samedi 31 août 2013

22ème dimanche - Année C

L’épître aux Hébreux (He 12, 18…24), entendue en deuxième lecture revient sur l’un des plus grands malentendus de l’histoire du salut. L’auteur fait en effet référence à l’Alliance scellée au pied du mont Sinaï et évoque « cette voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus entendre ». Pour mieux comprendre cette affaire, il faut aller relire le livre de l’Exode (chap. 20), et on voit en effet Dieu proclamer du milieu des ténèbres et du feu, d’une voix immense et solennelle les paroles de l’Alliance, le Décalogue. Et le peuple est effrayé de toute cette mise en scène divine tonitruante et il supplie Moïse : « Parle-nous, toi ; nous t’écouterons. Mais que Dieu ne nous parle pas de peur que nous ne mourions » (Ex 20, 19). En entendant Dieu parler, le peuple, littéralement, meurt de peur. Il pense que la parole de Dieu est insoutenable et que de l’écouter encore causerait sa mort. La parole de Dieu est dangereuse et il faut donc s’en protéger. Voilà quelle est cette « voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus entendre ».
Mais vous comprenez bien qu’il s’agit là d’un triste quiproquo. La Parole de Dieu, en effet, serait-elle source de mort ? Dieu voudrait-il tuer ceux à qui il s’adresse ? Ce serait insensé. Et pourtant, préférant la douceur à la contrainte, le Seigneur a écouté la prière du peuple. Dieu s’est tu, et désormais, c’est Moïse qui a parlé. Cet épisode de l’Ancien Testament possède une signification décisive pour comprendre les relations de Dieu et des hommes, pour comprendre la Parole de Dieu. Beaucoup de fidèles remarquent, à juste titre, que les livres de la Bible ont été écrits par des hommes. Les croyants disent que la Bible est parole de Dieu, mais les historiens disent que cette parole de Dieu a été écrite par Baruch, par Isaïe, par Moïse peut-être aussi, bref, qu’elle a été écrite par des hommes. Et les esprits forts soulignent alors le paradoxe : quelle est cette “parole du Seigneur” dont nous connaissons les auteurs humains ? La réponse vous la connaissez maintenant : s’il en est ainsi, c’est parce que nous, les hommes, avons demandé à Dieu de se taire, et parce que Dieu, dans une humble bienveillance, nous a obéi. Cette « voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus entendre », nous ne l’entendons plus ; ce qui nous faisait peur s’est éloigné.
Maintenant, l’épître aux Hébreux marque bien que l’ancienne Alliance, celle conclue au pied du Sinaï, est caduque, qu’elle est tombée en désuétude. Nous ne mettons plus notre foi en Moïse, mais en « Jésus, le médiateur d’une alliance nouvelle ». Cette alliance nouvelle fut conclue dans le sang du Christ ; elle est célébrée dans l’Eucharistie : « Ceci est le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle ». Quelle est donc notre situation ? Elle a changé de fond en comble. Lorsque nous célébrons l’Eucharistie, il n’y a plus cette machinerie grandiose de la fumée et du tremblement de terre, il n’y a plus cette voix de trompette. Autrefois, le peuple était terrifié ; aujourd’hui, il y a l’Eglise. L’épître aux Hébreux dit, en développant : la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, les milliers d’anges, l’assemblée des élus, les âmes des justes. Tout cela, c’est l’Eglise envisagée dans toutes ses dimensions, l’Eglise du ciel et de la terre, l’Eglise d’hier et d’aujourd’hui. Le rite de l’Alliance ancienne causait une peur de mourir. Le rite de la nouvelle Alliance fait alors surgir une communauté de ressuscités.
Certes, Jésus est mort, et nous communions à son corps livré et à son sang versé qui sont des signes de mort. Mais Jésus est ressuscité aussi, et c’est l’Esprit Saint, qui a ressuscité Jésus, qui vient consacrer le pain et le vin comme Corps vivant, comme Sang vivifiant. Et il existe entre l’Eucharistie et l’Eglise une intime union de telle sorte que l’Eglise qui communie au Corps du Christ ressuscité est elle-même le Corps du Christ ressuscité. Les grandes encycliques eucharistiques de Jean-Paul II ont profondément médité ce mystère : « L’Eglise vit de l’Eucharistie »[1] disait-il, comme pour affirmer cette identité vitale. Le Corps du Christ ressuscité c’est l’Eucharistie ; le Corps du Christ ressuscité c’est l’Eglise.
Résumons notre passage de l’épître aux Hébreux. L’ancienne Alliance avait suscité une certaine peur de Dieu. Nous avions demandé son silence, et nous l’avons obtenu. Désormais, à notre désir, la Parole de Dieu passe par des auteurs humains. Dans la nouvelle Alliance, Dieu agit autrement. Cette Alliance comporte un signe de mort – le corps livré, le sang versé – et un gage de résurrection. Dans la lumière de Pâques, l’Eucharistie est le pain vivant, la nourriture qui s’épanouit en vie éternelle. Apprenons de l’épître aux Hébreux à fréquenter ce don vital avec ferveur. Là où il y avait le Sinaï en feu et une grandeur terrifiante, il y a maintenant le pain vivant et une aimable douceur. L’ancienne Alliance était solennelle jusqu’à effrayer ; l’alliance eucharistique est une intime tendresse. Que notre cœur sache ainsi voir dans ce sacrement l’expression ultime de l’humble douceur de Dieu ; à cette école d’intériorité, apprenons à communier à ce don avec une immense gratitude.

