jeudi 25 septembre 2014

26e dimanche - année A



Si Jésus avait commencé sa parabole (Mt 21, 28-32) par : « Un homme avait douze fils… », cela aurait été beaucoup plus confortable. « Un homme avec douze fils », on sait de qui il s’agit : c’est Jacob. Et ses douze fils sont bien connus : Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon, Dan, Joseph, Benjamin, Nephtali, Gad et Aser (cf. Gn 46). L’avantage, c’est qu’ils sont tous Juifs.
Mais ce n’est pas de cela que parle Jésus. Il dit : « Un homme avait deux fils… » (Mt 21, 28 ; cf. Lc 15, 11). De qui parle-t-il donc ? Il ne parle pas d’Adam qui a eu trois fils : Caïn, Abel et Seth. Il ne parle pas de Noé, qui a eu aussi trois fils : Sem, Cham et Japhet. Mais de qui parle-t-il donc ? Il parle soit d’Abraham qui a eu deux fils (Ga 4, 22) : Ismaël et Isaac – soit d’Isaac qui a eu deux fils : Esaü et Jacob. Et c’est là que surgissent les problèmes. Parce qu’il serait infiniment plus simple qu’Abraham n’ait eu qu’un seul fils : Isaac – et qu’Isaac n’ait eu qu’un seul fils : Jacob. Là, on serait en terrain connu. Mais non, Jésus rappelle à ses auditeurs, que, avant d’avoir Isaac, Abraham a été le père d’Ismaël et que, avant d’avoir engendré Jacob, Isaac a eu Esaü. Il n’y a pas de doute possible : Ismaël et Isaac sont frères, Esaü et Jacob sont frères. Certes, les descendants d’Isaac et les descendants d’Ismaël sont fâchés – ils n’en sont pas moins frères pour autant. Les descendants d’Esaü (le pays d’Edom) et les descendants de Jacob (les Juifs) ne s’entendent pas – ils ont pourtant le même père.
« Un homme avait deux fils ». Dès les premiers mots, cette histoire que Jésus va raconter irrite donc. Mais Jésus va plus loin encore. Le premier fils refuse d’aller travailler à la vigne de son père, ce qui n’est pas bien. Dans la mentalité antique, s’opposer à son père n’est pas une preuve de grandeur (cf. Lv 19, 3). Mais, ce mauvais fils opère un mouvement de conversion : « mu par la pénitence » (Mt 21, 29) dit le texte. Et il fait finalement la volonté de son père. Sans doute a-t-il pris du retard ; il arrivera en même temps que les ouvriers de la onzième heure de dimanche dernier (cf. Mt 20, 6). Mais il y va. Le second fils accepte d’aller travailler à la vigne, mais n’y va pas. Le texte ne nous donne pas de raison. Il n’accuse ni n’excuse : il n’y va pas, c’est tout.
Et Jésus, avec une tendre ironie demande lequel a accompli la volonté de son père. Il faut bien comprendre à quel dilemme il pousse ainsi ses auditeurs. Le premier fils d’Abraham, il n’y a aucun doute que c’est Ismaël, et pas Isaac. Il n’y a non plus aucun doute que c’est Esaü qui est né avant Jacob. Et Jésus parle à des descendants d’Isaac, des descendants de Jacob. Et il les force à dire que c’est le premier fils – pas Jacob, pas Isaac ; mais Ismaël, ou Esaü – qui accomplit finalement la volonté du père. Certes, pour ces premiers fils, les affaires étaient mal parties, et ils avaient commencé par refuser la Loi, par refuser la volonté de Dieu. Ni Esaü, ni Ismaël n’ont accueilli la volonté de Dieu ; ni l’un ni l’autre n’ont reçu la législation de Moïse. Et – l’évangile le dit explicitement – ils ont eu à se convertir, à se détourner de leur premier refus. Mais ils ont accompli cette conversion. Et maintenant, sans avoir la Loi de Moïse, sans avoir la Loi des Juifs, ils font la volonté de Dieu. Tandis qu’Isaac, second fils d’Abraham, et Jacob, second fils d’Isaac, se sont engagés à servir le Seigneur dans le cadre de la Loi ; et pourtant, ils ne font pas la volonté de Dieu (cf. Rm 2, 25-29). Le premier fils avait dit non, et s’est repenti ; le second fils a dit oui, et n’a pas tenu parole. Voilà ce que Jésus force ses auditeurs à avouer. On comprendra qu’ils n’aient pas été contents.
Les Juifs de l’époque du Christ savaient, avec grande fierté, qu’ils étaient les fils d’Abraham, et ils n’aimaient pas qu’on leur rappelle qu’ils partageaient cette dignité avec d’autres. Ils n’aimaient pas qu’on leur rappelle qu’Abraham avait eu « deux fils ». Sur ce point, la parole de Dieu se montre plus exigeante que le désir des hommes. Et si la vérité du texte ne s’accorde pas à nos petites pensées, c’est pourtant la Parole de Dieu qui a raison.

