dimanche 31 mars 2013

Dimanche de Pâques


Qu’est-ce donc qu’être croyant ? Nous tous, réunis ce matin, nous sommes croyants – sinon, nous ne serions pas là, sans doute – mais en quoi croyons-nous ? en qui croyons-nous ? Il ne suffit pas de dire que nous croyons qu’il y a un Dieu qui serait là pour nous protéger des malheurs, nous préserver de la souffrance. Cette petite image, cette petite idole d’un dieu confortable et sécurisant ne tient pas longtemps. Nous avons médité vendredi les récits de la mort de Jésus : l’idée que Dieu serait une assurance contre la douleur ne correspond pas à ce que la croix du Christ nous a révélé.
Mais alors, en qui croyons-nous ? quelle est notre foi ? Il ne suffit pas non plus de croire qu’il y a un Dieu qui punit les pécheurs et récompense les saints. Dieu n’est pas simplement une justice finale qui viendrait régler les comptes au jugement dernier. En effet, sur la croix, c’est bien autre chose que Jésus nous a révélé. En mourant, Jésus n’a pas dit : Père, condamne-les, car ce sont des pécheurs. Il a dit : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Ainsi, il n’est pas du tout sûr que Dieu soit, en fin de compte, l’accusateur des coupables, le vengeur de tous les crimes.
Mais alors, quel est le cœur de notre foi ? Le cœur de notre foi n’est pas une idée de Dieu, ni même une idée sur Dieu. Le cœur de notre foi est un événement. Le cœur de notre foi est la réponse à cette question : que s’est-il passé le dimanche matin ? Il s’est produit cette chose étonnante : les disciples de Jésus, qui étaient affligés par sa mort douloureuse et injuste le vendredi à trois heures sont allés sur sa tombe pour se recueillir ; c’est un geste étrange, que nous faisons pourtant nous-mêmes. Et là, ils ont été bouleversés de voir le sépulcre ouvert, les linges en place, et le cadavre absent. Et les disciples ont assez vite compris qu’il n’y avait aucune explication humaine à ce tombeau ouvert, qu’il n’y avait pas de raison terrestre à ces linges en place, qu’il n’y avait pas de cause matérielle à l’absence du cadavre. Il n’y a qu’une pensée possible – loin d’être évidente, qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer – que Jésus, cet homme mort le vendredi, enfoui dans le sépulcre le samedi, est, de sa propre initiative, de sa propre autorité, vivant le dimanche matin. Si Dieu n’est pas celui qui a préservé Jésus de la souffrance, si Dieu n’est pas celui qui a puni les bourreaux de Jésus, Dieu est en revanche celui qui manifeste, dans la résurrection de Jésus, combien sa vie est plus puissante que nos morts.
Etre croyant, c’est cela : croire que Jésus était mort le vendredi – vraiment mort – et qu’il est vivant – vraiment vivant, vivant avec son corps – le dimanche matin et que cela n’est l’œuvre que de Dieu. Comprenons bien de quoi il s’agit : la résurrection, ce n’est pas être vivant dans le souvenir de ses amis, être présent spirituellement aux côtés de ses proches, comme on peut le dire d’un défunt dont la personnalité a été marquante. Le ressuscité n’est pas non plus une sorte de fantôme de conte fantastique ni un mort-vivant de film d’horreur. Plus important : la résurrection n’est pas non plus de la simple survie de l’âme, immortelle, tandis que le corps tombe en ruine. A l’époque de Jésus, tous les païens savaient déjà que l’âme est immortelle et si ce n’était que cela, l’apport de la foi chrétienne aurait été nul. La résurrection, c’est Jésus (Jn 11, 25), vivant avec son corps, son propre corps de chair, ce même corps qui était dans le tombeau sans vie la veille.

