vendredi 27 mars 2015

Dimanche des Rameaux - année B


Quand ils se furent bien moqués de lui,
ils lui enlevèrent le manteau de pourpre,
et lui remirent ses vêtements.
Puis, de là, ils l’emmènent pour le crucifier,
et ils réquisitionnent, pour porter sa croix,
un passant, Simon de Cyrène,
le père d’Alexandre et de Rufus,
qui revenait des champs (Mc  15, 20-21)

Les trois évangiles synoptiques font allusion au fait que, sur le chemin qui l’a conduit au Golgotha, Jésus a été aidé par un homme, qui fut contraint par les soldats (et on imagine avec quelle violence et quel arbitraire) de porter la croix avec lui. De cet homme, qui aurait pu rester un personnage anonyme de l’évangile, nous savons le nom : Simon ; nous savons également d’où il était : de Cyrène. Cette ville de Cyrène était une cité prospère des bords de la Méditerranée, sur le territoire de l’actuelle Libye. La ville avait été fondée par les Grecs au VIIe siècle av. J.C., et une importante communauté juive s’y était établie[1]. Il n’est pas étonnant que pour la Pâque, fête de pèlerinage, des Juifs de Cyrène se soient rendus à Jérusalem pour les exigences du culte. Le jour de la Pentecôte également, on comptera parmi les auditeurs de saint Pierre des Cyrénéens (Ac 2, 10) : à l’époque de Jésus, les hommes se déplaçaient, les voyages étaient fréquents pour cause de commerce ou de religion.
Ce que je veux relever est surtout ceci : Simon de Cyrène était donc Libyen. Celui qui a aidé Jésus à porter sa croix, celui qui a été, peut-être malgré lui, associé du plus près à la souffrance de Jésus était originaire de cette terre d’Afrique du Nord qui n’avait pas fini de souffrir. Tous, nous connaissons l’actualité de la Libye ; nous ne sommes pourtant pas capable d’imaginer, depuis notre confort, quelles angoisses permanentes, quels deuils, quels désespoirs les habitants de ce pays doivent endurer au quotidien. Il y a dans cette région des frères chrétiens qui souffrent, des hommes, des femmes, des enfants, chrétiens ou non, qui doivent supporter des épreuves que personne ne mérite. En voyant dans ces hommes de lointains parents de ce Simon, nous pouvons considérer que son geste contenait une valeur prophétique : il associait tous les Libyens à la souffrance de Jésus.
En priant pour les chrétiens pris dans les violences du monde, en pensant à tous les hommes qui portent injustement des croix trop lourdes, nous devons faire cet effort de bien voir le concret de leurs épreuves. Il y a une manière de prier qui reste abstraite, lointaine, distante. On pense parfois que Jésus a souffert, mais qu’il ne souffre plus. Nous recherchons la « communion à ses souffrances » (Ph 3, 10) sans nous impliquer tellement. Ce n’est pas une vraie manière de prier. Pour prier sérieusement, il faut être à côté de Jésus, comme Simon, et, comme lui, représenter réellement la souffrance de tous nos frères. En pensant à ce Libyen qui préfigurait, près de Jésus, tout ce que son peuple aurait à endurer, ayons le courage d’un instant de ferveur et de vraie compassion. Que notre prière nous donne de ressentir la douleur du monde, pour la transfigurer dans la charité de la croix.

vendredi 20 mars 2015

5ème dimanche de carême - année B

Quand on lit l’évangile de saint Jean un peu rapidement, on a souvent l’impression que Jésus ne répond pas à la question qu’on lui pose. Un interlocuteur fait une demande simple, et Jésus répond par un discours compliqué qui n’a pas de rapport évident avec la question. Et alors on se dit que cet évangile est incompréhensible, qu’on ne voit pas où Jésus veut en venir. On peut à la limite glaner quelques phrases qui ont, pense-t-on, plus de sens en elles-mêmes, hors de leur contexte, que dans la logique du récit qui nous échappe. Lire ainsi l’évangile n’est ni très sérieux, ni très profond. Dans Jn, quand on pose une question à Jésus, Jésus répond à la question. Sans doute pas de la manière qu’on attendrait, mais il répond. Dans l’extrait entendu aujourd’hui (Jn 12, 20-33), la demande est : « nous voudrions voir Jésus » (Jn 12, 21). A cette question, toute banale, Jésus apporte quatre réponses que nous allons scruter.