dimanche 25 août 2013

21ème dimanche - Année C

On a beaucoup reproché à Jésus cette affaire de la porte étroite (Lc 13, 24). Quel est ce message de Jésus qui semble exclure du Royaume la multitude pour n’en garder que quelques uns ? Le salut est-il donc réservé à une petite élite ? Pourquoi l’entrée dans la vie éternelle suppose-t-elle des conditions si restrictives ? Ces questions, que l’on entend parfois, passent en fait à côté du sujet. Ce sont de mauvaises questions, qui ne conduisent qu’à des réponses fausses. Car il ne faut pas se tromper sur la parole de Jésus, il ne faut pas confondre menace et mise en garde. Menacer, c’est annoncer un châtiment qu’on va infliger ; mettre en garde, c’est prévenir d’un danger qui peut se produire. Et si Jésus voulait menacer, il ne dirait pas : « efforcez-vous d’entrer ».
Mais quelle est donc cette porte étroite ? Avec le seul texte français, on imagine une grande maison avec une toute petite porte, et on se dit que cette construction est bien mal agencée. Avec une telle image, l’évangile devient peu compréhensible. En réalité, le texte et le contexte biblique suggèrent qu’il peut s’agir, dans ce verset, de la porte d’une ville plutôt que de celle d’une maison. Imaginez une ville, cachée dans la montagne, par laquelle on accède au moyen d’un étroit défilé, par une sorte de canyon très resserré. Ceux qui ont visité le site archéologique de Pétra en Jordanie voient ce que je veux dire[1]. Pour aller à Pétra, il faut marcher entre deux hauteurs rocheuses, au fond d’un gouffre, sur une petite piste de sable tortueuse. A début de la piste, rien n’indiquait que ce chemin peu engageant conduit à une ville luxueuse, et les pilleurs de villes ne connaissaient pas cette voie secrète ; et, l’auraient-ils connue, il aurait été facile de les surveiller depuis la hauteur des falaises, de leur barrer le chemin et de les anéantir. C’est avec cette image d’une ville qu’on peut mieux comprendre la phrase de Jésus.
Que peut-on maintenant en tirer ? On voit d’abord que, pour accéder à la ville, il faut connaître son existence et savoir où elle se trouve. Pendant des siècles, les populations ignoraient le lieu de Pétra. La ville était ainsi défendue, protégée par sa situation perdue au milieu des montagnes. Des pillards ne pouvaient y accéder facilement ; elle est protégée par ses accès étroits et sinueux, dominés par des falaises. En revanche, les commerçants, eux, devaient connaître l’existence et l’emplacement de la ville. Mais, cela est évident, par un chemin aussi resserré, on ne peut pas faire entrer dans la ville des quantités de denrées. On peut amener ce que transporte un chameau, rien de plus. C’est dire que, si on veut faire du profit avec si peu de marchandises, il est inutile d’apporter des matières ordinaires. Il vaut mieux ne pas s’encombrer de produits de faible qualité et de faible prix. En revanche, si on apporte des épices, des étoffes et des pierres précieuses, on peut, avec le chargement d’un chameau, faire de bonnes ventes. C’est un peu cela que Jésus veut dire, je crois.
Pour entrer dans le Royaume des cieux, il faut d’abord savoir qu’il existe, et où il se trouve. Beaucoup de gens ignorent qu’il y a un salut, et ils ignorent donc ce qu’il faut faire, ce qu’il faut croire, pour être sauvé. Ces gens-là sont comme les riverains de Pétra qui ne connaissaient même pas l’existence de la ville. Ensuite, il faut accepter de prendre le chemin étroit, qui n’est ni confortable ni rassurant. C’est un chemin dont on ne voit pas le terme, parce qu’il est sinueux ; il faut du courage et de la persévérance pour arriver au bout. Enfin, et surtout, ce n’est pas la peine de s’encombrer de choses inutiles, volumineuses et sans valeur. Bien souvent, nous sommes englués dans des tas de petites richesses de pacotille ; nous tenons coûte que coûte à des réalités qui n’en valent pas la peine. Cela ne sert à rien d’entrer dans le salut avec de fausses richesses ; ce serait aussi décevant que d’entrer dans Pétra avec une cargaison d’oranges flétries en pensant qu’on va faire fortune ; quelle confusion alors ! Mais alors, quelles sont ces grandes richesses qui ne prennent pas de place avec lesquelles nous pouvons entrer dans le salut ? Ce serait d’abord la foi. C’est notre première richesse. La foi n’est pas encombrante, elle nous libère au contraire de tout ce qui n’est que secondaire. Puis, notre deuxième richesse, ce serait l’espérance, qui nous permet de persévérer même lorsque nous ne voyons pas le bout du chemin. Notre troisième richesse, de loin la plus précieuse et la plus discrète, ce serait l’amour. Tous ces actes d’amour minuscules, ces petites attentions à nos proches, sont comme des petits diamants très purs qui, dans le Royaume, brillent de leur éclat le plus intense.
Voilà ce que suggère cette image de la porte étroite, si on la replace dans le contexte de l’Orient ancien. Jésus ne menace pas d’exclure qui que ce soit. Il invite plutôt à rechercher, avec prudence et modération, le vrai chemin qui ne nous décevra pas.