Mais il y a plus important encore, car la résurrection, qui concerne Jésus tout d’abord, concerne aussi tous les hommes qui partagent avec Jésus la même nature humaine faite d’un corps et d’une âme. Avant Jésus, à quelques exceptions près, Hénoch (Gn 5, 24), Elie (2R 2, 11), tous les hommes mouraient et laissaient sur terre leur cadavre. Ces quelques privilégiés de l’ancien Testament ne sont d’ailleurs pas morts et il est donc logique qu’on n’ait pas leur tombeau. Mais, voici l’essentiel : avant Jésus on pouvait, théoriquement, compter le nombre d’individus passés de vie à trépas, on pouvait compter les cadavres, on pouvait compter le nombre de morts, ces trois résultats coïncidaient car tous les défunts avaient laissé leur cadavre et étaient définitivement morts. Et voilà que ce dimanche matin, si on compte, d’un côté, le nombre des hommes passés de vie à trépas, et, de l’autre, le nombre de cadavres et le nombre de morts, on trouve cette chose stupéfiante : le nombre des trépassés est supérieur d’une unité au nombre des morts. L’humanité doit faire ce constat étrange : il manque un cadavre.
Et vous comprenez sans peine que si un homme est entré dans la mort pour en ressortir, si un homme a réussi à s’enfuir du tombeau, qui était pourtant la prison la plus définitive qu’on puisse imaginer, c’est que les autres vont suivre. Quand un détenu s’évade d’une prison, il part rarement seul ; c’est que la geôle est devenue une passoire. Et c’est bien ce qui se produit aujourd’hui : la mort est une prison ouverte ; il y a eu une mutinerie. Le chef de la bande est un certain Jésus, prince de la vie, condamné injustement à devenir l’otage de la mort. Mais ce prisonnier habile s’est laissé faire, il est entré dans la prison, pour, de l’intérieur, en déverrouiller les portes ; il est sorti en éclaireur et les autres défunts ne vont pas tarder à suivre.
Du point de vue de la mort, cela est une catastrophe ; c’est la ruine. La logique si bien rôdée depuis les origines de l’humanité est prise en défaut. Il manque un cadavre, c’est-à-dire : un défunt n’est plus un mort ; tout est mis sens dessus-dessous. Et il ne s’agit pas d’une image, d’une manière de parler ; il ne s’agit pas d’une grande idée pour dire « la vie est plus forte ». Il s’agit d’un fait, concrètement constaté, irréfutablement établi : il manque un cadavre ; il y aujourd’hui a un homme mort de moins qu’il n’y a d’hommes ayant décédé. Comptez-les : il y a un écart d’une personne. Et sur la base de cet écart entre le nombre des décédés et le nombre des prisonniers de la mort, la foi chrétienne affirme : « je crois en la résurrection de la chair ».
Et pourtant, nous continuons de visiter nos cimetières, et nos tombes familiales se remplissent d’année en année. Et à chaque enterrement, nous réaffirmons notre conviction que l’âme est immortelle (conviction que nous partageons avec la plupart des non-chrétiens) ; et nous affirmons aussi notre foi en la résurrection des corps (conviction qui relève spécifiquement de la foi chrétienne). Et nous ne voyons pas que les morts ressuscitent ; certes. Et pourtant, nous voyons, chaque dimanche des vivants qui n’ont pas peur de la mort, des vivants qui sont certains de ressusciter, des vivants qui n’ont pas besoin de voir eux-mêmes un mort sortir du tombeau, parce que cela est déjà fait et attesté par des témoins dignes de foi. Il ne reste plus qu’à attendre que les murs de la prison tombent définitivement ; mais nous avons déjà la certitude que la partie est gagnée. La mort ne se remettra pas de l’évasion de Jésus.
Qu’est-ce qu’être croyant ? C’est témoigner par notre présence, ce matin, que Jésus est ressuscité. Car, si nous ne voyons pas encore les morts ressusciter, nous voyons tous les chrétiens rassemblés et la conviction de chacun, ce matin, est moins qu’une preuve, mais plus qu’un indice que Jésus est vraiment ressuscité. La foi de chacun est un argument plausible, fiable, crédible, une affirmation de la défaite de la mort. Ayons le courage d’être les uns pour les autres des témoins de cette joie que rien, pas même la mort, ne pourra nous ravir (bénédiction solennelle de Pâques). 