Plus qu’une prophétie du refus du Christ par les Juifs et de l’accueil de la foi par les païens, cette parabole nous invite à considérer ce que c’est que d’avoir un frère. On n’est pas obligé de bien s’entendre avec son frère, on n’est pas obligé d’être d’accord avec lui sur tout, on n’est pas obligé de vivre toujours avec lui ; mais on ne peut pas dire : il n’est pas mon frère. Dans le contexte d’un schisme dans l’Eglise en Afrique du Nord, saint Augustin a su redire cela, et avec quelle force : « Bon gré, mal gré, ils sont nos frères… A ceux qui vous disent : “Vous n’êtes pas nos frères”, répondez : “Vous êtes nos frères” »[1]. Parfois nos frères ne nous ressemblent pas, parfois nous avons des raisons de leur en vouloir. Nous devons pourtant toujours dire : « vous êtes nos frères ». Evidemment, ce n’est pas facile. Mais notre relation à Dieu passe aussi par nos fraternités humaines. « Celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère » (1Jn 4, 21).




[1] « Velint nolint, fratres nostri sunt. (…) His qui dicunt vobis : non estis fratres nostri, dicite: fratres nostri estis » (saint Augustin, Sur le Psaume 32 ; II, 29 [Office des lectures du 14ème mardi du Temps Ordinaire]). 