samedi 17 août 2013

20ème dimanche - Année C

Manquait-on de sujets de discorde dans nos familles pour que Jésus se permette de venir y semer la zizanie ? Etait-ce vraiment opportun d’ajouter à toutes les occasions de dispute la foi chrétienne comme facteur supplémentaire de division ? La conclusion de notre évangile (Lc 12, 52-53) est pour le moins étrange. A Noël, nous disons de Jésus qu’il est le « prince de la paix » (cf. Is 9, 5) ; et aujourd’hui, lui-même avoue qu’il vient troubler la tranquillité des foyers.
Avant de tirer au clair cette difficulté, il n’est pas inutile d’observer d’un peu plus près cette famille que Jésus décrit comme divisée. Il s’agit d’une famille de cinq personnes dans laquelle trois sont toujours opposés à deux. Les membres de cette famille sont tous nommés : un père, une mère, une fille, un fils et une belle fille. Il y a donc deux parents, deux enfants (le fils et la fille) et une pièce rapportée (l’épouse du fils). Et, entre ces cinq personnes, Jésus nous décrit un enchevêtrement de relations conflictuelles. Examinons chacune de ces querelles.
« Père contre fils et fils contre père » : le père est le chef de famille, le propriétaire, le maître ; son fils vit avec lui et il est marié. Ainsi, le fils n’est donc pas le maître chez lui ; quoique marié, il n’est pas le chef, il reste soumis à son père. Dans l’Antiquité, cette situation du fils, jeune et entreprenant, brimé par l’obéissance due à son père, était compliquée. Un homme plein de projets devait se soumettre à un homme plus âgé, remplis d’expérience, mais moins audacieux. Le jeune homme voudrait innover ; le père souhaite surtout conserver ses habitudes. Il n’est donc pas étonnant que, dans une famille antique, il existe un conflit entre le père et le fils, conflit que le fils exprimait dans une exaspération : « quand mon père me laissera-t-il enfin prendre une décision ? ».
« Mère contre fille et fille contre mère » : la fille, qui vit toujours chez ses parents, n’est donc pas mariée. Elle n’est pas mère. Dans la mentalité d’Israël (qui valorise tellement la fécondité), la condition d’une fille pas encore mariée est difficile. Par rapport à sa propre mère, elle est dans un état d’infériorité ; elle n’a pas accompli sa vocation. On la méprise peut-être de n’avoir pas encore été demandée par un homme. Le conflit, du côté de la jeune fille, se teinte d’un certain dépit de n’être pas encore aimée.
« Belle-mère contre belle-fille et belle-fille contre belle-mère » : voilà la partie la mieux connue de la mésentente. L’épouse du fils n’est pas de la famille ; elle vient de l’extérieur. Cette jeune femme n’est pas encore maîtresse de maison, mais elle a épousé celui qui deviendra le chef de famille. La mère ne peut que désapprouver sa manière d’agir, sa manière d’attendre, sa manière d’espérer devenir la première dame du foyer. Chaque initiative de sa part est vécue comme une provocation. En plus, cette femme, avec tous ses défauts, a épousé son propre fils, qui était, lui, évidemment, sans défaut, puisqu’il était son fils. L’adoration d’une mère d’Israël pour son fils n’est pas une légende, et cela suffirait à expliquer que la belle-fille soit considérée comme une intruse dans cette relation exclusive, narcissique et fusionnelle.