jeudi 28 mars 2013

Jeudi Saint


Pourquoi, lorsqu’il célèbre la messe, le prêtre dit-il : « ceci est mon corps livré pour vous » ? Il reprend les mots de Jésus, bien sûr, mais il n’est pas Jésus. Le prêtre est un homme dont vous connaissez tous les défauts, et ce pain qu’il consacre ne devient pas le corps du prêtre, mais bien – on vous le dit lorsque vous communiez – « le corps du Christ ». Ne serait-il donc pas plus raisonnable que le rite se déroule ainsi : le prêtre, à l’autel, invoquerait la venue de l’Esprit Saint puis, une fois que l’action de l’Esprit aurait produit son effet, le prêtre déclarerait, constaterait : « ceci est maintenant le corps du Christ » ? Mais non, depuis deux mille ans, saint Paul l’atteste (1Co 11, 24), les prêtres célèbrent l’eucharistie en disant : « ceci est mon corps » ; qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce une usurpation d’identité ? Le prêtre fait-il semblant d’être le Christ ? Joue-t-il un rôle ? Cette question est redoutable, et vaut la peine qu’on y réfléchisse un instant.
Qu’est-ce donc qu’un prêtre ? C’est un homme, pas meilleur que les autres, qui a choisi de donner à sa vie un sens nouveau, entièrement tourné vers la gratuité. Le prêtre ne produit rien, il n’a pas de famille, il n’exerce pas de métier, il ne fait pas de politique, il n’a aucune utilité sociale. Il a renoncé à tout cela. Non que tout cela soit mauvais – ce n’est pas la morale chrétienne qui demande de rejeter cela – mais, lui, il y a renoncé. Ce n’est pas à cause d’une raison qu’il y a renoncé, c’est en vue d’une finalité, et cette finalité peut s’énoncer en deux mots : « pour vous ».
La plupart des gens vivent pour eux-mêmes ; on ne peut pas leur en vouloir, il est naturel de rechercher sa survie d’abord, son confort ensuite. Certains, moins égoïstes, acceptent de vivre avec les autres, ce qui n’est pas sans créer de réelles difficultés : vivre avec d’autres nous oblige à une érosion de nos désirs et de nos plaisirs, et cette érosion est forcément douloureuse. On le sait dans toutes les familles. Le Christ est venu vivre avec nous ; c’est le mystère que nous célébrons à Noël : dans la naissance de l’enfant, nous découvrons que Dieu est « avec nous ». Que Dieu vive avec nous n’a pas été chose facile… nous avons fini par tuer ce Dieu qui voulait vivre avec nous. Mais il y a quelque chose de beaucoup plus austère, et de beaucoup plus épanouissant à la fois ; voyant bien que l’humanité ne supportait pas de vivre « avec » Dieu, Dieu a choisi de vivre « pour » l’humanité. C’est pourquoi, à la veille de mourir, le Christ a dit : « ceci est mon corps livré pour vous ». En disant cela, le Christ révèle à qui veut l’entendre qu’il ne vit pas pour lui-même, qu’il ne se contente pas de partager généreusement son existence avec d’autres, mais qu’il se dépossède totalement de telle sorte qu’il préfère la vie de l’Eglise à sa propre vie.
Si le prêtre ose dire également : « ceci est mon corps livré pour vous », c’est qu’il est entré, malgré ses faiblesses et malgré ses limites, dans cette attitude du Christ – ou plutôt, c’est que le Christ l’a choisi et l’a introduit, sans mérite de sa part, dans sa propre charité. Dès lors, le prêtre est, comme le Christ, engagé à préférer la vie de l’Eglise à son propre confort. Le prêtre n’a pas donné quelque chose à l’Eglise ; il n’a pas donné de son temps à l’Eglise ; cela serait de la générosité tout à fait louable. Le prêtre est celui qui donne son corps vivant (Rm 12, 1) pour que l’Eglise vive. Lorsqu’il dit : « ceci est mon corps livré pour vous », c’est le corps du Christ qui advient sur l’autel, pas le corps du prêtre ; mais le prêtre peut néanmoins dire cela en vérité, parce que lui aussi a donné son corps pour l’Eglise.
On mesure mal à quel point ces mots sont une déclaration d’amour. A chaque fois que sont prononcés ces mots du Christ en mémorial (Ex 12, 14 ; 1Co 11, 24-25), c’est le Christ qui affirme qu’il préfère la vie de l’Eglise à sa propre vie. Et ce mémorial n’est pas seulement un souvenir : puisque ces mots sont dits chaque jour, cet amour est affirmé chaque jour ; cet amour est vécu chaque jour. Puis, à chaque fois qu’un prêtre prononce ces mots du Christ, ce prêtre affirme aussi qu’il aime l’Eglise plus qu’il ne s’aime lui-même. Comment est-il possible d’aimer l’Eglise plus qu’on ne s’aime soi-même ? Je ne sais pas si cela est possible – c’est probablement impossible humainement ; mais le choix de Dieu fait en sorte que cela soit vécu librement par ceux qui acceptent cette mission. Parler de l’Eucharistie comme du sacrement de la charité – ainsi que le suggérait la collecte – c’est dire la même chose du sacerdoce : Dieu proclame son amour pour tous les hommes à chaque fois qu’un prêtre exprime sa charité pour l’Eglise lorsqu’il redit les mots de Jésus à l’autel.
Je rêve parfois que le monde entier entende cette phrase du Christ : « ceci est mon corps livré pour vous » ; je rêve que tous ces gens qui vivent pour eux-mêmes en ce moment, qui courent à leurs affaires à l’extérieur des églises, comprennent en un instant que Dieu les aime, eux, plus qu’il ne s’aime lui-même ; je rêve que ce message bouleversant retentisse à la conscience de tout homme : si Dieu existe, c’est pour vous. Nous sommes, ce soir, ici, nombreux à ce qu’il semble, mais pas assez encore. Vous entendez les prêtres témoigner de ce mystère à chaque eucharistie, mais plus nombreux que vous sont les hommes qui n’entendent jamais cela, soit parce qu’ils ne veulent pas l’entendre, soit parce qu’ils ont été rendus sourds à cause des épreuves de la vie, soit parce que personne ne leur a montré la vérité du sacrement de l’amour. On ne peut rien reprocher à ces gens qui ignorent ; nous devons nous interdire de juger qui que ce soit. Mais nous mesurons quelle est notre responsabilité ; nous mesurons quel doit être notre amour de l’Eglise pour que ceux qui n’appartiennent pas à l’Eglise voient et qu’ils ne puissent pas faire comme s’ils ne voyaient pas.
Enfin, si des jeunes gens se demandent s’il est possible d’aimer l’Eglise plus que de s’aimer soi-même, si certains hésitent à donner à leur vie le sens d’une gratuité complète, je veux dire ceci : tout le monde doit savoir que l’égoïsme est un enfer ; c’est un enfer très confortable, mais c’est un enfer. Se consacrer au service des autres, c’est entrevoir le paradis. Dimanche dernier, nous avons entendu ce mot de « paradis », mot étrange prononcé par Jésus sur la croix, lorsqu’il promettait à ce pauvre bandit qui n’avait plus que quelques minutes à souffrir : « tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43). Celui qui a fait l’abandon de son corps pour l’Eglise, celui qui aime l’Eglise plus qu’il ne s’aime soi-même se trouve dans une situation très inconfortable, mais il voit le paradis. Et voir le paradis, c’est déjà un peu y être. Il ne faut pas se raconter d’histoires : dire : « ceci est mon corps livré pour vous », être prêtre, voir le paradis, tout cela c’est la même chose : c’est être le Crucifié. Dieu aime l’humanité plus qu’il ne s’aime lui-même, il nous aime à son propre détriment, jusqu’à la croix. Dans la consécration sacerdotale, le prêtre fait de cette douloureuse vérité l’axe de sa vie ; c’est une joie bien austère. Mais Dieu ne renoncera jamais à aimer les hommes ; alors, logiquement, il y aura toujours des prêtres. Sachant cela, heureux ceux qui répondront à cet appel de l’amour ; bienheureux ceux qui diront : « ceci est mon corps livré pour vous ». 

