jeudi 24 décembre 2015

Sainte Famille - année C

Cet évangile est une vraie difficulté pour les exégètes. La scène de la disparition de Jésus pose en effet de multiples questions : quel sens donner à ce qui ressemble bien à la fugue d’un jeune adolescent ? Jésus se sentait-il mal à l’aise à la maison ? Et puis il semble qu’il ait un doute sur son père : qui est, pour Jésus, Joseph, le chef de famille, si son vrai Père est Dieu lui-même ? Ou bien Dieu est-il pour lui seulement un Père spirituellement, comme on le disait autrefois des rois d’Israël (2S 7, 14) ? Jésus lui-même n’est-il pas un descendant de David et ne peut-il prétendre à cette filiation religieuse ? Tout cela est bien complexe.
Et pourtant, ces questions que je viens de poser sont des mauvaises questions ; ce sont des questions qui trahissent plutôt les angoisses modernes d’une société qui ne sait plus ce qu’est la famille, ce qu’est la paternité. Ce sont des questions qui ne peuvent recevoir que des mauvaises réponses parce qu’elles se situent hors de l’intention de l’évangéliste. Il serait absurde de faire de Jésus un adolescent déboussolé ; il serait étrange de faire de Joseph un chef de famille indécis ; il serait curieux de faire de Marie une mère inquiète et possessive. Expliquer par nos troubles psychologiques et par nos déchirures familiales cet évangile ne peut conduire qu’à une impasse.

Pour comprendre quelque chose il faut d’abord se souvenir de ceci qui ne fait de doute pour aucun des trois : Jésus est le Messie annoncé par les prophètes. A propos du Messie, on ne manque pas d’informations : Joseph et Marie savent de lui tout ce que dit l’ancien Testament et, sans doute apprennent-ils à Jésus à lire dans ces textes qui parlent de lui et, dans sa conscience d’enfant, d’une manière pour nous indicible, l’enfant découvre sa propre vocation. Joseph sait très bien que Jésus n’est pas naturellement son fils ; il sait très bien que Marie est irréprochable en toutes choses (Mt 1, 20). Tout cela est bien mystérieux, mais cette certitude est plus forte que l’incompréhension : Marie n’a jamais rien fait de mal. Jésus sait très bien que Dieu est son Père et que Joseph est le chef de famille ; il sait très bien qu’il doit à Dieu une obéissance filiale et qu’il doit à Joseph respect et soumission. Cette « sainte famille » est très atypique, composée d’un homme juste, de l’Immaculée Conception et du Verbe de Dieu fait chair ; il règne entre ces trois une vraie communion de charité et nous pouvons supposer que jamais aucune faute n’a été commise qui soit venue blesser cette bonne entente.
Et pourtant, c’est dans cette famille que se produit un événement étrange, inattendu, qui déroute Joseph, Marie et Jésus. Sans faire rien de mal, Jésus reste au Temple (Lc 2, 43). Sans faire rien de mal, Joseph et Marie omettent de vérifier sa présence dans la caravane du retour. Sans faire rien de mal, Marie s’étonne devant Jésus de son attitude : pourquoi a-t-il fait cela ? Sans rien faire de mal, Jésus s’étonne de l’inquiétude de Joseph et Marie : pourquoi le cherchaient-ils ? Que veut dire cela ? Pourquoi l’évangéliste nous rapporte-t-il cet épisode étrange ?
La clef de la réponse se trouve dans cette formule : « au bout de trois jours » (Lc 2, 46). Saint Luc veut nous donner dans cet épisode une préfiguration du mystère pascal : Jésus qui disparaît à Jérusalem et qu’on retrouve au bout de trois jours, cela ne peut pas ne pas nous faire penser à ce qui s’est passé entre le vendredi saint et le dimanche de Pâques. Aussi, la question qu’on peut se poser, qui est maintenant une bonne question, est celle-ci : comment Marie a-t-elle vécu ces événements de la mort et de la résurrection du Christ ? Saint Jean nous montre Marie présente au pied de la croix, debout (Jn 19, 25). Aucun évangéliste ne nous décrit la rencontre du Ressuscité et de sa Mère. Mais nous pouvons relire la question de Marie : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » (Lc 2, 48), pourquoi ne t’es-tu pas défendu lorsqu’on t’accusait ? pourquoi t’es-tu laissé conduire à la croix sans résistance ? pourquoi as-tu accepté toutes ces souffrances alors que tu n’avais jamais commis le mal ? Il y a là un mystère profond qui bouleverse Marie. Ce n’est pas un reproche de Marie, mais un cri de souffrance. Relisons la réponse de Jésus : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? » (Lc 2, 49) N’aviez-vous pas lu dans les prophètes que le Messie devait souffrir, mourir, et ressusciter ? Ce n’est pas un reproche de Jésus, mais une explication de textes, semblable à celle qu’il fera pour les disciples d’Emmaüs (cf. Lc 24).
Mais cette scène ne se passe pas lorsque Jésus a trente ans, mais douze. Jésus enfant, dans sa conscience d’enfant, sait déjà quelle est sa vocation. Il n’en pressent pas encore la violence ; il n’imagine peut-être pas la cruauté de ses adversaires et toutes les souffrances qu’il devra endurer. Mais il est prêt. Il n’hésite pas à se rendre au Temple qui est le lieu des sacrifices ; il n’hésite pas à discuter avec des docteurs, comme un maître de sagesse. Jésus est ce rabbi, cet interprète de la volonté de Dieu qui offre sa vie. Jésus a douze ans, et il sait déjà ce que sera sa vocation : annoncer l’évangile et donner sa vie ; la sagesse et le sacrifice. Voilà ce que saint Luc veut nous dire : jamais, à aucun moment, Jésus n’a ignoré sa vocation. Ce qu’il a vécu à trente ans dans la violence de la croix, il l’a vécu à douze ans, déjà capable de parler de sagesse et déjà capable de donner sa vie.
Prions aujourd’hui pour que, dans les familles, les enfants découvrent une vocation qui les épanouisse. Prions pour qu’ils sachent rester fidèles à la volonté de Dieu avec générosité et bonheur.