Avec cela, il y a donc une constante opposition de trois contre deux. Qui sont ces trois et ces deux ? Il n’est pas très difficile d’envisager deux schémas d’alliance possibles, qui devaient d’ailleurs alterner selon les situations. La fille, le fils et la belle-fille (dont on ne dit pas qu’ils se disputent) pouvaient s’opposer au père et à la mère (qui doivent bien s’entendre) ; on a alors un classique conflit de génération, les trois plus jeunes contre les deux plus anciens. Mais on peut aussi voir comment le père, allié à sa fille (qu’il aime tendrement) et à sa belle-fille (qui n’est pas dépourvue de charme) peut s’opposer à l’union inébranlable de la mère et du fils. Voilà ce que Jésus décrit précisément. Ce ne sont pas des vérités générales. En quelques mots, il expose concrètement ce qu’était la vie intime d’une famille de son époque.
Et c’est dans cette famille que survient la foi chrétienne. La réalité de la foi ne change pas les caractères, les structures psychologiques des hommes. Avec ses rancunes, ses mesquineries, ses complexes, un homme devient croyant ; il accueille l’évangile. Devient-il alors, comme par magie, bienveillant, généreux, ouvert, libre ? Est-il guéri instantanément de ses étroitesses ? Non, bien sûr. Il devient croyant, c’est tout. Il ne faut pas demander à la foi de régler les questions psychologiques. Certes, la foi porte en elle l’exigence de la charité ; et la famille est de toute évidence un lieu d’exercice de la charité. Mais nous savons bien, par notre histoire personnelle, par examen de conscience, qu’il est parfois très difficile d’être charitable envers ceux qui nous sont les plus proches. Être bienveillant envers un collaborateur de travail qu’on quitte tous les soirs à dix-huit heures est finalement plus confortable que d’être charitable envers un conjoint, des enfants. Le collaborateur reste un étranger ; mais la vie des conjoints, la vie des enfants, c’est la propre vie de chaque membre de la famille, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout le monde est lié dans une famille, vitalement tenu par tous les autres. Être charitable en famille, est donc une charge continuelle, indéfinie, et parfois épuisante. Et dans toutes les familles, il y a ces deux et ces trois, ces groupes qui se font et se défont pour s’opposer les uns aux autres. Et la foi peut devenir un nouvel enjeu de dispute.
Alors que faut-il faire ? Faut-il conseiller aux familles de n’avoir pas la foi ? Bien sûr que non. Il vaut mieux des familles croyantes. Des familles naturellement divisées, privées des secours de la foi, ne peuvent que se désagréger encore ; et le bonheur n’est pas là. Des familles divisées et croyantes possèdent un avantage sur les familles divisées et non-croyantes : elles savent, par le Christ, que le sacrifice fait partie de l’unité. « Seul un grand esprit de sacrifice permet de sauvegarder et de perfectionner la communion familiale. Elle exige en effet une ouverture généreuse et prompte de tous et de chacun à la compréhension, à la tolérance, au pardon, à la réconciliation »[1]. La foi ne réalise pas cette bonne entente par miracle, indépendamment des efforts de chacun ; mais la foi indique l’attitude qu’on peut avoir pour que la famille ne souffre pas trop.
La description que donne Jésus n’est pas tellement optimiste, c’est vrai. La réalité familiale, même chrétienne, reste extraordinairement problématique, incroyablement douloureuse. Pourtant, en en parlant, Jésus veut peut-être dire que ce lieu de conflits et de rancunes n’est pas privé de la grâce. Jusque dans ses divisions, la famille est travaillée par la charité et les incompréhensions, les souffrances, les égoïsmes, ne seront pas soustraits à la miséricorde de Dieu, pourvu que chacun y mette un peu de foi. Et cela est sans doute déjà une bonne nouvelle.  