dimanche 24 mars 2013

Dimanche des Rameaux - année C


En expliquant le choix inattendu et atypique de son nom, le Pape François a décrit ainsi la grande figure du saint homme d’Assise : « C’est pour moi l’homme de la pauvreté, l’homme de la paix, l’homme qui aime et préserve la création ; en ce moment nous avons aussi avec la création une relation qui n’est pas très bonne, n’est-ce pas ? C’est l’homme qui nous donne cet esprit de paix, l’homme pauvre… Ah, comme je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres ! » (16 mars 2013)[1].
Ce mot de pauvreté est celui qui revient le plus souvent, de la manière la plus marquante dans les articles de presse au sujet de notre nouveau Pape. Il y a là, en effet, quelque chose qui appartient à l’essence même de l’Eglise. On peut dire, ce n’est qu’un demi paradoxe, que le trésor de l’Eglise, la richesse de l’Eglise, c’est sa pauvreté. Jésus le rappelle à ses disciples à la veille de mourir : « Quand je vous ai envoyés sans argent, ni sac, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » (Lc 22, 35). Voilà ce que c’est que l’Eglise : des gens envoyés sans argent. C’est cette intuition qui fut celle de saint François dans le contexte de la bonne bourgeoisie d’Assise au début du XIIIe siècle ; telle est aujourd’hui l’intuition de notre Pape.
Mais il y a plus : à tout ce que fut François – l’homme de la pauvreté, l’homme de la paix, le gardien de la création – il faut ajouter évidemment qu’il fut l’homme de la croix, l’homme qui a porté en son propre corps les marques mystiques de la charité et de la souffrance du Christ mourant. Ces stigmates de saint François sont un mystère pour la raison et une énigme pour la foi. Mais au seuil de cette Semaine Sainte, il n’est pas inutile de se rappeler qu’il n’y a pas de vraie pauvreté, pas de vraie recherche de la paix, pas de respect pour la création sans référence à la croix. Le monde est tellement avide d’argent, tellement perclus d’intolérance et d’agressivité, tellement égoïste et rempli de pillage, que la logique de François – la logique du Christ – ne peut manquer d’être contestée, jusqu’à la mort.
Le Pape, en s’imposant ce nom nouveau avant de célébrer le mystère pascal avec toute l’Eglise, nous indique peut-être qu’il est prêt à marcher jusqu’à la croix. En nous invitant à prier pour lui, il nous demande si nous voulons bien l’accompagner.


[1] Lien sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/holy_father/francesco/speeches/2013/march/documents/papa-francesco_20130316_rappresentanti-media_fr.html

