samedi 28 décembre 2013

Sainte famille - année A

Dès après la naissance de Jésus, commence le premier acte de la persécution (Mt 2, 13). A une époque où la situation politique était très incertaine et tendue, sauvegarder une dynastie au prix du meurtre d’un enfant paraissait peu de choses : l’Antiquité, d’ailleurs, est pleine de ces histoires de rois qui ont tué des enfants, parfois leur propre fils, pour préserver leur royauté. Le cas de Laïos exposant Œdipe est devenu le mythe d’un fait divers assez courant. Aussi, lorsque Hérode se sent mis en péril par ce petit Jésus, né à Bethléem, il est naturel pour lui de chercher à le faire périr ; ce que la raison d’Etat exige, la morale de l’époque l’excuse. Et Hérode, voulant être bien certain de tuer celui qui pouvait le gêner, n’aura aucun scrupule à faire massacrer de nombreux enfants – un de plus, qu’importe, pourvu que celui qui doit mourir n’en réchappe pas.
Le récit de l’exposition d’Œdipe par Laïos est pourtant un échec ; ce que craignait le père, le fils l’accomplira tragiquement. Pareillement, le passage d’évangile de ce jour nous rapporte, d’une tout autre manière, comment la protection de Dieu a tenu en échec le plan d’Hérode pour sauvegarder la vie de l’enfant Jésus. Il convient de faire à ce sujet quelques remarques. Dieu n’est pas toujours là pour protéger le juste persécuté. Cette fois-ci, l’enfant Jésus incapable de se défendre par lui-même, est protégé par Dieu son Père. Mais, à la fin de l’évangile, Jésus n’est plus défendu ; il va à la mort et saint Paul a raison de dire que « Dieu n’a pas épargné son propre Fils » (Rm 8, 32), bien qu’il l’ait préservé du premier massacre. On remarquera d’ailleurs, que Jésus lui-même ne sollicite pas de protection. Dans le jardin des Oliviers, les apôtres auraient voulu que Dieu lui sauve la vie. Mais Jésus leur imposera le silence en affirmant, solennellement, qu’il est venu pour affronter la mort. Devant la colère bouillonnante de saint Pierre, il le rabroue en disant : « Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26, 53). C’est pour dire : « si j’avais envie d’être protégé, je pourrais bien, par moi-même, demander à Dieu de me sauver miraculeusement de mes ennemis ; mais je suis venu pour offrir ma vie. Maintenant que l’évangile a été annoncé, j’ai accompli ma mission ; il me reste à lui donner son achèvement plénier en triomphant de la mort ». Et la suite de l’Histoire de l’Eglise est pleine de ces récits de persécution ; des femmes et des hommes, remplis de courage, sont allés vers la mort sans demander à Dieu d’être délivrés de leurs bourreaux. Combien de pages douloureuses ont été écrites avec le sang des martyrs ? Parfois, Dieu sauve le Juste de la mort en le préservant de ses persécuteurs – comme l’enfant Jésus aujourd’hui – parfois Dieu sauve le Juste de la mort en le faisant entrer, au-delà de la mort, dans la résurrection et la vie éternelle – comme Jésus mourant au Calvaire (He 5, 7). En toutes choses, Dieu fait ce qui est bon, selon sa grande sagesse.
