samedi 29 mars 2014

4ème dimanche de carême - année A

Pour entrer dans ce grand évangile, partons de la question des disciples : « Pourquoi cet homme est-il né aveugle ? Est-ce lui qui a péché, ou bien ses parents ? » (Jn 9, 2). Cette question est l’une des plus importantes pour les hommes : Pourquoi le mal ? Quelle est la cause de tant de souffrances ? Et pourtant, c’est une mauvaise question, une question qui ne peut aboutir qu’à une fausse réponse. Scruter la cause du mal ne nous révèle que le néant ; explorer la finalité du mal ne nous conduit nulle part. Le mal n’est pas un principe d’intelligence du monde ; le mal, en définitive ne saurait jamais être une lumière. Il n’est que ténèbres, et rien de bon, rien de pertinent ne peut en sortir.
Et c’est pourquoi Jésus répond par une sorte de boutade, de pirouette : « Ni lui, ni ses parents » (Jn 9, 3). Cette réponse est évidemment embarrassante. Même si cet aveugle était un homme juste, et même si ses parents étaient des Juifs pieux, il y a peu de chance qu’ils soient vraiment sans aucun péché. En réalité, le seul homme dont on puisse dire cela est Jésus lui-même : ni Jésus, ni ses parents – disons : Marie et Dieu – n’ont péché. Ainsi, par cette boutade, Jésus suggère discrètement, d’une manière très profonde, que cet aveugle, d’une certaine manière, va le représenter. Ce qui va arriver à l’aveugle est un signe de ce qui va arriver à Jésus.
Il n’est pas très difficile de voir comment l’histoire de l’aveugle guéri et l’histoire de Jésus se rejoignent. La suite des débats et la persécution que l’aveugle devra endurer constituent une annonce claire de la passion du Christ. Ce pauvre aveugle n’a rien fait ; il a simplement été guéri. Serait-ce donc un délit ? Non, assurément. Aussi, nous voyons bien qu’il est attaqué sans raison par les pharisiens. Autre chose encore rapproche cet aveugle guéri du Christ : il voit, non pas simplement avec les yeux du corps, ce qui, pour lui est déjà bien, mais aussi – et plus profondément – avec les yeux de son intelligence. Et en cela, cet aveugle révèle aux pharisiens que lui voit, que lui sait, tandis qu’eux demeurent ignorants. « Voilà bien ce qui est étonnant ! Vous ne savez pas d’où il est » (Jn 9, 30). Il fallait un courage certain pour dire cela et convaincre d’ignorance des pharisiens, des notables parmi les Juifs. Jésus aussi aura ce courage.

La fin du récit devient complexe. Jésus affirme : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question : pour que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jn 9, 39). La question délicate est donc la suivante : Qui voit ? ou plutôt : Qui voit quoi ? Que doit-on voir, à la fin de notre récit ? Il ne s’agit pas tant de voir de ses yeux de chair que de comprendre quelque chose avec son cœur. Que faut-il comprendre ? « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons”, votre péché demeure » (Jn 9, 41). Voilà ce qu’il faut avoir le courage de voir : son propre péché. La question du mal, posée au début, trouve maintenant sa réponse.
Qui a péché ? L’aveugle ou ses parents ? C’est de là que nous sommes partis, comme si un péché personnel pouvait expliquer une cécité corporelle. Jésus répond en quelque sorte : Vous commettez le péché, mais vous ne le voyez pas, précisément parce que votre péché est un aveuglement volontaire. Les pharisiens – ceux qui sont réellement aveugles – refusent de voir leur péché, ils refusent de voir qu’ils commettent le mal en persécutant cet aveugle guéri qui n’a rien fait de mal. Ils le haïssent sans raison, comme ils haïront sans raison le Christ (cf. Jn 15, 25). Mais – aveugles qu’ils sont – ils disent pourtant : « nous voyons », revendiquant leur science et leur piété comme garantie de bonne conscience. S’ils avaient reconnu leur aveuglement, on aurait pu leur pardonner ; mais leur aveuglement endurci et volontaire constitue précisément le mécanisme de leur péché, et dans une telle obstination, le pardon ne parvient pas à se frayer un chemin. Dieu, qui nous respecte au point de ne pas nous sauver sans nous, veut nous pardonner les péchés que nous reconnaissons, ceux que nous avouons. Mais ceux que nous cachons, ceux que nous nous cachons… « votre péché demeure ». Quelle phrase terrible, comme si la bienveillance de Dieu était tenue en échec.