[1] Jean-Paul II, Familiaris Consortio (22 novembre 1981), n° 21. Pour ceux qui veulent relire ce grand texte de Jean-Paul II : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_exhortations/documents/hf_jp-ii_exh_19811122_familiaris-consortio_fr.html

samedi 10 août 2013

19ème dimanche - Année C

La conclusion de cette parabole de Jésus (Lc 12, 42-48) nous laisse une impression désagréable : ce serviteur qui a désobéi à son maître et qui reçoit de nombreux coups ne peut manquer de nous faire pitié. Cet homme, s’il n’est pas injustement puni, est du moins sévèrement puni ; et cela est déplaisant. Et, logiquement, nous désapprouvons ce maître qui est capable de châtier cruellement ceux qui ne se montrent pas irréprochables à son service… Mais, si nous pensons ainsi, avons-nous bien lu le texte ?
Allez vérifier par vous-mêmes, et vous verrez que rien, dans la parabole, n’indique que ces coups infligés au mauvais serviteur lui seraient donnés comme châtiment par son maître. Au contraire, quelques versets plus hauts, Jésus décrit la pénalité que le maître inflige à ce serviteur : « il se séparera de lui et le comptera parmi les hommes de peu de confiance ». Il n’est pas dit qu’il le brutalise ; au contraire, il lui inflige la punition la moins violente qu’on puisse imaginer. Il est incohérent de voir dans ce maître un bourreau cruel. Il nous faut mieux relire cette petite histoire.
Nous sommes dans un domaine agricole ; le propriétaire, le chef de famille, celui qu’on appelle le maître, doit s’absenter. Il a de nombreux domestiques et ouvriers qui vont continuer de travailler pendant son voyage. Il faut, évidemment, qu’il continue de les payer ; pour cette charge, le maître choisit un serviteur qu’il juge particulièrement fiable et digne : c’est le serviteur vigilant, attentif, honnête et droit qui doit remettre chaque jour aux ouvriers leur ration de blé, ce qu’ils ont gagné par leur travail pour nourrir quotidiennement leur famille. S’il fait cela, s’il s’acquitte de sa charge avec précision, tout se passe bien et, à son retour, le maître voit qu’il a eu raison de faire confiance à ce bon serviteur : il lui donnera des responsabilités plus hautes.
Mais si, au contraire, ce serviteur, qu’on croyait honnête, profite de sa position pour détourner à son usage les salaires qu’il devait verser, imaginez ce qui peut se passer. Nous voyons ce mauvais serviteur manger et boire, tandis qu’il prive ses compagnons de ce qui devrait les nourrir, eux et leurs familles. Les ouvriers, conscients d’être injustement traités viennent le voir, et lui demandent des explications : il les renvoie après les avoir rudoyés et persiste à leur refuser leur dû. Le lendemain, ils reviennent : ce retard dans le paiement de leur ration de blé met en péril la santé de leurs enfants. Le ton monte ; le mauvais serviteur reste inflexible et arrogant. Que pensez-vous qu’il arrivera le troisième jour ? Cet intendant inique, les ouvriers vont lui régler son compte et je vous promets une belle empoignade. Nul doute que le mauvais serviteur va recevoir un grand nombre de coups ; les autres aussi vont être amochés dans la bagarre, et ils ont eu tort de régler par la violence ce qui pouvait être décidé en justice. Les ouvriers lésés et impatients pourront recevoir un poing égaré ; un bâton hasardeux pourrait leur frapper le crâne. Mais, incontestablement, celui qui recevra le plus grand nombre de coups, celui sur qui tous voudront cogner, c’est l’intendant. Voilà, à mon avis, comment il faut reconstruire cette parabole.