mercredi 23 décembre 2015

Noël


Cela fait maintenant un peu plus de deux mille ans que Jésus est né. Il n’est pas inutile de dresser un petit bilan : qu’est-ce que la venue du Verbe de Dieu a changé en notre monde ? A première vue, pas grand-chose. On souffrait avant la venue du Christ ; le Christ a souffert ; on souffre aujourd’hui encore. On mourait avant la venue du Christ ; le Christ est ressuscité ; mais on meurt toujours aujourd’hui. Il y avait de l’injustice avant la venue du Christ ; le Christ a invité ses disciples à pratiquer une justice nouvelle, qu’on appelle la charité ; mais l’injustice aujourd’hui prend des proportions scandaleuses. On pourrait continuer longtemps cette liste lamentable, et on serait alors amené à dire : mais alors qu’a fait le Christ ? Qu’est-ce que la Parole de Dieu venue en personne a apporté au monde ? Et, en constatant si peu d’amélioration, on ne peut manquer d’en faire quelque reproche au Christ. Mais avant de conclure trop défavorablement, il faut pourtant s’interroger un peu.
Tout d’abord, que serait le monde si le Christ y régnait avec une toute puissance insurmontable ? Imposer sa volonté, quand bien même cette volonté serait bonne, on appelle cela de la dictature. Et le Christ n’est pas venu fonder la dictature du bien, moins encore la dictature de Dieu ; le Christ est venu fonder l’Eglise, ce qui est très différent. On ne peut se réjouir de ce que l’évangile soit aujourd’hui méconnu et rejeté, mais on ne pourrait pas plus approuver que l’évangile soit une obligation ou une contrainte. Le Christ est surtout venu nous révéler une liberté, nous inviter à une liberté authentique : « la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32). Vous comprenez bien que le seul moyen d’éveiller quelqu’un à la liberté consiste à pratiquer la discrétion. Seul un maître qui se tient en retrait peut éduquer son disciple à être libre. Cela est parfois perçu douloureusement par le disciple qui préférerait qu’on lui dicte sa conduite ; le disciple peut même souffrir de ce qu’il interprète comme un silence, une absence de son maître. Mais la discrétion du maître est bien le seul moyen de faire éclore ce sens de la responsabilité d’où peut naître une liberté qui conduise au bonheur. C’est ainsi du moins que le Christ en use avec l’humanité.
Il faut aussi se poser une seconde question que je viens d’esquisser : la discrétion de l’action du Christ dans ce monde nous renvoie, nous baptisés, à notre responsabilité. Si le monde n’a que peu changé depuis la naissance de Jésus, qu’ai-je fait, moi, pour le changer ? Le Christ est discret, cela veut dire qu’il ne s’impose pas. Mais le Christ n’est pas secret : sa parole est publique, sa doctrine est connue, nous avons les évangiles. Personne ne nous empêche de les lire, personne ne nous empêche de les mettre en pratique, personne ne nous interdit d’améliorer ce monde que nous reprochons au Christ d’avoir laissé tel quel. « La lumière brille dans les ténèbres » (cf. Jn 1, 5) : certes, le monde est encore ténèbres ; mais la lumière n’a pas renoncé à briller pour autant. Certes le monde est aveugle, mais personne ne nous interdit d’ouvrir les yeux. Car il ne suffit que d’ouvrir les yeux pour voir, il ne suffit que de lire l’évangile pour vouloir le mettre en pratique, et il suffit de se mettre au travail pour que le monde change. Et si aujourd’hui j’ouvre les yeux, si aujourd’hui j’accueille la lumière de l’évangile, si aujourd’hui je décide de changer le monde en commençant par ma propre conversion, alors, peut-être, serais-je amené à nuancer le bilan qui semblait tout à l’heure si négatif.
Isaïe, qui était plus optimiste (c’est-à-dire plus courageux) disait : « toutes les nations verront le salut de notre Dieu » (Is 52, 10). Ce n’est pas une parole dite à la légère. Un observateur désengagé dirait : « mais je ne vois pas que tous les hommes aient accueilli le salut de Dieu », et il n’aurait pas tort, sinon celui d’être désengagé. Un observateur croyant, lui, irait, annoncer le nom de Jésus, car il n’y a pas d’autre nom par lequel nous puissions être sauvés.
Après deux mille ans de christianisme, on dit que l’Occident est plongé dans la lassitude ; notre civilisation voudrait-elle passer à autre chose ? A quoi ? Au matérialisme, à l’idolâtrie du confort ? Depuis qu’on a fait du pouvoir d’achat l’indice du bonheur, il n’y a jamais eu autant de solitude et de désespoir. Mais on voit bien aujourd’hui que nos églises sont vides, alors que les magasins sont une cohue. C’est une folie : le dénuement de Bethléem il y a deux mille ans est devenu le prétexte pour dépenser, parfois même pour s’endetter afin de consommer un peu plus ; ce contraste est presque un blasphème. Mais je ne crois pas pour autant que nous soyons lassés du christianisme ; je crois plutôt que nous n’avons pas encore commencé de vivre le christianisme : « il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1, 11) ; voilà où nous en sommes ! Je crois que nous sommes fatigués d’avoir couru après de faux bonheurs, des plaisirs illusoires, des égoïsmes décevants, et que nous nous retrouvons, aujourd’hui, devant un enfant tout pauvre, tout fragile, tout vulnérable qui vient de naître ; et cet enfant est Dieu. Alors, après deux mille ans de vaine poursuite, après deux mille ans de temps perdu, si je me décide enfin, aujourd’hui, à accueillir le Christ, je crois, j’espère que mon cœur renouvelé pourra être la première étape d’un monde qui commence à devenir chrétien.


vendredi 18 décembre 2015

4e dimanche de l'Avent - année C


Ce récit de la Visitation nous est utile pour bien situer l’événement de Noël dans l’année liturgique et dans l’histoire du salut. Pour cela, il convient de relever un détail qui risquerait de passer inaperçu à un lecteur moderne, mais qui ne pouvait manquer de frapper l’attention d’un lecteur des premières générations chrétiennes : « Marie se mit en route et se rendit avec empressement vers la région montagneuse » (Lc 1, 39). Partir, se mettre en route, se rendre en hâte, se diriger vers une montagne : voilà autant d’expressions et de thèmes que l’évangéliste applique à Marie et que la tradition d’Israël utilise lorsqu’il s’agit de rapporter la sortie d’Egypte. La rapidité, une certaine précipitation même, caractérise en effet le rite de la Pâque : « C’est ainsi que vous mangerez [l’agneau pascal] : les reins ceints, vos sandales aux pieds et votre bâton à la main. Vous la mangerez en toute hâte, c’est une pâque pour le Seigneur » (Ex 12, 11) ; et cet empressement de l’action liturgique se déploie ensuite dans la soudaineté de la fuite hors d’Egypte, lorsque la mort des premiers-nés crée une sorte de mouvement de panique générale : « Les Égyptiens pressèrent le peuple de se hâter de quitter le pays car, disaient-ils : ‘‘Nous allons tous mourir !’’ » (Ex 12, 33). Et le peuple se met alors en route vers une région montagneuse, vers le Sinaï, où Dieu a donné rendez-vous à Moïse pour qu’il y célèbre un culte d’Alliance. Partir, en hâte, vers la montagne : aucun lecteur de l’Antiquité chrétienne ne peut ignorer qu’on évoque ici, en arrière-fond, un événement de nature pascale, quelque chose qui est de l’ordre de la libération.
Dans le texte de saint Luc, ce que l’auteur de l’Exode attribuait au peuple, l’évangéliste l’applique donc à Marie. La Mère de Jésus résume en elle ce cycle de la rédemption d’Israël. Que peut-on tirer de cette audacieuse assimilation ? Tout d’abord sans doute – et sans que ce soit complètement anecdotique – une indication chronologique. On se demande souvent quand se sont produits les événements de l’incarnation et l’on répond habituellement qu’on n’en sait rien : Jésus a-t-il été vraiment conçu le 25 mars (date de l’Annonciation) ? est-il vraiment né le 25 décembre ? Que dire ? En l’absence d’un acte civil en bonne et due forme, on ne peut trancher, évidemment. Mais la tradition d’Israël et cette allusion assez claire du texte de saint Luc suggèrent qu’il convenait bien que l’Incarnation se produise dans le contexte liturgique de la fête de Pâque, c’est-à-dire au début du printemps. S’il reste impossible d’établir avec certitude la date du 25 mars, elle devient plausible et la date du 25 décembre pour célébrer la naissance de Jésus n’est donc pas aussi arbitraire qu’on le pense ordinairement.
Mais, au-delà de ce détail de chronologie liturgique, cette mise en lumière de la réalité pascale du mystère de Noël est tout à fait décisive. La Pâque n’est pas seulement la mort et la résurrection de Jésus ; ce n’est pas seulement le passage de la servitude à la liberté, la sortie des Hébreux hors d’Egypte. Les traditions anciennes d’Israël[1] nous enseignent que la Pâque, c’est aussi l’offrande d’Isaac sur le mont Moriyyah, que c’est aussi la création d’Adam, que c’est aussi le jour tant attendu, et tant redouté, du Jugement définitif ; toute visite de Dieu est une Pâque. Comment alors l’Annonciation, la Visitation et la Nativité ne trouveraient-elles pas leur sens comme étant elles aussi des événements de nature pascale ? Israël est le peuple de la Pâque ; Marie est la femme de la Pâque qui, après avoir entendu le message de l’ange, se met en route sans attente et sans hésitation ; tout croyant est appelé à devenir un homme de la Pâque, et toute l’humanité est invitée à être la Pâque de la création entière. Ce n’est que dans cette fulgurance, dans cette « hâte », que la grandeur de Dieu se laisse contempler : la toute-puissance de Dieu est cette force qui, en un instant, fait passer de la mort à la vie, de l’esclavage à la liberté, du péché à la grâce, du non-être à l’existence, de la peur à la joie. Il n’y a que ces passages absolus, rapides comme l’étincelle, dans lesquels nous puissions rencontrer vraiment le Seigneur.
Laissons Dieu venir marquer nos vies ; il n’entend pas faire de nos existences terrestres une tranquille et confortable consolation ; le signe de sa présence est toujours un passage, rapide, insaisissable, qui laisse notre cœur brûlant alors qu’il semble qu’il nous ait déjà quittés. Laissons Dieu se révéler à nous par surprise, qu’il fasse de nous le lieu de sa Pâque.