Le plan de secours élaboré par Dieu et mis en œuvre par saint Joseph consiste à aller en Egypte. Ce détail est plein de sens. Dans l’ancien Testament, c’est également un certain Joseph, fils de Jacob, qui va en Egypte, vendu comme esclave par ses frères jaloux (Gn 37). Et ce Joseph, fils de Jacob, devenu ministre de Pharaon, sauve ensuite ses frères de la famine, ayant changé le mal qu’on lui a fait en bien que Dieu crée en faveur de ses propres persécuteurs (Gn 50, 20). Et puis, après la mort de Joseph, l’Histoire du peuple d’Israël se poursuit, et Moïse prend la tête du peuple alors opprimé par un Pharaon qui n’avait pas connu Joseph (Ex 1, 8), pour le ramener en Terre promise. C’est à cet épisode de l’Exode, du retour d’Egypte, que se réfère le verset du prophète Osée : « D’Egypte, j’ai appelé mon fils » (Os 11, 1 ; Mt 2, 15). Chez le prophète, ce fils de Dieu appelé hors d’Egypte, est le peuple d’Israël qui rentre en Terre sainte sous la conduite de Moïse. Dans l’évangile, ce Fils de Dieu est Jésus, ramené en sécurité vers Nazareth. Pour un connaisseur de l’ancien Testament tous ces voyages ont donc un profond sens symbolique. De même Joseph, fils de Jacob, est allé en Egypte pour sauver le peuple de la famine, de même Joseph, époux de Marie, est allé en Egypte pour sauver l’enfant Jésus du massacre. De même Dieu a appelé hors d’Egypte le peuple pour le restaurer sur la Terre promise, de même Dieu a appelé Jésus hors d’Egypte pour proclamer et réaliser la fin de cet exil, non pas loin de la terre, mais – séparation ô combien plus dure – loin de Dieu. La grande Histoire du salut de l’ancien Testament est comme incarnée, vécue à nouveau dans la personne de Jésus. Le sens de ce rapprochement est bien clair : le Dieu qui a sauvé Israël par Joseph et Moïse est le même Dieu qui vient maintenant sauver toute l’humanité par Jésus. C’est, autrefois et maintenant, le même Dieu, le même sauveur.
Ces textes des évangiles de l’enfance sont construits comme une poésie pleine de symboles et d’allusions. Par une lecture attentive, nous pouvons découvrir de multiples consonances, des références, des citations qui nous aident à comprendre comment la bonté de Dieu, à l’œuvre à travers Moïse, est à l’œuvre dans le ministère de Jésus, et se poursuit aujourd’hui dans son Eglise. Dans un monde de violence, dans un monde qui tue les enfants (Ex 1, 16 ; Mt 2, 16) – et notre monde aussi tue des enfants – la bonté de Dieu ne renonce pas à changer en salut le mal que nous commettons. Que le Seigneur accorde aux chrétiens de ne jamais mépriser sa grâce ; qu’il leur donne, comme au Joseph de l’ancien Testament, assez d’habileté pour convertir l’injustice en occasion de vraie charité ; qu’il leur donne, comme au Joseph du nouveau Testament, assez de docilité pour faire de la persécution un lieu du salut.