vendredi 19 septembre 2014

25e dimanche - année A

Cette parabole des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16) est vraiment difficile à comprendre. Elle paraît illogique, l’histoire ne tient pas debout : quel patron aurait l’idée de payer le même salaire à des ouvriers qui travaillent une journée et à d’autres qui ne travaillent qu’une heure ? Comment ne pas considérer comme injuste son attitude ? Et comment ne pas considérer comme légitime la déception des besogneux ? Il y a beaucoup de détails dans ce récit qui nous heurtent. Comment faire alors pour mieux lire ?
Remarquons tout d’abord que c’est le maître de la vigne lui-même qui sort de chez lui pour embaucher les ouvriers. Dans les habitudes de l’Orient ancien, le propriétaire confie à un régisseur, à un intendant cette tâche. Là, c’est lui-même qui prend cette peine. Le contexte économique décrit dans cette parabole ne paraît pas être des plus favorables. Des ouvriers sont là qui attendent qu’on les recrute ; cela ressemble fort à une période de chômage. Ceux qui sont reçus en dernier le disent clairement : « personne ne nous a embauchés » (Mt 20, 7). Ainsi, ces ouvriers agricoles savent que leur situation est mauvaise : ils ont des bras, de la force pour travailler, mais l’activité économique est pauvre, et personne ne leur donne de travail. Certains cependant sont pris dès la première heure ; le salaire est fixé à un denier, une pièce d’argent ; c’est un salaire raisonnable permettant de faire vivre une famille modeste. Il n’est pas inutile de savoir comment se faisait la négociation du salaire dans l’antiquité ; on peut aller lire le livre de Tobie : le vieillard Tobie recrute un guide pour accompagner son fils dans un voyage et il lui dit : « je t’engage pour un drachme par jour… et je dépasserai le prix convenu » (Tob 5, 15-16). L’idée est que l’on s’accordait sur un salaire, mais on laissait toujours miroiter la possibilité d’une prime si le travail était particulièrement bien fait, si l’issue était heureuse, si la vendange était plus abondante que prévu. Le salaire fixé était une base, un minimum légalement garanti, ouvrant à l’espérance d’un bénéfice.
On voit ensuite le maître du domaine continuer son manège : il sort périodiquement de chez lui pour embaucher d’autres ouvriers, jusqu’à la fin du jour. Une fois que le travail est achevé, et que le soir est venu, il faut payer leur salaire aux journaliers. Le Deutéronome dit en effet : « chaque jour tu lui donneras son salaire, sans laisser le soleil se coucher sur cette dette » (24, 15). Pour distribuer la paye, le maître du domaine se met en retrait, il envoie son intendant. Celui-ci commence par verser leur salaire aux derniers qui reçoivent un denier ; sans doute ont-ils bien travaillé et reçoivent-ils le salaire d’une heure augmenté d’une prime conséquente. Aussi, les premiers se disent qu’ils vont toucher leur salaire d’un jour, un denier, et en outre une prime très rentable. Déçus, que peuvent-ils faire ? La tentation est grande de refuser ce salaire qui devient ridicule en raison de l’absence de bonification ; ils pourraient protester, en espérant ainsi obtenir mieux. Mais le contexte économique est désastreux et ce serait prendre un grand risque que de rejeter cet argent. Auront-ils le courage d’exprimer tout haut leur humiliante déception ? Ce serait dangereux. Alors ils se mettent à murmurer.
Et là le maître du domaine revient au premier plan. En effet, les critiques ne concernent pas l’intendant, qui ne fait qu’exécuter les ordres ; il faut que le maître parle. C’était la même chose lorsque le peuple murmurait contre Moïse : c’est Dieu lui-même qui était visé (cf. Ex 16, 1-12), et Dieu prenait alors la parole. Le maître en personne intervient donc. Il interpelle le contestataire en lui disant « Ami » (Mt 20, 13). Dans l’évangile de Matthieu, ce nom est ambigu ; c’est ainsi que Jésus appelle Judas au moment où le traître le livre (Mt 26, 50). C’est un mot affectueux qui est adressé à celui qui est en train de se perdre, comme une ultime provocation à revenir vers le Seigneur. Puis le maître invite à un examen de conscience : « faut-il que ton œil soit mauvais parce que moi je suis bon ? » (Mt 20, 15). Evidemment, il n’y a rien à répondre à cela : car c’est dans le cœur de l’homme que se trouve la jalousie qui inspire ces sentiments de révolte et d’aigreur, non dans la générosité du maître. Pourquoi la révélation de la bonté devrait-elle causer jalousies et rancunes ?