[1] Ceux qui veulent approfondir cette question peuvent consulter l’admirable ouvrage du Père R. Le Déaut, La nuit pascale – Essai sur la signification de la Pâque juive à partir du Targum d’Exode XII 42, Analecta Biblica, Pontifico Instituto Biblico, Rome, 1963. 

jeudi 10 décembre 2015

3e dimanche de l'Avent - année C


« Que devons-nous faire ? » (Lc 3, 10 ; 12 ; 14). Cette étonnante question revient plusieurs fois dans l’évangile que nous avons entendu, posée à Jean Baptiste. Cette même question sera posée au jour de la Pentecôte, après le discours de saint Pierre : « D’entendre cela, ils eurent le cœur transpercé, et ils dirent à Pierre et aux apôtres : “Frères, que devons-nous faire ?” » (Ac 2, 37). Et, dans la foulée, ces hommes qui ont entendu la prédication, l’annonce de la Résurrection, reçoivent le baptême. On peut donc comprendre que cette question, dans l’Eglise ancienne, se rattachait au baptême, à celui que pratiquait Jean, mais aussi à celui que le ministère de Jean annonçait, au baptême proprement chrétien célébré par les apôtres après la résurrection. Regardons cela d’un peu plus près.
Au Ier s., les hommes étaient dans une grande incertitude morale, tout comme aujourd’hui. Des tentations nombreuses, des illusions décevantes, des opinions versatiles entretenaient une totale confusion sur les grandes questions de l’existence. Ces publicains, ces soldats, toutes ces foules qui viennent voir Jean Baptiste sont des hommes de bonne volonté, sans doute, puisqu’ils font cette démarche d’aller vers ce prophète. Peut-être aussi sont-ils poussés par de la curiosité, mais accordons-leur que ce soit une saine curiosité. Fondamentalement, ils sont désorientés. Les publicains sont accaparés par leurs affaires ; les soldats sont pris par leur métier et, dans un contexte de guerre, par la violence ; les foules sont obnubilées par leurs préoccupations quotidiennes.
Et il faut bien reconnaître qu’il y avait de quoi : dans un petit pays assez pauvre, occupé par les troupes romaines, où il n’était pas garanti de manger à sa faim, les braves gens ordinaires avaient plus d’un problème à résoudre pour trouver de quoi survivre, pour éviter d’aller en prison, pour protéger leur famille. Rien n’était simple. Et l’homme qui est ainsi constamment inquiet du court terme n’est plus capable de réfléchir, de rentrer en lui-même, de s’interroger sur le bonheur, sur le bien, sur la valeur de la vie, sur la gratuité de l’amour. Ces questions, pourtant décisives, sont malheureusement un luxe en temps de crise. Lorsqu’il faut d’abord résoudre l’urgent, on renonce à s’interroger sur l’essentiel. Et puis l’homme n’est pas infaillible et son jugement personnel est parfois encombré par des idées fausses, par des peurs ou par des mauvaises habitudes. Pour toutes ces raisons, il est utile de demander conseil. Dans l’Antiquité, la première démarche de l’honnête homme, et la première démarche du chrétien, consiste donc à poser cette question : « Que devons-nous faire ? ».
On remarquera que les réponses de Jean Baptiste n’ont rien d’extraordinaire ; il se contente d’énoncer quelques règles simples de justice, de modération, de générosité. Il dit des choses que tout le monde aurait pu lire par ailleurs. Ce qui importe donc, plus encore que les réponses de Jean, c’est bien qu’on lui pose la question. Jean n’est pas une machine à donner des bonnes réponses ; il est avant tout un homme disponible pour entendre des questions. Et dans un monde où chacun n’était préoccupé que de sa propre survie, il fallait bien être prophète pour accepter d’écouter les questions des autres.

Ce qui est décisif, c’est qu’on accepte de ne pas se croire omniscient, de ne pas penser qu’on ait toujours raison, et qu’on ait le courage d’entendre d’un autre quelques vérités simples qui puissent interpeller notre conscience. Cela est au fondement de notre vie de baptisé ; c’est au fondement de notre appartenance à l’Eglise. On rencontre aujourd’hui beaucoup de chrétiens qui savent mieux que tout le monde ce qui est bien, qui seraient capables de conseiller le Pape et de dire aux évêques ce qu’ils doivent penser. Les foules du Jourdain ne sont pas allées expliquer à Jean Baptiste ce qu’il devait dire ; pas plus que les pèlerins de Jérusalem, à la Pentecôte, ne sont venus donner leur avis à Pierre. Mais aujourd’hui, tout le monde voudrait dire : « Voilà ce que tu dois faire » ; c’est le fameux : « Tu n’as qu’à… » qui peut briser une amitié. Mais ils sont peu nombreux ceux qui ont l’idée de dire : « Que dois-je faire ? » Ce serait se reconnaître fragile, hésitant, vulnérable ; et personne ne veut dévoiler ses faiblesses.
Il y a pourtant, au fondement de la foi, une attitude de docilité. Il est facile de diagnostiquer la crise de la foi chrétienne aujourd’hui : elle ne vient pas de doutes sérieux, ou d’une perte de confiance en Dieu. Il s’agit beaucoup plus simplement d’un malaise de l’écoute, d’un trouble auditif. Plus personne n’imagine devoir accueillir d’un autre un conseil – tandis que tout le monde est prêt à donner son avis. Et peu de gens relèvent la contradiction, car si tous veulent parler et si personne ne souhaite écouter, évidemment, on ne va pas très loin. Si nous ne voulons pas que la foi disparaisse complètement, il nous faut faire cette démarche, humble et courageuse, qui consiste à demander à l’Eglise : « Que devons-nous faire ? ». Cette écoute proprement chrétienne, l’« obéissance de la foi » (Rm 1, 5) n’est pas une aliénation ; c’est une collaboration dans la charité, un soutien mutuel dans l’amour, parce qu’il est difficile de croire tout seul et qu’il est bon de s’en remettre aussi, en conscience, à l’avis d’un autre.
Il n’est pas interdit, quand on est confronté à une décision difficile, ou simplement à une souffrance, d’aller voir un prêtre et de lui demander un conseil, un encouragement. Le prêtre n’est pas là pour prendre la décision à votre place ; il n’est pas là non plus pour vous imposer une solution à laquelle il vous faudrait obéir aveuglément. Demander conseil, c’est solliciter d’un autre qu’il éclaire votre liberté. Comme Jean Baptiste, le prêtre est là pour rappeler, dans le secret d’une discussion bienveillante, quelques principes simples, qui seront peut-être lumineux pour votre conscience.
Les premiers disciples sont devenus croyants en écoutant l’annonce de la Résurrection. Se laisser instruire par la parole d’un autre, c’est aussi cela, être chrétien.