dimanche 17 mars 2013

5ème dimanche de Carême - Année C


         Lorsque le peuple est sorti d’Egypte, et que pendant quarante ans, il a marché sur le sable du désert, le Seigneur, qui l’accompagnait, a pris soin d’écrire sur de la pierre la Loi morale. Cette Loi que Dieu a donnée à son peuple n’était pas une tyrannie de Dieu ; c’était plutôt une pédagogie. Dieu est le père de son peuple, et il ne voulait pas laisser son peuple tâtonner pour ce qui est le plus important. Pour comprendre la vie, pour construire la paix, pour établir la justice, pour trouver le bonheur, le peuple avait besoin d’aide. Et c’est précisément cette aide que Dieu a donnée aux fils d’Israël. C’est cela le Décalogue.
         Et dans cette Loi, Dieu a écrit sur le rocher, sculpté dans le marbre : « Tu ne commettras pas d’adultère » (Ex 20, 14). Ce commandement n’est pas une décision arbitraire de Dieu. Si Dieu prend soin d’interdire l’adultère, c’est parce que l’adultère détruit la confiance dans une famille. Le plaisir de la passion amoureuse est capable d’obnubiler un homme, de le rendre aveugle. Pourtant, ce n’est pas là que se construit le vrai bonheur ; dans le respect et la confiance, le bonheur d’un couple se vérifie par la fidélité mutuelle. Et ce bonheur de la fidélité est incommensurable avec le plaisir de la passion. C’est pour cela que le Seigneur interdit l’adultère. Et comme cette Loi n’est pas susceptible de changer, comme elle est valable pour tous les hommes de tous les temps, Dieu a écrit sur le rocher, il a sculpté sur le marbre (Ex 31, 18). C’est une Loi indélébile.
         Et aujourd’hui, dans l’évangile, on présente à Jésus une femme coupable d’adultère. Jésus sait que Dieu a écrit dans la pierre : « Tu ne commettras pas d’adultère ». Jésus sait également ce que Moïse a dit pour commenter cette Loi : il a ordonné de lapider les adultères – les hommes comme les femmes, d’ailleurs (Dt 22, 22). Mais il y a une différence entre l’écriture de Dieu et celle de Moïse. Ce que Dieu a écrit est indélébile ; ce fut gravé sur la pierre. Ce que Moïse a écrit est un commentaire, écrit avec de l’encre sur un parchemin. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas sur le même plan que le commandement de Dieu. L’autorité de Moïse est très grande, puisqu’elle lui vient du Seigneur. Mais l’autorité du Seigneur lui-même est évidemment supérieure. Ainsi, il y a ce que Dieu a écrit sur le rocher, et ce que Moïse a écrit sur le parchemin. Et ensuite, d’une manière étonnante, il y a Jésus qui écrit sur le sable. Tous les enfants le savent bien : quand on écrit sur le sable, cela ne reste jamais très longtemps. Le vent et l’eau, les pas des promeneurs ont tôt fait d’effacer l’inscription. On n’écrit donc pas sur le sable une parole définitive ; ce serait absurde. Pourquoi Jésus écrit-il sur le sable ? On lui demande d’écrire la sentence, la condamnation de cette femme. Dieu a écrit la Loi sur le rocher, il l’a écrite de manière indélébile, parce que la Loi est pour notre bien, pour que nous trouvions le bonheur. Mais le châtiment, lui, ne peut pas être écrit sur le rocher, il ne peut pas être gravé de façon indélébile ; parce que Dieu est plein de pitié et de miséricorde. Si la Loi a été sculpté dans la pierre pour notre bien, la condamnation, elle, est écrite sur le sable, d’où elle s’efface immédiatement ; et c’est encore pour notre bien. Aussi, aujourd’hui, nous savons ce que Dieu a gravé sur les tables de pierre, nous savons ce que Moïse a écrit sur le parchemin, mais nous ignorons quelle condamnation Jésus avait griffonnée sur la poussière.
         Mais il y a quelque chose de plus étonnant encore. La parole définitive de Dieu, la Loi morale, a été écrite sur le rocher ; le commentaire de Moïse a été écrit sur le parchemin. Aujourd’hui, nous n’avons plus ni le rocher écrit par Dieu, ni le parchemin écrit par Moïse, mais nous avons conservé le texte, dans nos Bibles. Jésus, lui, a écrit sur le sable, et nous n’avons conservé ni son écriture, ni ce qu’il a écrit. Et Jésus, ensuite, a parlé : « Moi, je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus ». Une parole, le son d’une voix, c’est encore moins qu’un mot tracé sur le sable. Le mot écrit sur la poussière reste au moins quelques minutes, avant d’être effacé. Mais une parole dite, elle s’envole en un instant, elle ne reste pas. Et pourtant, cette parole que Jésus a prononcée, cette parole qu’il n’a pas écrite, ni sur le sable, ni sur le parchemin, ni sur la pierre, cette parole est définitivement gravée dans nos cœurs. Cette parole de miséricorde, cette absolution, que seule la femme a entendue – tous les autres étaient partis – cette parole qui révèle le pardon que Dieu seul sait donner, cette parole est écrite dans notre conscience, parce que c’est là le message central du Christianisme. La vérité définitive, la vérité complète, la vérité libératrice n’avait pas besoin d’être écrite autre part que dans nos cœurs.
         Ce que Dieu a écrit sur le rocher – « Tu ne commettras pas d’adultère » – est vrai ; c’est une vérité austère, pédagogique, constructive, c’est un repère qui nous détourne des mauvais chemins. Ce que Moïse a écrit sur le parchemin, qu’il faut lapider les adultères, était vrai ; c’était une vérité pour son époque. Cette vérité est incompréhensible aujourd’hui et le commandement de Moïse nous paraît inhumain. Mais il est toujours difficile de comprendre le passé avec nos critères modernes. Dans un monde de violence, Moïse a voulu contenir la violence des hommes, sans parvenir à l’éliminer. La peine de mort prévue dans le système judiciaire de l’ancien Israël est à situer dans ce contexte. Notre époque, d’ailleurs, continue, dans certains pays, de pratiquer la peine de mort. Nous n’avons pas à donner de leçons au passé. Néanmoins, cette sentence de Moïse a été abrogée par la miséricorde du Christ. Ce que Jésus a écrit sur le sable n’a été vrai que dans la mesure où cela devait être effacé – et aujourd’hui nous n’en savons rien. Enfin, ce que Jésus a dit – « Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus » – ce pardon qu’il a donné, cela est vrai pour toujours et est inscrit à jamais dans nos cœurs. Ce qui était écrit sur le rocher était pour mettre l’homme en garde contre le malheur ; ce que Jésus a dit était pour révéler le visage d’un Dieu d’amour et de pitié. Et aujourd’hui, lorsque nous lisons le Décalogue, lorsque nous lisons ce qui fut écrit par Dieu sur le rocher, nous devons aussi nous souvenir de ce que Jésus a dit. Il faut tenir ensemble ces deux paroles qui s’éclairent mutuellement. La miséricorde de Jésus n’a pas abrogé ni relativisé le Décalogue. Jésus n’a pas dit : « Tu peux continuer à pratiquer l’adultère ; le péché désormais n’existe plus ; tout est permis » ; non, il a dit : « ne pèche plus », confirmant ainsi plutôt la valeur de la Loi. Le commandement de Dieu nous protège du péché ; l’absolution de Jésus nous libère de la culpabilité : c’est bien le même projet de bonheur qui s’exprime de ces deux manières complémentaires, et non contradictoires. Il faut donc entendre, comprendre et accepter ensemble : « Tu ne commettras pas d’adultère » et « Moi, je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus ».
         En examinant votre conscience – ce qu’il faut bien faire de temps en temps – vous pouvez faire cet exercice spirituel : vous pouvez relire les dix commandements, sérieusement, lucidement. Et après avoir scruté votre vie sur chacun de ces dix commandements, vous pouvez méditer la parole du Christ : « Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus » ; vous pouvez même en faire une sorte de litanie entre chaque commandement. Alors, du plus profond de votre cœur jaillira une lumière, une liberté face au péché et face à la culpabilité ; alors le bonheur sera à portée de la main. 