Il est difficile et désagréable d’être lucide sur soi-même. Les pharisiens se sont aveuglés sur leur aveuglement même ; et cette situation leur est confortable. Ils disent : « nous voyons », et ils sont parfaitement capables de juger lucidement des fautes des autres. Ce qu’il leur faudrait voir pourtant leur reste caché parce qu’ils ont choisi d’être aveugles sur leur propre compte. Et c’est alors l’aveugle – lui qu’on pensait puni par Dieu (cf. Is 53, 4) – qui les confond. Sa cécité a manifesté leur aveuglement.
Demandons le courage d’être illuminés par le Christ, de vivre comme des enfants de lumière, en sachant bien que cette lumière devra sans doute d’abord nous démasquer, nous révéler à nous-mêmes notre part d’ombre. Enfin seulement nous pourrons entrer tout entier dans la pure lumière.


vendredi 21 mars 2014

3ème dimanche de carême - année A

Parmi les sensations désagréables, la soif est sans doute l’une des plus pénibles. Pour un voyageur dans le désert, la sensation de soif, la gorge sèche, est liée à une angoisse profonde : il sait que c’est là le premier symptôme désespéré d’une mort quasi-certaine. La soif est donc liée à une inquiétude, à une angoisse paniquée dans laquelle la survie est en jeu. Le peuple d’Israël le sait très bien, au détour de ses pérégrinations dans le désert. « Le peuple avait soif » (Ex 17, 3), c’est-à-dire qu’il va mourir de soif.
Jésus, n’ayant pas fait semblant d’être un homme, a lui-même connu la soif. La demande courtoise qu’il adresse à la Samaritaine doit ainsi d’abord s’entendre au premier degré : « Donne-moi à boire » (Jn 4, 7). Mais cette soif du Christ, dans l’évangile de saint Jean, doit se comprendre aussi comme une discrète, mais bien réelle, allusion à sa mort. Jésus, dans un soupir, appelle : « J’ai soif » (Jn 19, 28). Jésus, sur la Croix, est mort de soif, parce que la soif et la mort sont deux réalités indissociables dans l’expérience d’un homme de la Bible. Ainsi, au bord du puits de Jacob, Jésus qui dit : « donne-moi à boire », fait l’expérience d’une mort ; il comprend déjà, dans l’intimité de cette indigence, ce que sera sa mort.
Mais si on lit attentivement la suite du récit, on est étonné de voir que Jésus ne boit pas (cf. Jn 4, 28). Et puis on apprend par les disciples qu’il avait faim également ; et on voit pourtant qu’il ne mange pas. Jésus a soif, mais il ne veut pas boire cette eau dérisoire que pourrait lui donner la Samaritaine. Jésus a faim, mais il ne veut pas manger le pique-nique que les Apôtres se sont procuré en ville (Jn 4, 31-34). Jésus a un autre breuvage et une autre nourriture.

C’est là que les choses deviennent complexes et nous entraînent dans un enchevêtrement de symboles assez dense. Jésus explique : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4, 34). Dans l’ancien Testament déjà on disait que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3) ; c’est un mot que Jésus connaissait et qu’il opposera de manière cinglante à un contradicteur particulièrement retors (cf. Mt 4, 4). Ces formules, sont en réalité des définitions de l’eucharistie : la vraie nourriture du Christ, c’est l’offrande de sa vie par fidélité à la logique d’amour du Père dont il est le témoin auprès des hommes. Livrer son corps est le seul acte qui puisse rassasier Jésus. Aussi, lorsque, au soir de la Cène, Jésus dira à ces Apôtres : « Ceci est mon corps donné pour vous », et lorsqu’il mangera sa Pâque (cf. Mc 14, 14), lorsque lui-même communiera à son sacrifice, alors il sera vraiment nourri, parce qu’il aura accompli jusqu’à l’extrême la volonté du Père. Jésus n’a pas d’autre nourriture que l’eucharistie qu’il nous donne, que son corps consacré en notre faveur, parce qu’il n’a pas d’autre soutien que cette offrande dans laquelle il perd sa vie pour nous.
Allons plus loin. Jésus n’a pas d’autre boisson que son sang versé. Au soir de la Cène, lorsqu’il consacrera le calice en son sang, lorsqu’il boira lui-même à la coupe, alors il sera abreuvé. Rien d’autre ne peut étancher sa soif que de donner sa vie pour ceux qu’il aime. Un petit détail de la première lecture le suggère d’une manière discrète mais explicite : pourquoi Dieu demande-t-il qu’on frappe le rocher avec le bâton qui a servi à frapper le Nil ? (Ex 17, 5) C’est ce bâton qui a changé l’eau en sang (Ex 7, 17-20). Ceux qui, dans le désert, boivent l’eau jaillie du rocher, préfigurent ceux qui boivent le sang du Christ, à tel point que saint Paul pourra oser cette comparaison : « ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait, et ce rocher c’était le Christ » (1Co 10, 4).