Voilà donc pour cette petite histoire. Maintenant que nous la comprenons un peu mieux, que pouvons-nous en tirer ? En racontant cette parabole un peu invraisemblable, Jésus veut faire comprendre à ses auditeurs une idée invraisemblable : c’est que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes. Dieu n’a pas de préférés à qui il donne plus ; ou plutôt, Dieu n’a que des préférés à qui il donne tout. Cela, les Juifs n’étaient pas prêts à l’entendre. Ils avaient l’impression que toute la Bible leur disait à longueur de pages : vous êtes les meilleurs, Dieu n’aime que vous, les autres sont des moins que rien. Pourtant Moïse déjà rabaissait les fanfaronnades et les fiertés du peuple. Il expliquait que si Israël a été choisi, ce n’était pas en raison de ses mérites, mais à cause du seul amour de Dieu (Dt 7, 7-8 ; 9, 4-5) ; mais Moïse n’a pas été entendu. Et voilà que Jésus vient dire, en parabole, la même chose que Moïse : les ouvriers de la première heure et ceux de la dernière heure sont pareils ; Dieu aime les uns comme il aime les autres ; il donne aux uns comme il donne aux autres. Il ne donne pas plus aux uns qu’aux autres, parce qu’à chacun il donne tout.
Saint Paul dira cela avec plus de force encore : « Il n’y a plus le Grec et le Juif, il n’y a plus l’esclave et l’homme libre… car tous vous ne faites qu’un dans le Christ » (Ga 3, 28). Comment donc ? Les Juifs ne sont pas mieux que les Grecs païens ? Non ! Les hommes libres ne sont pas plus importants que les esclaves ? Non ! Trop souvent, nous projetons nos grandeurs humaines dans les pensées de Dieu, et nous croyons que Dieu raisonne avec nos catégories. Nous voyons des gens à qui tout réussit, et nous pensons : ils sont bénis de Dieu. Nous en voyons d’autres qui ont des épreuves, et nous disons : Dieu ne les aime pas. Jésus vient donc démentir ce raisonnement trop humain.
Dans la communion eucharistique, nous voyons bien que le Christ se donne totalement : non pas plus aux riches et moins au pauvres ; non pas plus aux bien-pensants et moins à ceux dont la foi est tiède ; non pas plus aux saints et moins aux pécheurs. A chacun, il se donne, totalement. Accepter cela, sans envieuse mesquinerie, sans reproche sournois, est assurément un enjeu de la vie spirituelle.


vendredi 12 septembre 2014

Croix glorieuse

Quarante jours après la Transfiguration, la fête de la Croix glorieuse nous rappelle quel est le fondement de notre foi : le mystère de la mort du Christ. Cette fête peut sembler étrange, tant qu’on pense que la croix serait seulement une chose ; rendons-nous un culte à un bout de bois ? Non bien sûr. Si la croix est présente dans notre foi, ce n’est pas comme un objet mais bien d’une manière spirituelle : par les sacrements, et surtout le baptême (« c’est dans sa mort que nous avons été baptisés » ; Rm 6, 3) et l’eucharistie (qui est le « mémorial » de la Passion[1]) ; par le « signe de la croix » qui ouvre et conclut toutes nos prières ; et, aujourd’hui, par cette fête de la croix glorieuse qui nous invite à méditer sur l’abaissement de Jésus dans la mort et son exaltation auprès de Dieu.



C’est précisément cela que décrit la deuxième lecture (Ph 2, 6-11). Ce texte n’est probablement de Paul. Il semble que l’apôtre cite ici un fragment liturgique, une hymne que les chrétiens de Philippe connaissaient et chantaient lors de leurs assemblées cultuelles. On sait (en particulier par le témoignage de Pline le Jeune[2]) que les premiers chrétiens avaient composé des textes poétiques et théologiques pour chanter la gloire du Christ. Telle est donc, vraisemblablement, la nature et l’usage de ce passage de la lettre de Paul.

Qui est le Christ ? Pline le Jeune disait que les disciples de ce « Christ » lui adressaient des louanges « comme à un dieu »[3]. Ce n’est pas totalement faux, puisque l’hymne se conclut par l’affirmation solennelle : « Jésus Christ, Seigneur ! » (Ph 2, 11). Mais c’est très incomplet car, avant que les croyants n’affirment la divinité de Jésus, le Christ a d’abord nié sa propre divinité pour venir parmi nous : « lui qui était dans la condition de Dieu, il n’a pas jugé bon de revendiquer d’être traité à l’égal de Dieu » (Ph 2, 6). Il faut voir comment ce texte révèle un mystère insondable et bouleversant : Dieu préfère notre humanité à sa propre divinité, au point de mettre de côté sa prérogative divine pour venir au secours des hommes dans leur coupable détresse. Il accepte de s’anéantir à notre profit, de se déposséder de lui-même en notre faveur.
Qui est le Christ ? La réponse de ses contemporains est sans hésitation : « il fut reconnu comme un homme » (Ph 2, 7), voilant le mystère de son origine divine sous les traits d’une humanité ordinaire. Ses compagnons ne pouvaient qu’ignorer qu’il était Dieu. Ils voyaient un homme, comme eux-mêmes étaient des hommes ; et s’il leur avait dit d’emblée : « je suis Dieu », ils l’auraient pris pour un fou. Alors que notre société est devenue athée, nos asiles accueillent encore ceux qui prétendent être Dieu ! A quoi pouvait-on voir qu’il est Dieu : « il s’humilia lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, la mort en croix » (Ph 2, 8). Qui pouvait mourir en croix, sinon les bandits, les malfaisants, la racaille du monde ? A l’époque, les criminels honorables, les notables délinquants échappaient à cette honte ; la croix, c’était le supplice des voyous, des minables. Et c’est comme cela que lui est mort. Osera-t-on dire qu’il est mort pour une cause ? Aux yeux des hommes, il n’était qu’un petit rabbin juif à la doctrine étrange, mi-thaumaturge, mi-agitateur, qui n’avait regroupé autour de lui qu’une douzaine de médiocres. Il a eu la mort pitoyable d’une vie ratée.