samedi 21 décembre 2013

4ème dimanche de l'Avent - année A

« Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils » (Is 7, 14)[1] : cette phrase d’Isaïe, reprise par l’évangile (Mt 1, 23), est l’une des plus énigmatiques de toute la Bible et l’une des plus commentées. Malgré le nombre des commentaires, il est assez difficile de se faire une idée de son sens exact ; trop d’explications obscurcissent la clarté, et pourtant, ce texte n’est pas si compliqué.
Pour mieux comprendre, reconstituons la scène : Isaïe s’adresse au roi Achaz, qui est sans enfant. Pour un roi, cette situation est particulièrement préoccupante. Ne pas avoir d’enfant est une grande souffrance pour tout couple, mais chez un roi, cela remet en cause l’équilibre de toute une nation : si le roi reste sans enfant, qui va lui succéder ? On imagine toutes les querelles dynastiques, les complots et les coups tordus qu’une telle incertitude peut causer. Achaz est par ailleurs un mauvais roi qui se laisse tenter par l’idolâtrie, qui rend des cultes illicites et monstrueux à des divinités étrangères (2R 16). Isaïe va donc trouver Achaz, et il est doublement en colère, à cause de l’impiété d’Achaz et à cause du risque politique ; le rôle des prophètes a toujours été d’être en colère contre les rois et de leur reprocher leur mauvaise conduite. Isaïe invite donc Achaz à demander un signe au Seigneur – c’est-à-dire : il l’invite à faire confiance au Seigneur plutôt qu’aux faux dieux – et Achaz, qui préfère consulter Baal ou Astarté dit, avec une modestie hypocrite qu’il ne veut pas tenter le Seigneur. Alors Isaïe laisse exploser sa colère et dit : « voici que la vierge est enceinte ». Comprenez bien : celle dont Isaïe affirme qu’elle est vierge, c’est la reine, c’est celle dont le roi devrait recevoir un fils, celle qui devrait donner un prince au peuple. Mais si elle est « vierge », cela signifie donc que le roi est incapable d’accomplir son devoir envers son épouse. Ce n’est pas que la reine est stérile, c’est qu’elle est vierge ; et c’est donc le roi qui est en défaut. Et voilà pourquoi le Royaume est dans l’angoisse. Vous comprenez la violence d’une telle injure envers Achaz. Et Isaïe poursuit : bien qu’Achaz soit un mécréant, et qu’il ait délaissé la reine, le Seigneur qui prend soin de son peuple veut, et il va susciter un roi légitime.
Franchissons quelques siècles et arrivons à Nazareth. Marie est une jeune fille promise à Joseph. D’une manière mystérieuse, qui échappe à toute logique humaine, elle accepte l’irruption de Dieu et conçoit avant d’avoir été accueillie sous le toit de Joseph (Mt 1, 18). A cause de la piété avec laquelle on lit ce texte d’évangile, on ne mesure sans doute pas combien cette situation est humiliante pour Marie. Etre enceinte en étant encore seulement fiancée est la honte suprême en Israël ; c’est aussi le risque d’être accusée publiquement, répudiée, voire condamnée à mort (Dt 22, 23-24). Et Marie, légitimement inquiète, mais certaine de sa conscience et de l’appel de Dieu, a choisi l’humiliation de la foi (cf. Lc 1, 48). Elle aurait pu dire non, refuser ce projet de Dieu inimaginable, et aurait sauvegardé les apparences d’une honorabilité mondaine. Elle n’a pas voulu s’opposer à la volonté de Dieu, même si cette volonté incompréhensible lui paraissait déraisonnable. Et sa foi absolue l’a conduite à accepter le déshonneur de porter un enfant alors qu’elle n’était pas encore l’épouse de Joseph. On comprend alors l’hésitation de Joseph, qui ne doute pas de la loyauté de Marie, mais qui butte évidemment sur l’inattendu d’une telle situation : il ne peut supposer que Marie ait fauté, mais il ne peut alors nullement comprendre comment elle est déjà mère. C’est ainsi que, pour lui, qui est descendant d’Achaz, l’oracle d’Isaïe prend un sens nouveau ; il se souvient que « la vierge concevra et enfantera un fils » et, muni de cet oracle, réconforté par la parole de l’antique prophète, il accueille la jeune mère chez lui. La plus terrible colère d’Isaïe contre un roi maudit se transforme en l’annonce la plus étonnante et la plus merveilleuse de l’avènement du Messie.
Dieu est bien déroutant et la foi est surprenante, mais c’est dans cet inattendu qui dépasse ce qu’on peut imaginer que le Fils de Dieu est venu jusqu’à nous. Que cela nous enseigne à ne pas craindre ce que nous ne comprenons pas ; si nous croyons vraiment, quand bien même notre foi serait source d’humiliations, rien ne devrait nous ébranler.