vendredi 4 décembre 2015

2ème dimanche de l'Avent - année C


Au seuil de son évangile, saint Luc nous donne une magistrale leçon d’histoire (Lc 3, 1-6). Cette notice chronologique est un chef d’œuvre de rigueur et de précision. Pour exposer simplement le cadre de ce sommaire, on peut paraphraser ainsi : L’an quinze de Tibère [qui régna, comme seul empereur, de 14 à 37 ap. J.C.], Ponce Pilate étant gouverneur de Judée [qui officia de 26-36 ap. J.C.], Hérode [Antipas et non Hérode le Grand, qui a décidé le massacre des innocents] tétrarque de Galilée [régna depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C., jusqu’en 39 ap. J.C.], Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide [qui régna de 4 av J.C. à 33-34 ap. J.C.], Lysanias Tétrarque d’Abilène [les dates de son règne restent inconnues mais son existence est attestée], sous le pontificat d’Anne et Caïphe [Caïphe fut grand prêtre de 18 à 36 ap. J.C. ; Anne avait été grand-prêtre auparavant, mais conservait un immense prestige], la parole de Dieu… Nous sommes donc, au début de l’évangile, dans les années 29-30 après l’année conventionnelle de la naissance de Jésus. L’âge de Jésus est plus difficile à préciser, car, vous le savez, l’année réelle de sa naissance a de bonnes chances de n’être pas l’année qui a été retenue ensuite comme origine des datations ap. J.C. ; mais c’est là un détail. On peut dire, de manière fiable, que Jésus a autour de trente ans.

Au-delà de la perfection de ce texte en ce qui concerne l’histoire, nous devons relever que ce texte est également admirable quant à l’intrigue qu’il introduit. Luc n’est pas seulement un historien, il est aussi l’auteur d’une histoire, un écrivain, un narrateur de grand talent. Car vous remarquerez que les principaux acteurs du drame qui va se jouer – la mort de Jésus – sont ici présentés. Du côté romain : Ponce Pilate, le gouverneur de Jérusalem ; Hérode, le gouverneur de Galilée, c’est-à-dire qu’il avait autorité sur Nazareth. Du côté du Judaïsme : les deux grands prêtres du Temple de Jérusalem, Anne et Caïphe, dont le rôle serait décisif pour obtenir la condamnation de Jésus. Souvenez-vous – Pilate est celui qui a dit : « je ne trouve en cet homme aucun motif de condamnation » (Lc 23, 4) ; Hérode est celui qui a demandé à Jésus de lui faire un petit miracle de démonstration, pour l’amuser (Lc 23, 8). Et Luc soulignera que ces deux hommes, jusque-là ennemis, se sont réconciliés à l’occasion de l’affaire de la condamnation de Jésus (Lc 23, 12). Anne et Caïphe nous sont surtout connus par Jean ; Anne était le beau-père de Caïphe. C’est lui qui a interrogé Jésus en premier ; au cours de cet interrogatoire, Jésus a été giflé par un serviteur mécontent d’une de ses réponses ; face à cette violence incompréhensible qui commence à se déchaîner contre lui, Jésus demandera : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23). Caïphe était le grand-prêtre en fonction l’année de la mort de Jésus. Il est l’auteur de cette terrible prophétie que saint Jean interprète : « ‘‘il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière’’. Or cela, il ne le dit pas de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation – et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 50-52). Le cadre est fixé, tous les personnages historiques qui vont jouer un rôle dans cette douloureuse histoire sont déjà là.
Mais voilà que, au milieu de cette histoire humaine, compliquée et pitoyable, Luc relève quelque chose de nouveau, d’inouï : « la Parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean » (Lc 3, 2). Alors que les hommes courent à leur perte dans les vicissitudes troubles des affaires politiques, la Parole de Dieu, la Parole éternelle du Dieu éternel, retentit dans le cœur d’un homme. C’est l’irruption de l’éternité dans l’Histoire. Pour dire les choses simplement : l’Histoire, c’est que les hommes se haïssent au jour le jour ; l’éternité, c’est que Dieu nous aime dès avant la création du monde. L’Histoire, c’est le chaos désorganisé de nos conflits permanents ; l’éternité, c’est le projet de Dieu, solidement établi et mené à bien, qui nous propose encore un bonheur que nous avons si souvent refusé. L’Histoire, c’est le péché de l’homme qui se déploie en souffrances ; l’éternité, c’est la grâce de Dieu qui sanctifie. Voilà ce qui s’est produit en 29 ap. J.C. Dans la conscience d’un homme, de ce Jean fils de Zacharie, dans l’esprit d’un homme plongé dans l’Histoire, dans l’esprit de ce Jean qui voyait bien l’horreur et l’absurdité de la vie des hommes – jusqu’à fuir dans le désert – dans l’esprit de cet homme la Parole de Dieu a annoncé cette vérité éternelle, et pourtant imprévisible : le pardon des péchés. La miséricorde éternelle entre dans l’histoire des fautes et des transgressions, et elle y entre par le cœur de Jean, cet homme plein de justice, cet homme qui n’est pas complice du mal : « et tout homme verra le salut de Dieu » (Lc 3, 6 ; Is 40, 5). Jean deviendra désormais l’instrument choisi par Dieu pour annoncer Celui qui donnerait le salut définitif. Tout cela est vertigineux, vous le voyez.

Nous vivons, aujourd’hui, dans un univers qui n’est pas moins troublé que celui que décrit saint Luc. Les autorités politiques et religieuses du Moyen Orient en particulier, et du monde en général, ne sont pas moins conflictuelles maintenant qu’il y a deux mille ans. Mais nous sommes pourtant au seuil d’un jubilé de la miséricorde ; dans le tumulte de nos guerres sans issues, dans nos batailles où il semble impossible de construire une paix, voilà qu’un message différent se fait entendre, un message éternel : Dieu pardonne, Dieu commande d’aimer, Dieu réconcilie. Saurons-nous écouter cette parole nouvelle ? C’est tout l’enjeu de ce temps de l’Avent. Accepterons-nous l’invitation à nous convertir, à nous pacifier ?