1ère réponse : « L’Heure est venue, le Fils de l’homme va être glorifié » (Jn 12, 23). Dans l’évangile de saint Jean, l’Heure désigne le moment de la Passion ; la Gloire désigne la mort sur la croix. La réponse de Jésus est donc que, ceux qui veulent voir Jésus doivent avoir la force intérieure, le courage spirituel de le contempler dans sa Passion – regarder Jésus sur la croix, regarder Jésus humilié, bafoué, torturé. Ce n’est pas très agréable, bien sûr, parce que cela nous renvoie à nos responsabilités : qu’a-t-il fait pour nous ? qu’avons-nous fait pour lui ? On préfèrerait regarder un Christ ressuscité, triomphant, un Jésus sans souffrance et sans stigmate. Mais non, à ceux qui veulent le voir, Jésus prévient qu’ils contempleront un crucifié.
2ème réponse : « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). On sait ce qu’est un grain de blé. Mais, si on le met en terre, on ne le voit plus. Comment peut-on le voir à nouveau ? Pour le voir à nouveau, il faut qu’il meure, qu’il germe et qu’il sorte de terre. Mais ce qui sort de terre n’est pas un grain de blé, identique à celui qui a été planté, c’est un épi ! De même Jésus sera placé, mort, au cœur de la terre. Son cadavre sera mis au tombeau. Comment verrons-nous Jésus alors ? Jésus va sortir de terre, libre, hors du tombeau, ressuscité ; cela, nous le savons, parce qu’on nous l’a répété maintes fois. Mais il y a peut-être quelque chose que nous n’avons pas remarqué : c’est que, désormais, Jésus ne restera plus seul. Il est mort seul ; seul, il a été dans le tombeau. Mais désormais, sorti de terre, il n’est plus seul : il porte des fruits. Le grain de blé meurt seul dans la terre, et il ressuscite comme un épi ; Jésus, enterré seul, ressuscite Eglise. Nous aimerions bien voir Jésus seul, Jésus sans son Eglise qui nous paraît parfois bien pesante, bien compliquée. Et pourtant c’est impossible. Le grain de blé mort que nous avions mis en terre, nous le voyons dans un épi nouveau ; le Christ mort que nous avons mis en terre, nous le voyons désormais dans l’Eglise qui est la présence visible de son corps ressuscité. 
3ème réponse : « Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui n’aime pas sa vie en ce monde, la garde pour la vie éternelle » (Jn 12, 25). Pour voir Jésus, il ne faut pas se regarder soi-même, il ne faut pas sans cesse se préoccuper de soi-même. Seul connaît Jésus, qui a perdu sa vie pour nous, celui qui perd sa vie pour lui. Seul connaît Jésus qui a aimé tous les hommes, celui qui aime tous les hommes. Seul connaît Jésus qui a été fidèle à Dieu son Père, celui qui est fidèle à Dieu notre Père. On ne peut pas voir Jésus avec des yeux remplis d’images de soi ou d’images du monde. Pour voir Jésus, il est absolument nécessaire de perdre sa vie, parce qu’il a perdu sa vie. Alors nous le verrons dans la vie éternelle, parce qu’en offrant sa vie pour nous, il a ouvert les portes de la vie éternelle. On ne doit pas être pressé de voir Jésus pour passer ensuite à autre chose. On ne faut pas être pressé de voir Jésus en ce monde. Lorsque nous verrons Jésus, nous ne verrons plus que lui ; nous ne nous verrons plus nous-mêmes, mais nous verrons la grâce de Jésus en nous ; nous ne verrons plus nos proches, nous verrons la grâce de Jésus en eux. Mais pour cela, il faut se perdre d’abord pour vivre vraiment.
4ème réponse : « Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ; et là où je suis, là aussi sera mon serviteur » (Jn 12, 26). Pour voir Jésus, il faut être son serviteur. En grec on dit qu’il faut être son diacre ; en latin, on dit : son ministre. On ne voit le Christ que si on le sert, et, en conséquence, quand on voit un serviteur du Christ, on voit le Christ lui-même. Non pas que le ministre soit lui-même le Christ, mais là où se trouve le ministre, là agit la charité du Christ. Hors d’une logique du service dans l’Eglise, il n’y a rien de chrétien. Il ne s’agit pas d’être simplement serviteur – remarquez bien – mais d’être serviteur du Christ : « mon diacre » dit Jésus. Cette voie de l’abaissement est infiniment exigeante : être le serviteur du Christ, de l’Eglise et de tous les hommes. Mais c’est comme cela que le Christ est aujourd’hui visible.