dimanche 10 mars 2013

4ème dimanche de Carême - Année C


Les trois paraboles de Lc 15 sont des textes difficiles. Jean-Paul II avait donné un commentaire de celle que nous lisons aujourd’hui. Relire ce commentaire est toujours profitable ; Lettre encyclique Dives in misericordia (30 novembre 1980) ; n° 5-6. On peut consulter ce texte sur le site du Vatican – lien :  

http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_30111980_dives-in-misericordia_fr.html

            Est-il injuste de pardonner ? Voilà la grande question que pose Lc 15. L’évangile que nous avons entendu dimanche dernier posait plutôt le problème inverse. La question était alors : est-il injuste que des innocents souffrent ? Ces Galiléens que Pilate avait fait massacrer sans raison, ou bien ces pauvres gens qui avaient péri dans l’effondrement de la tour de Siloé semblaient avoir été frappés par un destin aveugle. La souffrance causée par le hasard est un défi que la réalité lance à notre conception de la justice humaine. Les épreuves qui frappent les hommes justes, les souffrances qui paraissent non méritées nous révoltent. Ce que Jésus voulait dire alors, je crois, c’est que personne ne mérite de souffrir et que devant la détresse humaine, tout homme, qu’il soit bon ou mauvais, qu’il soit juste ou pécheur, a le droit d’être secouru, protégé, aidé. Car Dieu ne regarde pas l’humanité en faisant le tri : « il fait se lever le soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45).
            Aujourd’hui, la question n’est donc pas d’estimer les épreuves qui affligent les honnêtes gens, mais, à l’inverse, d’estimer le pardon accordé aux pécheurs. L’opinion de bon sens est a priori exprimée par le fils aîné : son frère est un homme impie, qui a abandonné les siens, qui a volé sa part d’héritage, qui a dilapidé le patrimoine familial pour mener grande vie. Le moins qu’on pourrait exiger, c’est que ce fils indigne “paye” pour tout ce mal qu’il a commis. Dimanche dernier, nous étions amers de ce mal qui frappe les honnêtes gens ; aujourd’hui, nous sommes consternés de ce bien qui arrive à un homme malhonnête. Il paraît impossible de pardonner ainsi, sans condition ; pire : cela paraît irresponsable. Ce père qui ouvre ses bras, qui accueille, et qui fait la fête semble être un faible, un imprudent, un homme sans principe. Recevoir ainsi dans la joie son fils, paraît contraire à toutes les règles de la pédagogie ; c’est de l’incitation à la débauche.
            Il est curieux pourtant que nous soyons ainsi choqués par le bien comme par le mal. Dans nos relations avec Dieu, tout nous révolte : les malheurs de l’existence qui accablent les justes nous révoltaient dimanche dernier ; les bontés de Dieu envers les pécheurs nous révoltent aujourd’hui. D’un côté, nous imaginons un Dieu cruel, et nous rejetons ce Dieu cruel ; de l’autre, nous imaginons un Dieu laxiste, et nous rejetons ce Dieu laxiste. Pourtant, il nous faut être un peu plus lucides : le Dieu cruel, tout comme le Dieu laxiste, ne sont que le fruit de notre imagination. Car Dieu n’est ni cruel, ni laxiste. Dieu est juste et miséricordieux : sa justice est la plus miséricordieuse qui soit ; et sa miséricorde est la plus juste qui se puisse concevoir.
            Le mal existe, c’est un fait ; l’homme est pécheur. En partant de ce constat, Dieu ne demande qu’une seule chose : pardonner. Et pour cela, il n’exige qu’une seule chose : un aveu sincère et libre. Est-il laxiste de pardonner à celui qui se reconnaît pécheur ? non. Aux yeux de Dieu, il n’est pas injuste de pardonner à celui qui rentre en lui-même, qui discerne sa faute, qui veut changer de vie et renoncer au mal – c’est même cela la justice de Dieu. A l’inverse, est-il cruel de ne pas pardonner à ceux qui refusent de se reconnaître pécheurs ? non plus. Car il est impossible d’accueillir pour la fête ceux qui se vantent de leurs fautes, qui fuient dans de fausses excuses, qui se canonisent eux-mêmes. Voilà comment Dieu en use avec nous. Dieu est miséricordieux au point de pardonner à ceux qui reviennent vers lui ; Dieu est juste et il met en garde ceux qui refusent d’avouer leurs torts et qui pourraient ainsi se priver de sa bonté. Cette logique est très simple.
            Le fils aîné, lui, vit dans une toute autre logique. Il croit seulement en la justice : celui qui fait le mal doit être puni, celui qui fait le bien doit être récompensé ; et il se croit juste lui-même. Il se dit : « je suis un honnête homme ; il est normal que je reçoive des honneurs, de la richesse, du confort ». Car c’est, en effet, un honnête homme que ce fils aîné, dévoué, serviable, généreux, fidèle ; mais il fait de son honnêteté un fardeau, il voit son dévouement comme l’attente d’une récompense, il considère sa générosité comme de l’héroïsme et sa fidélité devient de l’intransigeance. En fait, ce bon fils est plein de jalousie ; s’il a travaillé pour son père, ce n’est pas par amour, mais par intérêt. Derrière chaque bonne action se trouvait un calcul, soigneusement tenu depuis le premier jour. Et aujourd’hui, le fils aîné présente la note : il a le droit d’être considéré. Son courage dans le travail était en fait une vengeance ; en cherchant à capter les compliments de son père, il voulait haïr son frère. Et il n’avait pas de mal, sans doute, à faire remarquer sa bonne conduite. Lorsque son mauvais frère est enfin parti, il pensait avoir gagné la partie : le pécheur s’est exclu lui-même – se disait-il – c’est à mon tour de profiter maintenant. Il ne sait pas encore que dans sa logique qui voulait chasser le pécheur, il s’exclura lui-même de la joie finale.
            Il y a donc, dans cet évangile, deux logiques différentes, qui s’opposent : 1° la logique de la pure justice demande qu’on récompense le bien et qu’on punisse le mal ; c’est la logique du fils aîné. 2° la logique de la justice miséricordieuse demande qu’on pardonne à ceux qui reconnaissent leurs torts ; c’est la logique du père. La première logique qui veut exclure le pécheur, conduit à cette illusion terrible de se croire juste soi-même. Parce qu’il est honnête, le fils aîné se constitue alors juge universel et se décerne à lui-même le premier prix de morale. Et pour cela, il se permet de chasser son frère, il refuse celui qu’il considère comme pécheur – et lui-même est incapable de se considérer comme pécheur. La deuxième logique est plus déstabilisante ; elle consiste à accueillir les pécheurs repentis. Cela ne veut pas dire qu’on approuve leurs actes ; cela veut dire qu’on se reconnaît soi-même pécheur. Mon frère a commis une faute ; je dois d’abord reconnaître que moi-même j’ai aussi commis des fautes. Si mon péché n’a pas été aussi grave ou aussi scandaleux ou aussi visible que celui du fils prodigue, je dois reconnaître que c’est par grâce que j’en ai été préservé. Et donc, je n’ai pas le droit de juger mon frère ; et je n’ai pas le droit de juger Dieu qui lui pardonne. La première logique a conduit le fils aîné à rester au-dehors, refusant l’accueil, refusant la joie, refusant la fête. La seconde logique a conduit le père à tuer le veau gras et à se réjouir du retour de son fils. Il nous faut choisir : la logique de la justice rigoureuse qui risque de priver le fils aîné de la joie, ou bien la logique du père qui introduit le pécheur dans le pardon et la fête.
            Ce choix est l’enjeu de toute une vie. Il nous faut décider si nous acceptons, pour l’éternité, la compagnie des pécheurs. Soit nous pensons être justes et nous considérons les pécheurs comme des gens infréquentables ; alors nous nous privons nous-mêmes de la fête. Soit nous reconnaissons que nous sommes pécheurs, et nous acceptons d’entrer dans cette fête des pécheurs qu’on appelle le salut. Jésus veut que ce choix soit lucide. 