(illustration : une monnaie de Tibère divinisé, avec la légende : Divus Augustus Pater ; Museo Massimo – Museo Nazionale, Rome).

jeudi 26 novembre 2015

1er dimanche de l'Avent - année C


La première lettre de Paul aux Thessaloniciens est, nous disent les exégètes, le premier texte du nouveau Testament, le plus ancien écrit chrétien, rédigé avant les évangiles, le témoignage le plus proche de l’événement de la Résurrection de Jésus. A ce titre, ce texte possède une autorité de fondement et doit être, sur toute question, considéré comme un document d’une valeur inestimable.
Du fragment que nous avons entendu (1Th 3, 12 – 4, 2), je voudrais retirer le premier enseignement chrétien que nous possédons sur l’amour. Nous lisons : « Que le Seigneur vous donne, entre vous et à l’égard de tous les hommes, un amour de plus en plus intense et débordant » (1Th 3, 12). De quoi s’agit-il ? L’amour dont parle saint Paul est ici désigné par un terme technique, qui possède dans le vocabulaire chrétien une signification tout à fait décisive. Le mot agapè (qu’on peut traduire également par : charité) n’est pas simplement un sentiment, une sympathie, une amitié (qui sont des réalités très estimables, mais seulement humaines). L’amour dont parlaient les premiers chrétiens contenait une exigence beaucoup plus radicale qui poussait les fidèles à donner leur vie au nom de leur attachement à l’évangile. On ne peut dire qu’il s’agisse d’une sympathie doublée d’une générosité (car cela aussi, tout en étant infiniment respectable, reste une attitude qui correspond aux forces de l’homme) ; cet amour, c’est une décision volontaire, au nom de l’évangile ; c’est être disponible pour se sacrifier ; c’est choisir, en conscience, de préférer le bonheur des autres à sa propre réussite, et même à sa propre vie. Là, on se trouve devant une réalité qui dépasse vraiment les forces de la nature humaine : personne ne peut, par lui-même, mépriser son confort, ses projets et sa vie même au profit des autres si Dieu ne lui inspire une telle volonté. Voilà pourquoi Paul, parlant de cette charité, demande : « Que le Seigneur vous donne… un amour de plus en plus intense et débordant ». C’est un don de Dieu.

Qui devons-nous aimer ? La réponse suggérée par cette prière est double. Paul s’adresse aux fidèles, à l’Eglise ; et il leur dit d’abord qu’ils doivent s’aimer les uns les autres : « entre vous ». Aux Galates, le même Paul demandera de montrer de la bienveillance et de la solidarité « surtout envers nos frères dans la foi » (Ga 6, 10). Oui, il est raisonnable d’aimer d’un amour particulier ceux avec qui nous croyons à l’évangile. C’est bien là une exigence primordiale : si ceux qui partagent une même foi ne sont pas unis par un même amour, personne ne pourra faire confiance à la vérité de leur croyance ; au contraire, « tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13, 35). L’amour fraternel, pour ceux qui sont dans l’Eglise, est ainsi le premier acte de l’évangélisation, pour ceux qui sont hors de l’Eglise. Il n’y aurait pas de pire contre-témoignage que des guerres entre croyants.
Mais si l’on n’aime que ceux qui nous ressemblent, nous ne sommes pourtant pas très généreux. Jésus mettait en garde : « même les pécheurs aiment ceux qui les aiment » (Lc 6, 32). Aussi, la caractéristique d’un amour vraiment chrétien consiste à aimer particulièrement les chrétiens, nos frères, afin d’aimer universellement tous les hommes. Paul dit aux Thessaloniciens : « entre vous et à l’égard de tous » (1Th 3, 12) ; il dira pareillement aux Galates, dans un autre ordre : « pratiquons le bien à l’égard de tous et surtout de nos frères dans la foi » (Ga 6, 10). L’amour des chrétiens entre eux est primordial, mais il n’est pas à lui-même sa propre finalité ; si les chrétiens s’aiment les uns les autres, c’est pour pouvoir ensuite aimer tous les hommes.
Un tel amour dépasse vraiment les forces de l’homme : il s’agit maintenant d’aimer des gens qui ne pensent pas comme nous, qui ne croient pas comme nous ; ce sont peut-être des gens qui nous font peur ; ce sont peut-être des gens qui nous ont fait du mal. Et nous devons nous aimer pour les aimer. En ce temps de violence, ce message du premier texte chrétien de l’histoire montre bien son actualité. Ayons le courage de recevoir ainsi de la charité de nos frères Thessaloniciens l’exemple d’un amour fervent dans l’Eglise et ouvert aux frontières de l’Eglise, car « au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour »[1].




[1] Saint Jean de la Croix, Dichos, 18 ; cité par le Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 1022. 

vendredi 20 novembre 2015

Christ Roi - année B


La fête du Christ-Roi n’a de sens que si on la considère comme un écho liturgique du Vendredi Saint. C’est ce jour-là que la royauté du Christ s’est manifestée dans sa paradoxale évidence, Pilate disant : « Voici votre roi » (Jn 19, 14), puis demandant : « Vais-je crucifier votre roi ? » (Jn 19, 15), puis faisant mettre par écrit : « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs » (Jn 19, 19). Il n’y a pas d’autre royauté du Christ que celle-là.
Dans le bref passage que nous venons d’entendre (Jn 18, 33-37), tiré de cet immense récit de la Passion selon saint Jean, que nous avions entendu le Vendredi Saint, il est précisément question d’une discussion entre Pilate et Jésus au sujet de cette royauté : « Alors, tu es roi ? » (Jn 18, 37). Dans l’antiquité, la royauté était une situation pour le moins ambiguë : dotée d’un incontestable prestige et éventuellement d’un certain pouvoir, la dignité royale se définissait également, en contrepartie de ces avantages, par un risque vital. Le roi est, de toute évidence, celui que l’ennemi cherche à tuer en premier. Dans une bataille, c’est d’abord sur lui que se concentre toute l’énergie des assaillants de sorte qu’il supporte le danger maximal ; ainsi pour Saül dans le dernier combat qu’il livra contre les adversaires d’Israël : « Le poids du combat se porta sur Saül » (1S 31, 3).
Si le ministère de Jésus fut une action royale, on peut donc relire le fait de sa mort dans cette logique : Jésus a combattu contre l’erreur, contre la haine, contre l’injustice, contre l’hypocrisie religieuse. Et tous ces ennemis, ligués contre lui, ont cru porter un coup décisif contre son message en obtenant sa mort dans le combat spirituel qu’il menait.

En disant qu’il vient « rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37), Jésus indique en effet que sa mission se situait dans un certain contexte d’opposition. On peut se demander, en effet, pourquoi « la vérité » n’est pas capable de s’imposer d’elle-même : pourquoi faudrait-il que quelqu’un témoigne en sa faveur ? Elle n’en a besoin, en toute logique, que si elle est niée injustement. Qu’il faille lui rendre témoignage suppose qu’on l’a rejetée et qu’il soit nécessaire de surmonter ce premier refus par un surcroît d’évidence. Et le témoignage, dans le vocabulaire grec de l’évangile, c’est aussi le martyre, l’affirmation d’une vérité jusque dans la violence, d’une constance jusque dans la mort.
Quel est donc le témoignage ? C’est la croix de Jésus. Quelle vérité ce témoignage affirme-t-il ? Dans la logique de saint Jean, cette vérité ultime à laquelle la croix de Jésus rend témoignage est, sans aucun doute, que « Dieu est amour » (1Jn 4, 8 ; 16). Nous voyons un homme condamné, torturé, cloué sur une croix et confondu avec deux sordides criminels ; et en voyant cela, il nous faut comprendre que Dieu est charité. La royauté de Jésus, c’est cela ! En ceux qui contemplent le crucifié et qui voient l’amour de Dieu, en ceux-là, le Christ règne.