[1] Le mot hébreu almah pose un sérieux problème de traduction. Il peut en effet désigner une « jeune fille » sans impliquer nécessairement la virginité. Toutefois, il convient de reconnaître qu’il la suggère fortement (une « jeune fille » comme il faut se devant, en Israël, d’être vierge pour prétendre devenir épouse). C’est pourquoi le traducteur grec disposait de sérieuses raisons pour traduire almah par parthenos et indiquer ainsi plus clairement la virginité de la femme d’Achaz. La nouvelle Bible – Traduction officielle liturgique donne d’ailleurs la version suivante : « voici que la vierge est enceinte », avec une note explicative convaincante. 

samedi 14 décembre 2013

3ème dimanche de l'Avent - année A

Jean Baptiste pose une question un peu étrange, qui doit être bien comprise : « es-tu celui qui doit venir ou devons en attendre un autre ? » (Mt 11, 3). Certains pensent que cette question trahirait un doute de la part du Baptiste : le pauvre homme aurait annoncé le royaume de Dieu, reconnu le Christ et, dans sa prison, à la veille de mourir, il serait pris d’une sorte d’hésitation, se demandant s’il ne se serait pas trompé depuis le début. Une telle lecture est absurde, et ne mérite pas de retenir notre attention. Un tel doute ne correspond ni au caractère de Jean Baptiste, ni à la vérité de l’évangile. Il nous faut mieux lire.
D’une manière plus profonde, on doit tenir compte du contexte très particulier de cette demande de Jean Baptiste : il est en prison. Jean saint très bien qu’il ne sortira pas vivant de cet emprisonnement. Il a pris trop de risques, sa prédication était trop forte, et ses adversaires sont trop nombreux. Le roi Hérode lui-même vouait une certaine admiration craintive à l’enseignement du Baptiste (Mc 6, 20), mais ce roi craint plus encore les Romains, il craint les notables, il craint la foule. Il se méfie de tout ce qui pourrait causer de l’agitation ; et Jean est un fauteur de troubles dans le peuple. Jean sait quel serait le salaire de son audace de prophète ; il a bien compris qu’il sera exécuté ; il sait qu’il va mourir.
Et Jean, qui a pleinement reconnu le Christ, qui sait que Jésus est le Fils de Dieu, se pose une seule vraie question pour laquelle il hésite encore : il se demande si la mission qui lui a été confiée d’annoncer la venue du Messie est une mission seulement terrestre, qui concerne notre monde, ou bien si Jésus sera tué lui aussi, et s’il convient que lui, Jean, aille également préparer sa venue dans le monde des morts. Avant de partir, Jean demande à Jésus : « ma naissance a annoncé ta naissance ; ma prédication a préparé ta prédication ; est-ce que ma mort, qui est maintenant certaine, annonce aussi ta mort ? » Autrement dit, Jean fait l’expérience de la violence, de la persécution ; son message a été contesté, comme le message de tous les prophètes avant lui. Il se demande maintenant si le Christ lui-même sera victime de cette même persécution, ou bien si, par une plus grande persuasion, ou par une manifestation de sa toute-puissance, il échappera à la mort violente. Jean, vous le voyez, n’est pas inquiet pour lui-même ; il va mourir, et il est serein devant la mort. La question qu’il se pose concerne le Christ : Jésus va-t-il rejoindre Jean dans la mort ?
La réponse à cette question n’est que trop évidente : Jésus va être confronté à la persécution et à la violence, il va mourir à cause de la méchanceté des hommes. Mais, pourtant, ce n’est pas cela que Jésus répond. Il ne dit pas : « je vais mourir moi aussi injustement, et tu peux préparer mon arrivée dans le monde des morts ». Il dit : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent » (Mt 11, 5). En clair, il dit : « Ce n’est pas tant ma mort que tu dois aller annoncer dans le monde des morts ; c’est ma résurrection que tu dois prophétiser là-bas. Car c’est peu de chose que je meure dans la violence et l’injustice, comme toi tu meurs dans la violence et l’injustice. Ce qui est le plus important c’est que, dans la mort, va alors advenir un surgissement de vie. Tous ceux qui sont dans la mort sont plongés dans les ténèbres, ils sont aveugles, muets et sourds. Et moi aussi je vais mourir, non pas pour faire un mort de plus, mais pour être, parmi les morts le premier ressuscité, pour être celui qui vais montrer à tous ces aveugles une lumière nouvelle ».