Jésus a eu faim et soif ; c’est-à-dire que nous, son Eglise, son corps, aujourd’hui nous avons faim et soif. Et nous n’avons pas d’autre nourriture que le corps eucharistique, nous n’avons pas d’autre boisson que le sang versé. « Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson » (Jn 6, 55). C’est-à-dire que nous n’avons pas d’autre vraie nourriture que de faire la volonté du Père, nous n’avons pas d’autre boisson que d’offrir notre vie.
Ignace d’Antioche, un saint évêque martyr, méditant sur l’eucharistie et sur la fidélité du croyant, il disait : « Armez-vous d’une douce patience et recréez-vous dans la foi – qui est la chair du Seigneur – et dans la charité – qui est le sang de Jésus Christ »[1]. Foi et charité, chair et sang du Christ : voilà la charte de notre vie chrétienne.




[1] Saint Ignace d’Antioche, Lettre aux Tralliens, VIII 1. 

vendredi 14 mars 2014

2ème dimanche de carême - année A

La première lecture (Gn 12, 1-4) nous présente la figure d’Abraham en qui nous reconnaissons notre lointain Père dans la foi. Il appartient à la démarche d’un bon carême de se demander ce qu’est la foi, et quelle est notre foi. Avant de donner une description intellectuelle, abstraite, spirituelle ou théologique, la foi se mesure avant tout, dans la vie d’Abraham, comme une sorte d’indice kilométrique. Très concrètement, la foi c’est le trajet qu’Abraham a accepté de parcourir « sans savoir où il allait » (He 11, 8), mais en sachant bien qui le conduisait.
« Pars de ton pays » (Gn 12, 1) : voilà l’invitation au voyage qui est en même temps une provocation à la foi. Et Abraham est parti, et il a marché. Toute sa vie n’a été qu’une sorte de pérégrination un peu étrange, sans but clairement identifié. Il est originaire d’Ur en Chaldée (Gn 15, 7), il est enterré Makpéla, à Hébron (Gn 25, 9). Et entre les deux, il y a tout un itinéraire compliqué, en terre de Canaan (Gn 13, 12), en Egypte (Gn 12, 10, un petit pèlerinage sur le mont Moriyyah (c’est-à-dire le lieu de Jérusalem ; Gn 22), à Beersheba (Gn 21). Voilà ce que c’est que la foi d’Abraham : cela a consisté à partir de chez lui, puis à marcher toute sa vie, sans jamais retourner là d’où il était parti. Comme l’explique l’épître aux Hébreux : il était à la recherche d’une patrie, et s’il avait pensé à celle dont il était originaire, il aurait eu le temps d’y retourner (He 11, 14-15). Mais non, il est toujours allé vers l’inconnu.
Si on regarde dans la vie de saints plus “modernes”, on peut voir encore que la foi se mesure en kilomètres. Si on pense par exemple à François-Xavier, né en Espagne. Il aurait pu être tout simplement croyant en Espagne, chez lui. Non ; il a préféré aller étudier à Paris. Et ce n’est pas tout ; il a voulu ensuite apporter la foi en extrême Orient. Il est allé aux Indes, au Japon, et jusqu’aux portes de la Chine. Sa foi ne pouvait-elle pas le laisser tranquille ? Ne pouvait-il pas être un bon chrétien, confortablement installé chez lui, au milieu de sa famille, de ses amis ? Bien sûr, il aurait pu rester à l’abri, mais sa foi ne l’a pas laissé en repos et, poussé par sa foi, il a voyagé au plus lointain de ses origines, sans craindre aucun péril. Saint Benoît-Joseph Labre également, cet infatigable pèlerin, ce ‘‘sans domicile fixe’’ dirait-on aujourd’hui : sa foi ne le laissait jamais en repos et lui inspirait toujours de quitter là où il était pour entreprendre quelle marche de pénitence.
Résumant toute la tradition biblique et s’appuyant sur l’histoire des saints, le Pape François adresse pour aujourd’hui à l’Eglise cet appel à « sortir », à « quitter », à « partir ». Il ne s’agit pas seulement d’une chose qu’on pourrait faire ; avec la foi, c’est un acte que nous devons faire : « Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de Dieu : Va, je t’envoie (Ex 3,10) et fit sortir le peuple vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : Vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans cet “allez” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile »[1].