En ces jours de détresse, la question de la royauté de Jésus se pose peut-être avec une urgence particulière. Nous voyons bien que le pouvoir du Christ-Roi n’est pas une force de vengeance, que ce n’est pas une capacité à contenir une violence par une violence plus grande. Si cela constitue les rouages de la politique et de la guerre, l’évangile se situe dans une autre logique. Le vrai pouvoir du Christ-Roi, c’est de pardonner à ses bourreaux. Que la dernière prière de Jésus ait été une absolution (« Père, pardonne-leur » ; Lc 23, 34) établit sa royauté dans le pouvoir de faire grâce. Si d’autres sentiments peuvent habiter nos cœurs ébranlés par les conflits du monde, obscurcis par la barbarie qui devient ordinaire, c’est que nous ne sommes pas encore bien évangélisés. Il serait utile alors de demander à Dieu, mais de le demander avec foi : « que ton règne vienne ! » (Lc 11, 2).


samedi 14 novembre 2015


Et maintenant, nous te supplions, Seigneur : Par le sacrifice qui nous réconcilie avec toi, étends au monde entier le salut et la paix. Affermis la foi et la charité de ton Église au long de son chemin sur la terre… Écoute les prières de ta famille assemblée devant toi, et ramène à toi, Père très aimant, tous tes enfants dispersés.  
Pour nos frères défunts, pour les hommes qui ont quitté ce monde et dont tu connais la droiture, nous te prions : Reçois-les dans ton Royaume.

(Missel Romain, Prière eucharistique n° 3)


vendredi 13 novembre 2015

33e dimanche - année B


Jésus nous demande de nous laisser instruire par la comparaison du figuier (Mc 13, 28). Il suffit d’entendre évoqué cet arbre délicieux pour laisser monter dans notre imagination et notre mémoire tout un monde de sensations de soleil, d’odeurs sucrées et de goûts subtils. Chez les anciens philosophes du bassin méditerranéen, la figue passait pour ce qu’il y a de meilleur dans la nature : « il n’y a rien de plus doux que les figues, excepté le miel » faisait dire à Aristophane l’empereur Julien[1]. Un auteur chrétien, remarquant que le figuier est nommé dans les premières pages de la Genèse (3, 7 ; cf. Jg 9, 11), fait également ce compliment au plus savoureux des fruits de la création : « La figue, sucrée et plantureuse, évoque les délices que connut l’homme au paradis, avant sa révolte »[2]. Le figuier renvoie ainsi à l’enfance de l’humanité, à un imaginaire d’innocence et de douceur, de vie sereine et calme, à des mythes de bonheur et à des impressions de plaisirs sains. Le thème du paradis, en effet, peut-être tout entier symbolisé par cet arbre ensoleillé.
Durant l’hiver, le figuier est en sommeil, comme mort. Le bois est rigide et la vie semble s’être retirée de cette écorce grise et froide. Au printemps, de bourgeons d’un vert tendre sortent bientôt de petites feuilles aux formes caractéristiques, fines et presque transparentes qui sont, dans le soleil, comme des vitraux qui se laissent transfigurer par la lumière. On passe de la mort hivernale à une résurrection printanière magnifique. Celui qui sait être attentif à une telle éclosion se met alors à se souvenir des fruits de la saison précédente, du sucre délicieux qu’ils contenaient sous cette peau violacée ; il entrevoit alors, plein d’espérance, les figues de la récolte prochaine. Les fruits à venir seront-ils aussi bons, aussi gorgés de ce goût de soleil ? Seront-ils meilleurs encore ? Quelle abondance sera celle de ce vieil arbre au tronc plissé ? Le désir grandit en lui, en même temps que l’espoir. Cet homme qui scrute ainsi les phases et les métamorphoses de la nature sait alors « que l’été est proche » (Mt 13, 28) ; mais il le sait avec envie et dans l’attente.
Car il y a une autre manière de savoir que l’été est proche. Les hommes de l’antiquité n’étaient pas plus bêtes que nous et disposaient de calendriers qui étaient capables de leur dire, administrativement, astronomiquement, dans combien de jours viendraient l’équinoxe et le solstice. Pour savoir quand sera l’été, on peut toujours se fier à une définition technique. Mais c’est tout autre chose. Ce n’est pas un espoir, c’est une résignation ; ce n’est pas un désir, c’est un constat. Quoi qu’il arrive, l’été viendra le 21 juin, qu’on le veuille ou non, que cela plaise ou non.

En prenant la comparaison du figuier pour parler de sa venue et de la fin du monde, Jésus nous indique une attitude spirituelle. Alors que la présentation habituelle de ces événements des derniers temps est entourée d’éléments de catastrophe et de malheur (et le texte de notre évangile mentionne, il est vrai, aussi des cataclysmes cosmiques ; Mc 13, 24-25), Jésus n’est pas l’otage de cette apocalyptique un peu terrifiante. L’image du figuier vient dédramatiser tout ce folklore de ténèbres et de fracas, pour introduire un imaginaire d’espérance et de désir. Attendre le retour du Christ comporte autant de joie que de prévoir une bonne récolte de ce que la nature nous offre de plus doux ; et les signes avant-coureurs de cette venue sont les indices d’un bonheur aussi simple et aussi sain que de se préparer à déguster un fruit estival. Alors que l’histoire humaine, avec ses guerres et ses violences, nous annonce la fin comme une terrible perte, la nature, avec la douceur de l’alternance des saisons, nous suggère qu’elle est une joie d’enfant. Et cette espérance est sans doute plus réelle que toutes nos peurs.




[1] Pseudo Julien l’Apostat, Lettre XXIV, à Sarapion, « Eloge des figues et du nombre cent ». Si l’on relève habituellement que cette lettre n’est pas de Julien, et que la citation n’est pas d’Aristophane, le propos s’accorde en général avec ce qu’on sait de la pensée antique.
[2] Méthode d’Olympe, Le Banquet, 10 ; 264 ; Sources Chrétiennes n° 95, le Cerf, Paris, 1963 ; p. 281.  

vendredi 6 novembre 2015

32e dimanche - année B


Cette veuve de Sarepta (1R 17, 10-16) était dans une bien grande détresse. Evidemment, il y a sa détresse personnelle : elle sait qu’elle va mourir. Mais il y a également, dans la mentalité antique, cette idée que c’est une famille qui va disparaître : son mari est déjà mort, et son fils va mourir avec elle. La mort d’un individu n’était pas tellement perçue comme tragique – les anciens savaient que la mort fait partie de la vie, et que la vie continue dans les enfants et les générations futures. Mais là, précisément, la vie ne continuera pas dans les générations futures. Et cela était perçu comme une terrible malédiction, comme une honte définitive.
On peut aussi s’étonner de ce repas qu’elle veut préparer (1R 17, 12) : à quoi cela sert-il de manger avant de mourir ? Là encore, il faut essayer de comprendre la mentalité antique. Le repas avant la mort était un acte rituel très important. On se souvient qu’Isaac, avant de mourir, avait demandé à Esaü, son fils, de lui préparer un festin (Gn 27, 4). Plus familier, évidemment, nous est la dernière Cène de Jésus : en célébrant avec ses disciples un ultime repas avant de mourir, Jésus faisait ce qu’avait fait Isaac, ce que voulait faire cette veuve de Sarepta. Même si cette tradition est aujourd’hui tombée en désuétude, nous devons reconnaître qu’elle était courante dans l’Orient ancien, et bien attestée dans la Bible.
Mais, pour cette veuve et son fils, ce dernier repas ne se passe pas comme d’habitude. Un invité imprévu, intrusif, arrive, et cet invité est un prophète. Evidemment, la veuve ne sait pas que c’est un prophète : elle voit seulement un homme qui a faim, qui ne pense pas qu’il va mourir, et qui veut simplement manger (1R 17, 10-11 ; 13). Que peut-elle faire ? Si elle renonce à son dernier repas, si elle meurt sans célébrer ce dernier rite, elle compromet encore la réputation de sa famille qui est déjà condamnée à disparaître dans la honte. Si elle refuse d’aider le prophète, elle laisse cet homme souffrir de la faim et elle manque aux devoirs de l’hospitalité. Que faire ? Elle décide de renoncer à son dernier repas, pour obéir à la parole d’Elie et pour honorer les droits de son hôte (1R 17, 15). C’est-à-dire qu’elle a renoncé à son dernier bien, elle a renoncé à tout ce qui lui restait ; elle a sacrifié son tout, simplement pour assurer un petit repas à un inconnu de passage. Est-il raisonnable de sacrifier toutes choses pour une cause aussi petite ? Non ; cela ne paraît pas raisonnable. Il est insensé de tout donner, il est fou de sacrifier ainsi l’honneur de toute une famille, sa propre vie et celle de son fils, pour le seul confort d’un visiteur importun. Et pourtant, c’est ce qu’elle a fait.