Quelle est donc la grandeur spirituelle de ce dialogue entre Jean et Jésus ! Il n’y a pas de doute, de crainte. Il y a deux hommes face à la mort ; il y a Jean qui sait qu’il va mourir et qui comprend que sa mission d’annoncer le Christ n’est peut-être pas terminée ; et puis il y a Jésus qui sait qu’il va mourir et qui comprend que sa mission est de ressusciter. Ainsi, Jean est celui qui a annoncé aux hommes de ce monde la venue du Seigneur ; il est celui qui a prophétisé au monde des morts la résurrection définitive et le bonheur de la vie éternelle. Jésus est celui qui a guéri les aveugles, qui a fait jaillir la lumière dans le monde des ténèbres ; il est celui qui a fait surgir la vie dans un monde de désespoir et de mort, qui a introduit les défunts dans la vision de Dieu. Il nous faut sans cesse prendre conscience de cette vitalité inouïe du message chrétien. L’évangile et un évangile de la vie, et c’est de cette vie nouvelle et éternelle que nous pouvons témoigner, jusque chez les morts ! 

samedi 7 décembre 2013

2ème dimanche de l'Avent - année A

Revenons sur la première lecture et, plus précisément, sur ce petit poème étrange qui nous décrit un monde merveilleux où les bêtes sauvages et l’homme vivent en paix (Is 11, 6-9). Si on prend ce passage au sérieux, on ne peut manquer d’être mis en difficulté : car en effet, il n’y a que dans les films d’animation pour enfants, que l’on rencontre une telle harmonie naturelle : c’est Le livre de la jungle de Walt Disney (1967). Si la venue du Messie devait avoir un tel effet, il faudrait alors conclure, en regardant le monde réel, que le Messie n’est pas venu, et donc que Jésus n’est pas l’envoyé de Dieu. L’objection est sérieuse, que peut nous adresser tout lecteur de la Bible : vous, les chrétiens, vous dites que Jésus est venu accomplir les prophètes, mais pourtant nous ne voyons pas que cette prophétie d’Isaïe ait été accomplie. Il y a là une question redoutable à laquelle il n’est pas tellement aisé de répondre. Nous allons tout de même essayer.
Il nous faut apprendre à discerner, parmi les prophéties, ce qui relève de l’événement historique et ce qui relève de l’enseignement spirituel. Lorsque Jérémie prophétisait l’exil à Babylone, il décrivait à l’avance un événement, qui s’est produit ; lorsqu’Isaïe décrit un jardin extraordinaire, son discours est d’un autre ordre et ne vise peut-être pas une œuvre d’horticulture. De quoi parle-t-il alors ? Relevons deux expressions prophétiques qui peuvent éclairer notre texte. Jérémie dit, en parlant des justes : « ils auront l’âme comme un jardin irrigué » (31, 12) ; et Isaïe dit pareillement, ailleurs : « Le Seigneur te conduira… tu seras comme un jardin irrigué » (58, 11). Voilà la clef de lecture qu’il nous faut : le prophète ne décrit pas un zoo où les animaux sont en liberté au milieu des enfants ; mais, selon une image biblique bien attestée, il nous parle de l’âme d’un juste, de l’esprit d’un saint. Essayons maintenant de relire notre texte.