Dans les siècles passés, la foi était le moteur des pèlerins, l’énergie des missionnaires, le courage des évêques qui faisaient le tour de leur diocèse, le zèle des curés qui allaient visiter les malades aux quatre coins de leur paroisse, la ferveur des chrétiens qui n’hésitaient pas à parcourir une longue distance à pied pour aller à l’église. Pardonnez-moi d’être terre à terre : dans le contexte actuel de la crise des vocations, la foi eucharistique d’un chrétien se mesure exactement au nombre de kilomètres qu’il est prêt à faire pour participer à la messe dominicale. De toute évidence, les choses ont changé : nous avons des voitures, du pétrole, mais nous n’avons plus la foi. Alors, chacun reste tranquillement chez soi. Notre voiture pourrait nous emmener partout, au bout du monde, mais notre foi ne nous invite plus au voyage. Evidemment, le voyage et la foi ont en commun d’être inconfortables, risqués, périlleux, sans repos ; aller vers l’inconnu n’est jamais tellement rassurant, qu’il s’agisse de l’inconnu du voyage ou de l’inconnu de la foi. Mais rester chez soi pour être confortablement installé tout seul, cela n’est pas digne d’un chrétien, et, en définitive, pas digne de l’homme qui est fait pour risquer, pour découvrir, pour aller de l’avant. Prenons donc appui sur la foi d’Abraham le pèlerin, prenons exemple sur la foi de François-Xavier le missionnaire, de Benoît-Joseph Labre le pèlerin et de tant d’autres figures infatigables, d’apôtres du courage et de la générosité. Mettons en pratique ce commandement que Dieu adresse à tout croyant : « Pars, quitte ». Que les efforts de ce carême nous aident ainsi à bouger, à nous quitter un peu nous-mêmes. C’est ainsi que nous pourrons aller vers Pâques, jusqu’à la joie missionnaire de la Pentecôte.

« La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc 10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration, en écoutant la prédication des Apôtres chacun dans sa propre langue (Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin. Le Seigneur dit : Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti (Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit le conduit à partir vers d’autres villages »[2].  




[1] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n° 20.
[2] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n° 21. 