Cette petite histoire nous invite à réfléchir sur ce qu’est le renoncement. Le Christ invite ses disciples à renoncer à beaucoup de choses, à ne pas profiter d’avantages bien tentants et bien décevants, afin d’être disponibles pour le Royaume. « Ainsi donc, quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens, ne peut être mon disciple » (Lc 14, 33). L’injonction est sévère. On pense habituellement que cela veut dire qu’on doit se défaire de ce qu’on a : « je possède telle richesse ; j’en ai bénéficié pendant des années ; maintenant j’y renonce en vue de l’Evangile ». On voit pourtant que la logique de la veuve de Sarepta est autre, beaucoup plus radicale. Le prophète lui demande de renoncer à ce qu’elle n’a pas encore, de renoncer à ce repas qu’elle n’a pas encore préparé mais qu’elle a déjà prévu. Pour obéir à la parole d’Elie, elle doit renoncer à un projet. Et cela, c’est beaucoup plus austère que de renoncer (souvent par lassitude) à quelque chose dont on connaît le profit mais dont on sait également les limites.
Mais, dans cette situation d’extrême détresse, la logique se renverse d’elle-même. Le projet de cette femme était de prendre un repas avec son fils, puis de mourir avec lui. En renonçant à ce repas qui devait être son dernier réconfort, le dernier acte cultuel d’une vie marquée par la tragédie de la famine, elle s’ouvre à une autre dimension. Peut-être que la promesse d’Elie lui a semblé une belle parole en l’air : « Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra » (1R 17, 14). Elle pouvait penser que, bientôt morte, elle ne serait plus là pour vérifier ! Mais elle a fait confiance, néanmoins. Et de ce renoncement, en effet, a jailli une fécondité inattendue, une abondance promise à laquelle on ne croyait même pas. En renonçant au dernier acte de sa vie, la femme a renoncé à mourir (mais elle ne le savait pas), et elle a vécu, elle et son fils, accueillant ce surcroît comme un don gratuit et impensable.
On ne pense pas que les choses les plus importantes dans la vie d’un homme ne sont pas celles qu’il peut se donner à lui-même, ce qu’il peut acheter ; cela, c’est de l’utile, en général, du plaisant, quelquefois, mais pas de l’essentiel. Ce qui compte vraiment, c’est ce qui nous est donné. Mais pour recevoir une chose qui nous est donnée, il faut vivre cette logique paradoxale qui conjoint un désir et un renoncement : s’il n’y a pas de désir, la chose n’est pas essentielle ; s’il n’y a pas de renoncement, il n’y a pas de donation. Cette veuve voulait vivre, sans doute ; et elle voulait que son fils vive, même si elle n’y croyait plus. Et en renonçant à ce dernier repas, elle a vécu, vraiment ; et sa vie était un don de Dieu.
Le renoncement est toujours un risque ; c’est un acte coûteux, difficile, insensé parfois. Pourtant, seul le renoncement permet de créer du nouveau. Cette veuve de Sarepta a renoncé à tout, et elle a reçu de Dieu la vie de sa famille et une gloire éternelle. Même le Christ a parlé d’elle, en faisant un modèle de foi (Lc 4, 26). Notre société, gavée d’abondance et de rassasiement a oublié que le renoncement est ce qui donne sa qualité à la possession. Le bonheur n’est pas de détenir simplement ce qu’on peut acheter, mais de recevoir ce qui est vraiment capable de nous combler. Quand nous risquons d’être submergés par la tristesse de consommer bêtement, souvenons-nous de cette veuve, de sa générosité et de son grand renoncement. Elle nous donne une leçon de vie.


vendredi 30 octobre 2015

Fête de tous les saints


Le bonheur est une chose paradoxale. Tout le monde est d’accord pour vouloir être heureux, mais personne ne sait comment on fait pour y arriver ; ou du moins, il existe à ce sujet tant d’opinions divergentes qu’on a du mal à s’y retrouver[1]. Et, à force d’être galvaudé par des imitations vulgaires et décevantes, le bonheur est devenu lui-même une valeur douteuse, à tel point que certains s’interrogent : le bonheur existe-t-il vraiment ? Beaucoup de nos contemporains sont malheureux ; et, ce qui est pire encore, beaucoup ne croient même plus au bonheur.
C’est dans ce contexte d’incertitude et de désarroi que Jésus vient aujourd’hui faire entendre un message radical, nouveau et réconfortant pour nous indiquer une définition du bonheur qui ne sera pas décevante. Ce message des béatitudes (Mt 5, 1-12) est assez choquant, parce qu’il va à l’encontre des conventions et du confort ; il nous fait découvrir un bonheur assez austère qui consiste à mettre notre conscience en accord avec la vérité évangélique. Et c’est ainsi que nous découvrons qu’il existe un bonheur pauvre, un bonheur humble, un bonheur chaste et pacifique, il existe un bonheur dans les larmes, dans la persécution et dans l’insulte, il existe un bonheur dans le pardon et la pureté. Tout cela est bien déroutant pour ceux qui croyaient que l’argent, le prestige et les triomphes, le confort, les plaisirs et le pouvoir, étaient les conditions indispensables du bonheur, voire le bonheur lui-même. Tous ces grands hommes riches et considérés risquent bien de ses retrouver seuls et tristes avec leur patrimoine somptueux et leur haute estime. Ils découvriront, trop tard, qu’ils se sont fourvoyés dans un chemin sans issue et que, là où ils croyaient atteindre la joie définitive, ils ne découvrent que leurs propres limites matérielles et spirituelles, la déception de n’être pas un héros, l’angoisse de n’être pas un génie, l’inquiétude d’être mortel.
Le bonheur qui est décrit dans ce texte des béatitudes est en fait un portrait de Jésus mourant sur la Croix : c’est lui le pauvre de cœur à qui appartient le Royaume ; c’est lui l’homme de douceur et de patience qui voit la terre promise ; c’est lui qui est assoiffé de justice et à qui on tend une ridicule éponge imbibée de vin aigre ; c’est lui le miséricordieux qui implore le pardon pour ses bourreaux ; c’est lui l’artisan de paix qui est vraiment Fils de Dieu ; c’est lui l’homme couvert d’insultes et de crachats qui exulte de joie et d’allégresse parce qu’il est resté fidèle à la volonté de Dieu. Dans notre monde marqué par la violence, il n’y a pas d’autre bonheur possible. Dans un monde sans péché, le bonheur pourrait, à la rigueur, coïncider avec le simple plaisir. Mais dans un monde de guerre, d’injustice, de douleur, il n’y a pas d’autre bonheur que celui du Christ en Croix. Le cœur du Christ, l’âme du Christ, la conscience du Christ était alors transfigurée de cette lumière limpide et joyeuse, illuminée de l’amour qui l’unissait à Dieu, son Père, et dans lequel il recevait alors toute l’humanité. Parfois, les hommes qui croient encore un peu au bonheur disent que le bonheur, c’est l’amour. C’est vrai ; encore faut-il bien comprendre qu’il s’agit de cet amour radieux et universel, de cet amour de Dieu, et de nos amis, et de nos ennemis, et de ceux qui nous ont déçus, et de ceux qui nous ont trahis. C’est en aimant tous ceux-là que le Christ a fait, sur la Croix, l’expérience d’une joie telle qu’on ne saurait en imaginer de plus grande.
Qui donc veut encore être heureux ? (cf. Ps 4, 7) Voilà le chemin que le Christ nous indique. Chaque homme reste libre d’inventer autre chose, de prendre d’autres directions, de chercher ailleurs, à ses risques et périls. Pour nous, chrétiens, que la grâce du Christ nous protège et nous garde d’errer sur des chemins sans buts. C’est par la croix que nous entrons dans la joie même de Dieu.