Que sont ces bêtes féroces ? ce sont les passions obscures et sauvages de l’âme humaine. Un homme antique ne craignait rien tant que la violence latente, les colères secrètes qui se cachent au fond de chacun de nous et qui risquent, si elles s’extériorisent, de nous submerger dans un déchaînement de brutalité inhumaine. Que représentent les bêtes domestiques ? ce sont les inclinations bonnes et bien ordonnées de l’âme humaine. Qui est ce nourrisson qui s’amuse au milieu de tous ces animaux ? la réponse est double : c’est tout d’abord Adam, que la tradition juive représente comme un petit enfant plutôt que comme un adulte ; c’est ensuite le Messie attendu, le second Adam, l’Homme nouveau, qu’Isaïe, avec audace, s’imagine comme un petit être fragile plutôt que comme un guerrier vaillant. La signification de ce poème serait donc, à peu près : le Messie sera un homme doux, pacifique, qui ne viendra pas détruire la violence par la violence, mais qui va pacifier le cœur des fidèles. De même que les bêtes féroces ne sont pas tuées dans le jardin, mais sont calmes, dociles, sous la conduite du petit garçon, de même les passions violentes de l’âme sont apaisées par la venue du Messie. Et notre âme devient alors comme un nouveau Paradis, un jardin où tout vit dans une belle harmonie. Le Messie se promène dans notre âme pour y calmer nos passions, nos rancunes, nos haines. Et c’est ainsi la présence du Messie qui cause, dans notre cœur, cet état de sérénité spirituelle, cette paix intérieure qui dépasse tout ce que les efforts moraux ou les techniques de relaxation peuvent accomplir.
Le principal enseignement de ce texte serait peut-être qu’il ne faut pas chercher le paradis en dehors de nous-mêmes : le vrai Paradis – c’est-à-dire : le lieu de la présence du Christ en même temps que le lieu de la joie profonde – c’est notre cœur. Il ne s’agit pas de construire un paradis terrestre qui nous serait extérieur, où nous trouverions des plaisirs délicieux ; il s’agit d’intérioriser l’évangile et d’y trouver la joie. Et comment intérioriser l’évangile ? il ne s’agit pas de détruire nos mauvais penchants, nos violences – on se détruirait soi-même ! mais il faut les convertir, les domestiquer, les apaiser, afin que les énergies que nous mettons dans nos haines, nous les reprenions pour les orienter au service du prochain. Il nous faut accueillir le Messie au plus intime de nous-mêmes et faire du Christ, vivant en nous, celui qui est la source de la paix véritable et du vrai bonheur. La grâce de Noël ne consiste pas seulement à se souvenir de Jésus ni même à accueillir Jésus de façon extérieure. La grâce de Noël consiste à le recevoir dans notre âme, dans notre cœur, dans notre esprit, afin que sa présence en nous vienne ordonner ce qui est dispersé, apaiser ce qui est troublé, domestiquer ce qui est sauvage, conduire ce qui est désorienté. Et alors, dans notre cœur totalement purifié, incapable de concevoir une mauvaise action ou une parole méchante, dans notre cœur qui sera devenu le vrai Paradis, « il ne se fera plus rien de mauvais ni de corrompu » (Is 11, 9).