Maintenant, que pouvons-nous en tirer ? Disons simplement que le maître doit représenter le Christ ; que son domaine peut être le monde ; disons que l’intendant, qui pouvait être fiable ou fourbe, ce sont les Apôtres, les évangélisateurs ; disons enfin que les ouvriers, ce sont tous les hommes qui ne connaissent pas encore l’évangile. Donner la nourriture, dans la Bible, est une image fréquente pour dire : transmettre la parole de Dieu, expliquer la révélation (cf. Mt 4, 4). La mission que le Christ confie à ses Apôtres, aux évangélisateurs, c’est donc de donner cette nourriture spirituelle au moyen de la prédication. Voilà la volonté de Dieu : que les croyants ne gardent pas la foi pour eux-mêmes, mais qu’ils aient à cœur de lui rendre témoignage. Si les évangélisateurs, qui connaissent cette volonté de Dieu, se montrent fidèles à l’accomplir, alors le monde deviendra pacifique. Mais si les croyants refusent d’annoncer leur foi, si les prédicateurs renoncent à enseigner, alors le monde restera violent. Un monde dans lequel la foi n’est pas annoncée est un monde dangereux ; l’humanité sans Dieu est à l’état sauvage (quel que soit, d’ailleurs, son niveau de développement technologique). Et, dit Jésus, que les croyants ne se fassent pas d’illusion : s’ils n’évangélisent pas, ils seront les premières victimes de la violence généralisée ; ce sont eux qui prendront le plus grand nombre de coups.
Moi qui ai la foi, je dois donc choisir entre deux situations : soit je convertis mon entourage, et je peux vivre en paix dans un monde évangélisé ; soit j’ai honte de ma foi, je me tais et je dois me résigner à subir toute la violence d’un monde barbare. Les coups, remarquez bien, ne sont pas la punition de ma lâcheté. La punition, c’est que le maître, le Christ, se séparera de moi et me considérera comme un incroyant, comme un violent parmi les violents.

Voilà la question décisive que Jésus nous pose par cette parabole : serez-vous évangélisateur ou incroyant ? On ne peut être simplement croyant pour soi ; l’alternative est bien : évangélisateur ou incroyant (il n’y a pas de milieu ; le croyant non évangélisateur n’a pas sa place dans cette logique). Serez-vous artisans de paix ou violent ? On ne peut être simplement pacifique pour soi, en se tenant à l’écart ; l’alternative est bien : artisan de paix ou violent. Car la seule manière de vivre dans un monde violent, c’est de le pacifier ; la seule manière de vivre dans un monde incroyant, c’est de l’évangéliser ; c’est de le convertir. 