samedi 2 mars 2013

3ème dimanche de Carême - année C


Ces Galiléens massacrés par Pilate étaient-ils de grands pécheurs ? et ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, étaient-elles particulièrement coupables ? (Lc 13, 2 ; 4). Aujourd’hui, on ajouterait : pensez-vous que cette famille française, que ces enfants enlevés par des islamistes au Cameroun étaient des impies notoires ? Cette question scandaleuse hante toute la réflexion humaine et notre pensée butte sur l’énigme de la souffrance. Faut-il donner une connotation morale aux épreuves qui nous surviennent ? Cette question que Jésus pose tout haut, chacun se la pose tout bas et il faut avoir le courage de l’affronter, sereinement, logiquement, avec prudence : car cette question est piégée.
Dans l’Antiquité et, dans une certaine mentalité fataliste, aujourd’hui encore, des hommes peuvent penser que le mal qui leur arrive est toujours la punition justifiée d’une faute ancienne. Ce raisonnement tragique consiste à identifier la chance avec une bénédiction de Dieu, et la malchance avec un châtiment. Beaucoup vivent ainsi dans l’idée qu’ils sont choisis par Dieu quand tout va bien pour eux – même s’ils font le mal par ailleurs – et beaucoup endurent les épreuves de la vie comme un châtiment – même si, par ailleurs, ils ont toujours pratiqué l’honnêteté. Ce genre de raisonnement est très néfaste ; ces gens attachent de l’importance à ce qui leur arrive, en bien ou en mal, plutôt que d’examiner leur conscience sur ce qu’ils font eux-mêmes. Le risque est de vivre dans l’illusion la plus complète, jusqu’à devenir incapable de se connaître soi-même. Il faut donc rejeter absolument ce mode de pensée : non, les vicissitudes qui nous frappent ne sont pas un châtiment ; non, la chance n’est pas une bénédiction. Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui nous rend heureux ou malheureux n’est pas ce qui nous arrive mais ce que nous faisons. Celui qui fait le bien est heureux du bonheur qu’il donne autour de lui ; celui qui fait le mal est malheureux et vit dans une grande misère spirituelle, quel que soit par ailleurs le confort de son existence.
Mais alors, si le malheur qui nous tombe dessus n’est pas mérité, notre foi est menacée de vertige : Dieu, qui est tout puissant, et qui laisse ainsi les innocents souffrir, est nécessairement un Dieu injuste. La souffrance devient alors un scandale ; Dieu est mis en accusation et il n’y a plus d’autre attitude raisonnable que de perdre la foi. Comment faire, en effet, pour rester croyant ? Il n’est pas inutile, peut-être, d’aller faire un tour du côté de l’Exode. On voit bien que le peuple hébreu souffre injustement, qu’il est opprimé par les Egyptiens et que cela est mauvais. Mais on voit aussi que Dieu ne reste pas indifférent ou passif devant cette douleur que le peuple n’a pas méritée ; il ne s’y résigne pas : « J’ai vu la misère de mon peuple, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3, 7-8). Et c’est là qu’il faut être attentif : Dieu voit cette souffrance injuste ; Dieu est tout puissant : il peut – et il va – intervenir. Mais son action ne consiste pas à soulager cette souffrance, à la manière d’un antalgique qui ne soigne que le symptôme. La toute-puissance de Dieu ne cherche pas le confort. L’action suprême et éclatante de Dieu consiste à délivrer l’homme qui souffre ; la puissance de Dieu vient soutenir les efforts de l’homme pour qu’il se libère de ses douleurs et de ses angoisses. Si Dieu avait agi comme un antalgique, il aurait affaibli le cœur des Egyptiens qui seraient devenus gentils avec les Hébreux ; et tout serait rentré dans l’ordre. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Au contraire, les Egyptiens sont devenus de plus en plus féroces à l’égard du peuple hébreu, jusqu’au jour où les Hébreux se sont enfuis. Et là, dans cette libération, la toute puissance de Dieu était à l’œuvre. Aujourd’hui encore, c’est ce que l’Eglise célèbre au cours de la Vigile pascale.