Qui est Jésus ? « C’est pourquoi Dieu l’a exalté » (Ph 2, 9). Que signifie le verbe « exalter » ? Jésus est-il revenu des morts pour se venger d’Hérode et de Caïphe ? S’est-il montré à Ponce Pilate pour le maudire ? Non. C’est dans le secret de Dieu que Jésus est passé de la mort à la vie. Et cette résurrection n’a pas été triomphe ni vengeance. Cette résurrection fut Eglise. Que veut dire que « tout genou fléchisse » devant lui (Ph 2, 10) ? A-t-il réduit en esclavage ses bourreaux ? A-t-il mis ses juges en prison ? Non. Il a envoyé ses apôtres aux hommes, afin qu’ils se convertissent. C’est le ministère des évangélisateurs qui est ici décrit. S’il est reconnu maintenant comme « Seigneur » par ceux qui croient en lui, ce n’est pas une revanche qu’il prend sur ses accusateurs. Ce n’est pas pour lui qu’il a cherché l’honneur, mais afin que l’humanité puisse s’épanouir dans « la gloire de Dieu le Père » (Ph 2, 11). 

Il fallait tout cet itinéraire compliqué, qui passe par l’incarnation (secrète), par la mort (honteuse), par la résurrection (attestée par douze pauvres témoins), pour que l’humanité comprenne que Dieu n’est pas son ennemi. Il fallait que le Christ souffre pour que les hommes acceptent d’être eux-mêmes, dans la justice et la vérité, la fierté de Dieu. En regardant cette croix glorieuse que la liturgie nous donne à voir aujourd’hui, osons affirmer la seigneurie de Jésus au profit de tout homme.




[1] « Seigneur Jésus Christ, dans cet admirable sacrement, tu nous as laissé le mémorial de ta Passion. Donne-nous de vénérer d’un si grand amour le mystère de ton corps et de ton sang, que nous recueillions sans cesse les fruits de ta rédemption » (oraison de la messe du Saint Sacrement).

[3] « Ils assuraient que toute leur erreur ou leur faute avait été renfermée dans ces points : qu’à un jour marqué, ils s’assemblaient avant le lever du soleil, et chantaient tour à tour des vers à la louange de Christ, comme s’il eût été dieu ; qu’ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, ni d’adultère ; à ne point manquer à leur promesse » (Pline le Jeune, Lettre X, 97). 