samedi 3 août 2013

18e dimanche - année C

Cette petite histoire que Jésus invente (Lc 12, 16-20) est très suggestive et aisément compréhensible : à toutes les époques, on a connu de ces hommes à qui tout réussissait et dont l’existence s’est achevée prématurément dans une tragédie inimaginable. La veille, ils étaient au faîte de leur gloire ; le lendemain, ils étaient morts. On parle alors de destin tragique ; pour peu que l’homme soit passablement célèbre, cela fait vendre des magazines, la terre entière est émue, l’événement alimente les conversations. Et puis chacun continue de mener sa petite vie, bien confortable, bien matérialiste, comme avant.
Il y a pourtant dans l’histoire que raconte Jésus un détail vraiment insolite, quelque chose qu’on remarque à peine, et qui est pourtant décisif : cet homme, ivre de succès et au bord du gouffre, Dieu lui parle.
Pour être tout à fait complet, il a deux interlocuteurs : tout d’abord il se parle à lui-même, pour s’exhorter au luxe et à la nonchalance. Se parler à soi-même, entretenir un monologue est le signe d’une grande solitude morale. Ses terres l’ont enrichi, mais l’homme semble vivre dans une pauvreté affective très austère. « Je me dirai à moi-même… : repose-toi, mange, bois, profite de la vie » ; il faut être bien malheureux pour se dire cela, pour n’avoir personne d’autre que soi-même à qui le dire.
Mais, un instant après, quelqu’un d’autre parle à cet homme ; il ne s’agit pas d’une épouse, ni d’un confident, ni d’un familier, ni d’un domestique, ni d’un client (il est vraiment seul) ; il s’agit de Dieu. Et cela doit vraiment nous étonner : cet homme, riche, imbu de sa réussite, incapable d’avoir un ami, qui n’a comme seul projet que de jouir de ses biens, Dieu se dérange pour lui parler directement. D’habitude, Dieu s’occupe des humbles, des affligés, de la veuve et de l’orphelin ; c’est cela, si j’ose dire, son fonds de commerce. Il s’adresse aux misérables, aux estropiés, aux aveugles, aux pauvres types qui ont tout raté. Imagine-t-on que Dieu parle aux bourgeois, aux parvenus, aux nouveaux riches ? Et bien oui, Dieu leur parle.
Chez Lc, on possède un autre exemple de cela. En arrivant à Jéricho, ce n’est pas à un scribe zélé ou à un pieux pharisien que Jésus s’est adressé, mais à un certain Zachée, un homme à la richesse, sinon douteuse, du moins peu honorable. « Zachée, il me faut demeurer chez toi » (Lc 19, 5), lui avait dit Jésus, à la stupéfaction de la foule ; on le lui a reproché.

Et que dit Dieu lorsqu’il parle ainsi à un homme dont tout le bonheur solitaire consiste à vivre dans une fausse sécurité matérielle ? Il lui parle plutôt vertement, en le traitant d’insensé, d’homme dépourvu d’intelligence. Ce même mot est utilisé par saint Paul pour désigner celui qui ne pense pas à la résurrection. Reprenant l’image de la germination, image très familière dans toute l’Antiquité (e.g. Jn 12, 24), Paul interpelle un Corinthien : « Insensé – lui dit-il – ce que tu as semé ne devient pas vivant, à moins de mourir » (1Co 15, 36). Ce texte semble judicieux pour commenter notre évangile : en effet, cet homme riche est un agriculteur, un homme qui a semé beaucoup et a récolté plus encore. C’est bien à lui qu’il faut faire remarquer : « La mort du blé que tu as semé a été la source d’une fécondité excellente et chaque grain mort dans la terre à été la source de plusieurs nouveaux grains vivants dans l’épi. Et toi, qui t’es considérablement enrichi de ces morts et de ces résurrections des grains de blé, tu négligerais de penser que toi-même tu vas mourir… en vue d’une résurrection. Si tu ne fais rien pour donner à ta vie une vraie fécondité, qu’en sera-t-il pour toi, au jour de la résurrection ? »
Ainsi, ce n’est pas tant sur la mort que Dieu veut attirer l’attention de cet homme riche à qui il parle, que sur ce qui vient après. Dieu ne dit pas : « Tu es content maintenant, et je vais te faire mourir » ; c’est un dieu bien cruel qui dirait cela, et ce dieu-là n’est pas celui qu’annonce Jésus. Dieu suggère plutôt : « Tu vas ressusciter, tu vas entrer dans la vie éternelle ; comment prépares-tu ce bonheur éternel qui vient après ? ». Car le bonheur éternel n’a que faire des richesses ou du confort ; c’est dans la vie spirituelle que ce bonheur définitif se prépare, c’est dans la foi qu’il s’enracine, c’est dans la prière qu’on le fait grandir, c’est dans la charité qu’il s’épanouit. Au matérialiste à qui Dieu parle, voilà le message qui est adressé.

Dieu, assurément, ne veut perdre personne. Dieu sait bien que le succès est un piège ; pire : qu’il est une idole ; Dieu sait bien que la réussite est une drogue dure, un paradis artificiel qui rabougrit l’âme, une illusion qui empêche de mener une vie spirituelle sérieuse et réaliste. Alors Dieu parle à ceux qui réussissent, pour les avertir de quitter leur égoïsme malheureux, leur terrible solitude, et de s’occuper aussi de leur âme. Celui qui a des oreilles, qu’il entende.