La toute-puissance de Dieu n’est nullement la garantie du plaisir ou du confort. La toute-puissance de Dieu est au service de la liberté de l’homme. Nous sommes libres parce que Dieu est tout puissant. Il ne faut pas demander à la toute puissance de Dieu autre chose que ce que Dieu veut nous donner. En cela, Dieu veut nous montrer que la liberté – et surtout la liberté spirituelle – est infiniment plus précieuse que le bien-être. Ainsi, ce n’est pas Dieu qui est injuste ; ce qui est injuste, c’est que des souffrances nous viennent de la nature et du hasard, des tempêtes, des séismes, des épidémies ; ce qui est injuste, c’est aussi ce qui nous arrive de la violence, de la cruauté, de l’aveuglement des hommes. En un certain sens, on peut dire que l’homme est confronté à des puissances qui le dépassent et qui le font souffrir.
Car la nature est toute-puissante, et l’homme ne peut pas empêcher les éléments de se révolter : ils le savent ceux qui ont affronté le séisme ou la tempête ; ils le savent aussi ceux qui luttent contre ces douleurs intimes, contre ces maladies réputées incurables. La nature est parfois violente, destructrice, indomptable. C’est pour cela que Dieu a demandé à l’homme de dominer la nature, de la soumettre, autant que possible : « emplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28). Avec les progrès de la science, on comprend chaque jour un peu mieux la nature et on peut mettre à notre service les énergies immenses qui se trouvent dans l’univers. Mais, parfois, on butte sur des cas limites, il y a des violences naturelles que l’homme ne parvient pas à dominer ; parfois on sait domestiquer l’énergie de la nature, parfois cette énergie se déchaîne et devient un fléau. D’une autre manière, on peut dire également que Pharaon était tout-puissant : son pouvoir politique ne connaissait aucune limite, et lorsqu’il décrétait la mort, ou l’esclavage, ou l’oppression, rien ne pouvait le contredire. De même pour Pilate : dans un pays en guerre, les décisions les plus expéditives, les massacres les plus atroces ont beau être contraires à toute morale, le tyran cruel peut faire ce qu’il veut et tuer à sa guise ; il peut assassiner ces Galiléens qui offrent un sacrifice, si cela lui fait plaisir. Encore une fois, ce n’est pas Dieu qui est injuste, c’est le prince qui est violent jusqu’à la démesure.
C’est alors que nous pouvons découvrir, en Dieu, une autre expression de la toute-puissance. Lorsque la toute-puissance aveugle de la nature vient tout détruire, lorsque la toute-puissance du tyran fait régner la terreur et l’arbitraire, la toute-puissance bienveillante de Dieu nous propose un chemin spirituel de libération. En effet, c’est bien la toute puissance de Dieu qui a suscité Moïse pour libérer le peuple hébreu ; et c’est cette même toute puissance de Dieu qui a inspiré tous les grands saints, tous les libérateurs, tous les hommes de charité et de compassion. Devant le malheur du monde, ces hommes ne se sont pas résignés, ils n’ont pas dit : « vous souffrez ; vous êtes pécheurs ; c’est bien fait ». Ces hommes ont entendu l’appel de Dieu et, avec leurs frères, ils ont lutté pour la liberté. Les grandes figures de sainteté nous le prouvent : Mère Térésa n’a pas demandé si les pauvres de Calcutta étaient des impies qui méritaient leur misère. Elle a vu leur détresse et elle les a secourus. Saint Vincent de Paul ne s’est pas demandé si les galériens étaient coupables. Il a vu leur souffrance et il a reconnu en eux un visage du Christ des douleurs. Ces grands saints étaient des hommes libres, comme Moïse, et, comme Moïse, aussi des libérateurs.
La souffrance des hommes n’est pas l’occasion de faire des grands discours, mais plutôt d’agir ; c’est pour cela que Jésus dit qu’il est urgent de se convertir (Lc 13, 3 ; 5). Il ne sert à rien de scruter le malheur sans rien faire, de se demander : « pourquoi tant de souffrances ? » en restant assis dans son fauteuil. Ce n’est pas un acte de charité que de théoriser le mystère du mal. A rester chez soi en accusant Dieu, on perd la foi, immanquablement. Mais c’est en secourant les pauvres, les démunis, les hommes dans la détresse, que l’on découvre un Dieu tout-puissant et bon, un Dieu dont la toute-puissance nous inspire de quitter notre égoïsme, un Dieu qui nous encourage à être libres, vraiment libres pour servir nos frères.