samedi 8 mars 2014

1er dimanche de carême - année A

Le récit de la faute d’Adam (Gn 2, 7-9 ; 3, 1-7) est l’un des plus difficiles à comprendre pour un homme pécheur. Car nous ne pouvons pas nier que nous entretenons une certaine complicité avec le mal ; c’est pourquoi nous risquons grandement de lire ce texte, qui dévoile l’origine du mal, en cherchant à nous innocenter à bon compte. Pour comprendre vraiment ce texte, il nous faudrait avoir une intelligence toute pure, sans aucun attachement au péché ; mais cela n’est plus possible. Essayons tout de même de lire ce récit avec prudence et lucidité, en nous gardant des contresens qui nous guettent.
Posons d’abord une mauvaise question : pourquoi Dieu a-t-il mis dans le jardin cet arbre qui nous a valu tous nos ennuis ? N’aurait-il pas été plus simple qu’il nous donne le Paradis, tout simplement, sans risque ? Cette question est une fausse question qui ne peut conduire qu’à une fausse réponse. Dieu n’a fait que le bien : « Il vit tout ce qu’il avait fait ; c’était très bon » (Gn 1, 31). En réalité, ce n’est pas l’arbre qui a tenté Eve ; c’est le serpent. Dieu, qui a placé l’arbre, n’a aucune initiative dans la tentation ; il n’est pas la cause du mal, parce que le mal est totalement étranger à son projet de bonheur et de sainteté. Dieu ne recherche que notre bien, il veut que nous connaissions le bien ; tel est son projet créateur. Mais le serpent, ce sinistre personnage, instillant le doute et la confusion dans l’esprit d’Eve a introduit ce trouble fatal qui ferait qu’Eve serait séduite par les mots du serpent et Adam séduit par Eve.
Evoquons une seconde question délicate : pourquoi Dieu a-t-il placé dans ce jardin un arbre dont il ne fallait pas manger ? Par ce détail, l’auteur biblique nous indique que, lorsque Dieu fait une grâce, un cadeau, il doit aussi donner une Loi, un commandement qui est comme un mode d’emploi pour ne pas gâcher la grâce. Voyez exactement : Dieu donne le Paradis (qui est un bien) et il le donne pour que l’homme connaisse le bien ; l’interdiction (ne pas connaître le bien et le mal) n’est pas une restriction, mais bien plutôt la condition de l’épanouissement. Ainsi, jamais, dans la Bible, une grâce n’existe sans exigence ; jamais un cadeau de Dieu ne peut se passer de Loi. Ceci est une règle fondamentale qui constitue le cadre des relations de la bonté de Dieu avec la liberté de l’homme : une grâce et un commandement[1]. En agissant ainsi, Dieu nous estime plus que s’il nous donnait simplement une grâce en nous laissant vivre à notre guise ; par le commandement, Dieu nous associe à la grâce qu’il nous donne. Ici, le commandement prend la forme d’une restriction ; il s’agit pour l’homme de reconnaître que Dieu lui a tout donné mais que lui ne peut pas tout recevoir, qu’il ne doit pas tout prendre. Il y a entre le don de Dieu et l’accueil de l’homme un décalage, une réserve, parce que le don du Créateur dépasse la capacité de la créature. Ainsi la créature reconnaît simplement qu’elle ne vient pas d’elle-même.
C’est précisément cela que le serpent – disons : le diable – n’a pas supporté ; dans sa beauté, il a pensé qu’il pouvait tout avoir, comme Dieu possède tout. Il a voulu tout prendre, et il est tombé. Puis il est allé trouver l’homme pour l’embrouiller et lui suggérer qu’il pouvait lui aussi tout avoir, tout prendre, et que cet arbre, ce seul obstacle minime que Dieu avait placé, n’était bon qu’à profaner. La loi de Dieu, qui était pour notre bonheur, est défigurée par l’embrouille du serpent et elle est vue alors, par illusion, comme étant une loi à transgresser. L’homme avait ainsi au départ un Paradis et un commandement à respecter ; à la fin du récit il a un commandement trahi et, en conséquence logique, il s’est privé du Paradis. Dire qu’Adam et Eve sont chassés du Paradis signifie, en fait, qu’ils en ont chassé Dieu. Le Paradis, le lieu de communion et de bonheur voulu par Dieu, est devenu cette terre où l’homme peut maintenant vivre comme si Dieu n’existait pas.
Mais ce texte s’éclaire encore d’une autre manière, selon ce que dit saint Paul : « Adam préfigurait celui qui devait venir » (Rm 5, 14). Le récit de la Genèse ne peut se comprendre qu’en rapport au Christ. Lire le récit du péché sans voir qu’il n’est pas autre chose qu’une annonce de la Croix ne mène pas très loin. D’une manière prophétique, ce texte décrit très exactement, à l’inverse, ce que sera la Croix. Le péché de l’homme a consisté à toucher à cet « arbre de la connaissance du bien et du mal ». Mais qu’est-ce que cet arbre, sinon une image de la Croix ? En regardant la Croix, je connais le bien – c’est-à-dire la charité, la douceur de Jésus qui meurt en priant pour les hommes – et je connais le mal – c’est-à-dire la haine et la cruauté de ceux qui tuent le Christ (dont je suis moi-même). Voilà la vraie connaissance du bien et du mal. Non plus une connaissance confuse qui ne révèle qu’une nudité (Gn 3, 7), mais une connaissance lucide qui brise le cœur de repentir et incite à la conversion. Le mal est révélé : c’est la mort du Christ. Le bien resplendit plus encore : c’est l’amour du Christ qui nous pardonne.
Sans doute, ce récit très archaïque de la Genèse nous est difficilement accessible, parce que le langage biblique n’est plus le nôtre. Mais nous devons reconnaître que c’est surtout notre complicité avec le mal qui nous aveugle. En ce début de carême, il nous est proposé de rejeter le mal : mais voilà une résolution trop générale. Pour commencer de nous convertir, nous pouvons donc, avec saint Paul, regarder la Croix, voir le mal que nous avons commis, pour découvrir le souverain bien, l’œuvre du Christ.




[1] Un exemple particulièrement éloquent de cette logique est rapporté au don de la manne, dont l’exigence corollaire est la loi du repos sabbatique (Ex 16).