre (d’une manière qui est, certes, encore difficile à préciser), et son sacerdoce est capable de guérir les malades, de réconforter les humiliés, de soulager ceux qui souffrent. Le Samaritain ne se préoccupe pas d’aller voir les anciens prêtres incapables ; il sait, il veut, il doit, aller reconnaître ce sacerdoce nouveau, ce sacerdoce qui ira encore bien plus loin qu’une guérison. Jésus est le prêtre qui peut dire : « ta foi t’a sauvé ».
Dans ce récit, saint Luc nous montre ainsi quel est le sacerdoce nouveau inauguré par le Christ. Cette question était délicate pour les premiers chrétiens. Pour un homme de l’Antiquité, un prêtre, c’est un homme qui peut célébrer une immolation religieuse – et Jésus n’a jamais fait cela. Et pourtant, il faut le dire, d’une manière différente mais réelle, d’une manière bien plus authentique que les ‘‘sacrificateurs’’, Jésus est prêtre. C’est ce que dit, implicitement mais clairement, saint Luc dans cet évangile. L’auteur de l’épître aux Hébreux développe la même idée, lorsqu’il explique que les prêtres de l’ancien sacerdoce « sont absolument incapables d’enlever les péchés » (He 10, 11) ; en revanche, dit-il, Jésus est le « grand prêtre miséricordieux et fidèle » (2, 17), celui dont le sacerdoce agit avec puissance et bonté, avec force et compassion, pour sauver véritablement les hommes de toutes leurs misères.

Dès lors, aujourd’hui, tel est bien le ministère des prêtres de l’Eglise. Les prêtres d’aujourd’hui ne sont pas liés à Moïse ni au Temple de Jérusalem ; les prêtres d’aujourd’hui n’ont plus pour mission de chasser les lépreux et d’accueillir les hommes guéris. Les prêtres d’aujourd’hui sont des prêtres de Jésus Christ, et, comme Jésus Christ, ils ont donc la mission et le pouvoir de dire à un croyant : « ta foi t’a sauvé ». On ne le sait plus trop, malheureusement, parce qu’on ne voit plus dans le prêtre l’homme de la miséricorde. On voit le gestionnaire d’une paroisse, on voit un homme pressé, et on craint d’exposer ses péchés, ses douleurs, ses faiblesses au prêtre comme s’il s’agissaient de maladies honteuses. A l’époque de Jésus la lèpre était honteuse, terrible, atroce. Et c’est par leur audace que ces lépreux ont été guéris, et c’est par sa foi que ce Samaritain a été sauvé par surabondance. Je vous ai dit que les miracles ne nous intéressent pas pour être des récits merveilleux ; ils nous intéressent dans la mesure où nous pouvons les vivre aujourd’hui. Ce miracle de la guérison, en effet, chacun peut le vivre lorsqu’il va consulter un prêtre. Dans le secret d’un entretien spirituel, dans l’attention d’une écoute bienveillante, c’est bien le sacerdoce du Christ qui est à l’œuvre aujourd’hui pour accomplir un acte de salut. 