samedi 6 septembre 2014

23e dimanche - année A

« Donc, l’accomplissement parfait de la loi, c’est l’amour » (Rm 13, 10). Voilà bien une phrase trop simple dont le sens a été bien galvaudé. Certains pensent aujourd’hui que l’amour est la valeur absolue et que le seul vrai critère de l’amour est la sincérité. Il suffirait de sentir qu’on aime pour être parfait, sans reproche. Et l’on oublie de se demander si l’amour lui-même, qui est bien la valeur absolue, ne devrait pas obéir à certains critères. L’amour n’a-t-il vraiment « jamais connu de loi »[1] ? N’est-il pas plutôt le lieu d’une exigence forte et stimulante ?
Pour être bien comprise, cette phrase de saint Paul doit être replacée dans son contexte. L’inquiétude de saint Paul concerne le rôle et la place de la loi de Moïse. Ici, c’est bien cette loi de Moïse qu’il évoque en citant quelques-uns des commandements : « Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol » (Rm 13, 9). La question est de savoir comment mettre en pratique ces commandements, comment les accomplir. Et la réponse de saint Paul est que l’accomplissement des commandements suppose de contempler l’amour, la charité – et il est sous-entendu : la charité du Christ. La phrase de saint Paul peut donc se traduire ainsi, d’une façon plus explicite : « l’accomplissement parfait de la loi de Moïse, c’est la charité du Christ ».
Si l’on en reste à des enjeux de morale ou de psychologie, on se trompe sur le sens de cette phrase. On ne voit que l’amour (le sentiment, qui, lui, en effet, « n’a jamais connu de loi »), et on justifie toutes les attitudes ambiguës au nom d’une conception erronée de l’amour chrétien. On parle même aujourd’hui de ‘‘tuer par amour’’ (et on appelle cela euthanasie, un mot sérieux qui déresponsabilise). On ne se rend pas compte qu’un tel raisonnement est profondément dévoyé, parce qu’il prend pour mesure de l’amour un petit sentiment de compassion qui peut être sincère, mais qui n’est pourtant pas la vérité de l’amour. Il y a là un piège. Si un sentiment est la valeur suprême du christianisme, alors « tout est permis » (mais alors « Dieu est mort » !). C’est une erreur grave que de raisonner ainsi.



Ce n’est pas cela que dit saint Paul. D’ailleurs, le propos de l’apôtre n’est pas tant moral que vraiment théologique. Je le répète : « l’accomplissement parfait de la loi de Moïse, c’est l’amour du Christ » ; c’est-à-dire : la loi de Moïse était une prophétie de la vie du Christ. Les premiers chrétiens disaient que le Christ avait été tué en Abel (Gn 4), lié en Isaac (Gn 22), vendu en Joseph (Gn 37), et immolé comme l’agneau pascal (Ex 12). Il faut donc être attentif et accepter de regarder la croix avec un peu de lucidité : l’amour du Christ en notre faveur a consisté à offrir sa vie, à ne recourir à aucune violence alors qu’il était injustement torturé ; l’amour du Christ a consisté à n’adresser aucun reproche à ses disciples qui le trahissaient et l’abandonnaient les uns après les autres ; l’amour du Christ a consisté à rester en silence devant ceux qui le jugeaient, alors qu’il lui aurait été facile d’accuser ses persécuteurs ; l’amour du Christ a consisté à se laisser confondre avec des voleurs, des criminels sordides, et à endurer leurs insultes ; l’amour du Christ a consisté à excuser ceux-là même qui le torturaient et à implorer pour eux la miséricorde de Dieu : « Père, pardonne-leur, il ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). C’est cet amour-là qui est, selon le mot de saint Paul, l’accomplissement de la loi, parce que la loi n’était rien d’autre qu’une prophétie de la Pâque de Jésus. Ici, saint Paul ne parle pas d’autre chose que de cette charité incompréhensible par laquelle le Christ est mort et dans laquelle il est ressuscité.

En disant encore que « l’amour ne fait rien de mal » (Rm 13, 10), saint Paul désigne bien cet amour comme innocence, au sens propre du terme : l’amour du Christ était une incapacité à nuire à qui que ce soit. L’amour vraiment chrétien doit se tenir dans ce registre de l’innocence. Et on voit alors comment la mise en pratique des commandements est importante pour vivre un amour vrai : « Tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne commettras pas de meurtre ; tu ne commettras pas de vol ».
Demandons au Seigneur de nous donner ce double éclairage de conscience nécessaire pour vivre droitement : que notre amour soit exactement fidèle aux commandements de Dieu, et que notre pratique des commandements soit transfigurée par l’amour.