[1] Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 2 ; 1095a. 

vendredi 23 octobre 2015

30e dimanche - année B


La lecture de l’épître aux Hébreux (5, 1-6) est l’occasion de parler de ce qu’est le sacerdoce. Je crains en effet que l’une des causes principales de ce qu’on appelle la « crise » de l’Eglise ne vienne de ce qu’on a oublié ce qu’est un prêtre. Tous, vous connaissez des prêtres et vous seriez capables de décrire leur caractère, leurs préoccupations, leur spiritualité peut-être. Mais sauriez-vous répondre à la question : « qu’est-ce qu’un prêtre ? ». Ce n’est pas sûr. Aussi, je vous propose de reprendre quelques mots entendus dans la 2e lecture.
Le prêtre est tout d’abord « pris parmi les hommes » (He 5, 1). Cela semble une banalité, et pourtant il faut bien comprendre. Le prêtre est un homme, il possède la nature humaine. Des théologiens, au Moyen Âge, se demandaient avec humour si un ange pouvait être prêtre, et la réponse est évidemment négative. C’est dire qu’il y a une solidarité naturelle entre le prêtre et tous les hommes (de même qu’il y a une solidarité naturelle entre le Christ et tous les hommes). Mais le prêtre n’est pas seulement un homme, il est « pris parmi les hommes », c’est-à-dire que, tout en restant solidaire du reste de l’humanité, il s’en dégage néanmoins d’une certaine façon. Il est évident qu’un prêtre ne vit pas comme tout le monde : il n’a pas de métier, il n’a pas de famille, il n’a pas de fortune. Le prêtre est donc mis à part pour être totalement consacré, exclusivement dévoué au service de l’Eglise.
« Il doit offrir des sacrifices » : telle est la définition même du sacerdoce. Être prêtre, dans toutes les religions, dans le paganisme, dans le Judaïsme, dans le christianisme, cela veut dire : offrir un sacrifice[1]. Dans le culte de l’ancien Testament, les sacrifices que les prêtres offraient étaient des agneaux et des veaux, immolés dans le temple de Jérusalem. Vous savez que dans le temps de l’Eglise, ce culte trop matériel a été aboli, pour laisser place à une adoration plus spirituelle. Le sacrifice que les prêtres offrent aujourd’hui, c’est l’Eucharistie, c’est la Messe. Mais il faut bien comprendre : le prêtre étant un homme, il offre l’Eucharistie avec tous les hommes. Et qu’est-ce que l’Eucharistie ? C’est le corps du Christ livré pour nous ; c’est le sang du Christ versé pour nous. L’Eucharistie, c’est le sacrifice du Christ qui s’offre lui-même en notre faveur. Si donc le Christ s’est offert lui-même, et si les prêtres offrent le sacrifice du Christ, cela veut dire que, dans l’Eglise, le prêtre offre le sacrifice que chacun fait de soi-même, de telle sorte que le sacrifice de soi (tel est le sacrifice du Christ) soit vécu, intériorisé, célébré par chaque fidèle. Quand le prêtre est à l’autel, il n’est pas seul à offrir, il n’est pas seul à s’offrir ; c’est le Christ tout entier qui s’offre, c’est-à-dire c’est l’Eglise qui s’offre comme communauté, et c’est chaque membre qui s’offre personnellement.
Encore une chose : l’épître aux Hébreux ajoute que le prêtre « est rempli de faiblesse » (He 5, 2). Cela est vrai, vous le savez. Vous connaissez des prêtres et vous connaissez tous leurs défauts : tel prêtre est trop sévère, un autre est trop laxiste, un autre est trop triste. Je sais bien que tous ces jugements sont vrais. Les prêtres sont pleins d’imperfections. Jésus, pourtant, en devenant un homme, a assumé cette faiblesse de la condition humaine. Bien sûr, Jésus, qui a été tenté, n’a jamais commis le péché alors que les prêtres, malheureusement, sont pécheurs. Mais Jésus ne voulait surtout pas que les prêtres soient tout-puissants, car lui-même a renoncé à manifester sa toute-puissance lorsqu’il partageait notre humanité. Il n’y a pas lieu, alors, de se lamenter sur les lacunes des prêtres. L’auteur de l’épître y voit plutôt une chance : le prêtre « est en mesure de comprendre ceux qui pèchent par ignorance ou par égarement » (He 5, 2). Si tous les prêtres étaient des saints, perchés dans une perfection inaccessible, s’ils étaient des reproches vivants par leur conduite exemplaire, qui pourrait être sauvé ? Je veux dire : qui oserait avoir recours à eux pour être pardonné de ses péchés ? Jésus a caché sa divinité tandis qu’il était parmi nous pour que les hommes ne craignent pas de lui exposer leurs souffrances et leurs faiblesses. Aujourd’hui, la divine miséricorde de Jésus se cache sous les imperfections des prêtres pour que chaque homme trouve dans le prêtre un frère qui peine, comme lui, sur le chemin d’une vie meilleure, plus sainte, plus libre et plus heureuse. Le prêtre ne saurait condamner personne, sachant très bien qu’il tomberait lui-même sous le coup du jugement qu’il prononce contre un autre. N’ayez donc pas peur de parler en vérité à un prêtre : il n’est pas un surhomme qui vous condamnera de la hauteur de ses mérites ; il est un pauvre homme qui saura comprendre vos douleurs, qui saura vous encourager.
Un homme mis à part, mais solidaire de tous ; un homme qui, dans le sacrifice du Christ, permet à chacun d’offrir sa vie ; un homme marqué par la faiblesse humaine, un frère qui marche avec l’Eglise vers le bonheur que Dieu promet : voilà ce qu’est un prêtre.




[1] La belle définition donnée par le Concile de Trente reste valable : « Sacrifice et sacerdoce ont été si unis par une disposition de Dieu que l’un et l’autre ont existé en toute loi » (Décret sur le sacrement de l’Ordre, 15 juillet 1563).