dimanche 1 décembre 2013

1er dimanche de l'Avent - année A

Dans l’évangile que nous venons d’entendre (Mt 24, 37-44), Jésus évoque un problème un peu curieux lorsqu’il se demande ce qui s’est passé juste avant le déluge. A vue humaine, la réponse à cette question est assez déroutante : à la veille du déluge, il ne se passait rien d’inhabituel. « On mangeait, on buvait, on se mariait » (Mt 24, 38) dit Jésus : rien à signaler. Quoique le point de vue soit légèrement différent, le Seigneur non plus n’a rien remarqué d’extraordinaire : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée » (Gn 6, 5). Là non plus, donc, rien d’étonnant ; comme d’habitude : « Des cieux, le Seigneur se penche vers les fils d’Adam, pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés, tous ensemble pervertis » (Ps 14, 2-3 ; 53, 3-4 ; cf. Rm 3, 10-18). C’est la chronique de nos petites mesquineries quotidiennes. Pourtant, ce moment parfaitement banal, cet état de l’humanité égal à n’importe quel autre moment, possède une valeur particulière parce qu’il se situe à la veille d’une catastrophe qui, dans le souvenir de l’humanité, passe pour avoir été d’une ampleur universelle. Qu’a donc été ce déluge ? On peine à le dire, mais on comprend que ce fut un cataclysme suffisamment important pour que, aujourd’hui, plusieurs milliers d’années après l’événement, alors même qu’on ne sait plus très bien ce que c’est, on en parle encore.
Mais ce n’est donc pas tant du déluge lui-même que Jésus veut nous entretenir, mais du jour d’avant. Cette curieuse méthode de la part de Jésus nous invite, je crois, à considérer un autre aspect du problème. En refusant de parler du déluge lui-même, pour s’attacher à l’ordinaire qui l’a précédé, Jésus nous invite à nous poser également cette question : « que s’est-il passé après le déluge ? ». Après un instant de réflexion, on se rend compte qu’on peut reprendre exactement ce qu’on a dit pour décrire ce qui était avant le déluge : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme est grande sur la terre ». Entre l’avant, d’une médiocrité consternante et d’une immoralité pitoyable, et l’après, d’une immoralité consternante et d’une médiocrité pitoyable, il n’y a aucune différence. Ne s’est-il donc rien passé ? Mais si pourtant, entre les deux il y a eu la plus grande catastrophe de toute l’histoire humaine.
Sans remonter au déluge, chacun a connu dans sa propre vie des catastrophes majeures qui ont marqué leur mémoire de manière indélébile. Que faisait-on avant l’assassinat de Kennedy ? Que faisait-on après ? Que faisait-on le 10 septembre 2001 ? Et le 12 septembre ? Il y a là des événements imprévus, soudains, et d’ampleur mondiale, qui ont eu un retentissement dans la vie de tout homme. Mais que faisait-on avant le cataclysme : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre » – que faisait-on après : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre ». C’est comme si ces événements majeurs n’avaient eu aucune influence sur le cours de l’histoire. L’humanité reste identique avant et après. Aucune conversion, aucun changement, aucune évolution. On aurait aimé que ces événements forts, marquants, remuent un peu les consciences, qu’on s’examine un instant sur la vie sans but, sur la vie terre-à-terre qu’on mène : à quoi cela sert-il de vivre, sans savoir pourquoi, si un tel malheur peut survenir à l’improviste ? Voilà une question qu’il aurait été utile de se poser. S’il ne sort rien de bon du cataclysme, si le « comme d’habitude » d’après est exactement le même que le « comme d’habitude » d’avant, cela montre que l’homme est incapable de se remettre en question. Et si demain un autre événement imprévu et énorme se produisait, nous resterions, sans doute, tous immobiles.

Mais nous n’avons parlé que de catastrophes. Ce n’est peut-être pas cela que Jésus veut dire. Il veut surtout parler de la plus belle chose qui soit advenue dans l’humanité : sa propre venue dans le monde et l’annonce de l’évangile. Reprenons donc notre question inéluctable. Que se passait-il avant la venue du Christ : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme était grande sur la terre » ; que se passe-t-il la venue du Christ : « on mange, on boit, on se marie » et « la méchanceté de l’homme est grande sur la terre ». Mais le Christ n’est-il donc pas venu ? L’évangile n’a-t-il pas été annoncé ? Le monde entier n’a-t-il pas eu accès à la foi chrétienne ? Oui bien sûr. Et qu’est-ce que cela a modifié dans le monde ? pas grand-chose. Et qu’est-ce que cela a changé dans nos vies ? Depuis deux-mille ans, l’évangile est annoncé : l’humanité est-elle devenue chrétienne ? Loin s’en faut. Depuis mon baptême, je vis dans la grâce : est-ce que j’accomplis les exigences de sainteté de ma foi chrétienne ? Voilà les questions que Jésus pose à chacun d’entre nous. Chacun peut répondre, dans le secret de sa conscience. Mais il y a là, peut-être, l’occasion d’une relecture patiente et lucide de sa propre vie. Il serait bien de faire cet effort sur soi-même pour se préparer enfin à accueillir le Seigneur.