samedi 5 octobre 2013

27ème dimanche - année C

La première lecture (Ha 1, 2-3 ; 2, 2-4) n’est pas très réjouissante. On voit bien que c’est la catastrophe, la misère universelle et, au milieu de cet océan de désarroi, le prophète crie vers Dieu – et Dieu se tait, Dieu n’agit pas. Et puis enfin Dieu parle, pour dire : « Mon juste par la foi vivra », c’est-à-dire, à peu près : « Crois seulement ». Si c’était pour dire cela, ce n’était vraiment pas la peine de parler. Car croire lorsque notre vie est en apesanteur, croire lorsque le monde, la morale, le bonheur sont en chute libre, croire alors qu’on a déjà trébuché vers l’abîme, cela paraît sans objet, pitoyable, dérisoire. Dans ces moments-là, le silence de Dieu est une vraie douleur ; mais on peut aussi se demander si cette parole qui se résume à une invitation à croire n’est pas plus scandaleuse encore. Les événements me disent que tout est perdu ; l’absence de Dieu m’est insupportable ; cette seule parole – « crois » – ne peut guère me réconforter. Elle n’est qu’un paradoxe de plus et, dans le pillage et la violence, est-ce une énigme qui va me sauver ?  
Pourtant, une fois que nous avons crié avec le prophète contre le silence de Dieu et son exigence d’une foi qui se passe de signe, il nous faut un peu réfléchir. Qu’est-ce que la foi ? D’après le prophète – « mon juste par la foi vivra » – on peut définir la foi : ce qui donne la vie à un homme juste ; ou bien : ce qui donne la justice à un homme vivant. Pour la foi, seul importe d’être juste et d’être vivant – et cela peut s’entendre aussi bien de manière matérielle que spirituelle. En revanche, il n’appartient pas à la foi que Dieu soit sensible, qu’il parle ou qu’il agisse. Non, de cela il n’est pas question. Il s’agit bien, pourtant, pour le croyant, d’accomplir la parole de Dieu, certes. Mais le croyant est celui qui sait écouter un Dieu qui se tait. Il s’agit bien, pour le croyant, de discerner l’existence de Dieu. Mais le croyant sait reconnaître l’existence d’un Dieu absent. Il serait naïf de dire que la foi relèverait de l’évidence ; il serait puéril de vouloir guetter des preuves. Ce ne serait pas respecter la discrétion de Dieu qui a voulu se cacher précisément pour que notre foi soit libre et vigilante.
Le penseur français Blaise Pascal a beaucoup réfléchi sur ces questions et il a pris au sérieux le mot du prophète Isaïe sur le Dieu caché (Is 45, 15) : « toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable ; et toute religion qui n’en rend pas raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela »[1]. La force du catholicisme tient à ceci : nous ne disons pas que Dieu est visible, ou sensible, ou accessible. Nous affirmons au contraire qu’il est caché, discret, secret, silencieux, voilé. Cela fut même l’un des derniers messages de Jésus disant à l’instant de mourir : « pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps 22, 2 ; Mt 27, 46). Jésus lui-même a fait l’expérience du silence de Dieu devant le mal qui le touchait, lui, Jésus, le Fils bien aimé. Et Jésus a posé tout haut cette question que tout le monde se posait tout bas dès qu’un malheur survient : mais pourquoi Dieu reste-t-il aussi lointain, au lieu de nous libérer de nos épreuves ? Jésus a donc connu cela, et il ne s’est pas révolté, parce qu’il avait compris pourquoi Dieu se tait : en effet, celui qui vient régler tous les problèmes, qui a réponse à tout, qui soulage toutes les souffrances, celui-là n’est pas Dieu – c’est un dictateur, un illusionniste ou un charlatan.
Dieu ne règle pas tous les problèmes ; il ne nous dicte pas toutes les solutions. Dieu nous donne la force de porter les épreuves, et c’est très différent ; cette attitude seule respecte notre dignité, car elle nous permet d’être libres quoi qu’il nous arrive. Dieu ne répond pas à toutes les questions, mais il soutient notre foi devant la tentation du doute ; son silence, pour douloureux qu’il soit, n’est pourtant pas une petite aide qui nous introduit dans une confiance indéfectible. Dieu ne soulage pas toutes les souffrances, mais il donne à la souffrance des hommes une valeur nouvelle dans le mystère de la Croix et de la Résurrection ; alors que la douleur semble humainement dépourvue de sens, le mutisme de Dieu nous permet d’unir nos angoisses à celles du Crucifié. Le silence de Dieu au Calvaire est un fait qui reste mystérieux, indéchiffrable ; et pourtant dans ce fait, compris dans la foi, se trouve une force insoupçonnée, bien plus grande que si un coup de gloire divine avait permis à Jésus d’échapper au supplice. Désormais, le mal absolu, le pillage et la violence d’Habacuc, les blasphèmes, les injustices, tout ce que l’homme peut inventer comme cruautés devient le lieu d’une solidarité divine. Saint Augustin disait : « L’absence du Seigneur n’est pas une absence. Crois, et il est avec toi celui que tu ne vois pas »[2]. La foi est ce lieu, austère, qui nous permet de trouver au cœur même de la douleur et du silence le lien d’une communion.




[1] Blaise Pascal, Pensées, n° 598 [55]. Sur ce thème, on peut consulter la belle page du site de D. Descotes et G. Proust.
[2] « Absentia Domini, non est absentia : habeto fidem, et tecum est quem non vides » (saint Augustin, Sermon 235, sur les Disciples d’Emmaüs, 3).