« Nous voudrions voir Jésus » : aurez-vous le courage de regarder un crucifié, défiguré et couvert de sang ? Saurez-vous reconnaître celui qui était mort, vivant dans son Eglise ? Aurez-vous la volonté de perdre votre vie de ce monde pour la vie éternelle ? Accepterez-vous d’être au service de l’Eglise ? La demande n’était pas illégitime, mais sans doute, ceux qui l’ont faite ne mesuraient pas bien jusqu’où elle les engageait. Chacun peut faire maintenant, dans le secret, l’examen de sa conscience : suis-je vraiment disposé à voir Jésus ?


vendredi 13 mars 2015

4ème dimanche de carême - année B

Dans le passage entendu de la lettre aux Ephésiens (2, 4-10), par deux fois, Paul affirme avec force : « C’est par grâce que vous êtes sauvés » (Ep 2, 5 ; 8). Avant de bien comprendre la réalité bouleversante de cette prise de conscience, il faut peut-être reconnaître que si notre salut ne vient pas de nous, notre existence pure et simple ne vient pas non plus de nous. Paul le dit également : « c’est Dieu qui nous a faits ; il nous a créés » (Ep 2, 10).

Il y a là une vérité très profonde, dont tout homme, croyant ou non-croyant, peut avoir l’intuition : tout homme est capable de comprendre qu’il n’est pas l’auteur de son existence ; pas simplement parce qu’il a des parents, mais parce que sa vie (envisagée avec toutes les exigences morales que comporte le fait d’être vivant), sa vie ne lui appartient pas. Dès lors, tout homme peut reconnaître que vivre, c’est répondre à un appel à vivre. Pour dire autrement : pour moi, vivre, c’est recevoir la vie comme m’étant donnée. Un croyant identifiera l’origine de cette donation ou de cet appel : c’est Dieu ; un non croyant ne voudra pas nommer cette origine et restera dans l’hésitation – et cette attitude honnête est respectable, et aussi très difficile. Mais ce n’est pas tant la question. Bien sûr, Paul est croyant, et il identifie le donateur de la vie : « c’est Dieu qui nous a faits » (Ep 2, 10) ; cela seul un croyant le sait. Mais Paul suggère une autre question qu’un non-croyant pourrait aussi se poser : cette vie dont je ne suis pas la cause, où se déploie-t-elle ? Une tentation serait de répondre trop vite que nous existons dans le monde, et qu’il n’y a là rien que de très ordinaire, de matériel, d’explicable par les lois de la science sans qu’un Dieu intervienne. Mais dire que nous existons seulement dans le monde ne fait pas droit à l’infini que je pressens en l’homme. Peut-on vraiment réduire l’homme à son existence dans un monde de choses ? Dès qu’il porte en lui une certaine exigence spirituelle, l’homme voit bien que son intériorité est plus grande que tout ce qui existe dans le monde ; dès qu’il a conscience de la dignité humaine, l’homme voit bien qu’elle transcende le monde. Aussi, ce n’est pas dans le monde que je vis. Où donc ? Un non-croyant sera gêné par la question, ne parvenant pas à décrire comme réel le lieu de cette transcendance humaine dont il a pourtant une certaine conscience. Paul répond, comme croyant : « il nous a créés dans le Christ Jésus » (Ep 2, 10). En nommant Jésus, Paul indique un homme réel, dont l’existence est incontestable (même pour les incroyants). Et ce Jésus, dit Paul, est celui qui résume en lui toute existence humaine avec sa quête d’intériorité, toute dignité humaine avec sa valeur de transcendance. Tout homme qui prend conscience que sa vie lui a été donnée, et qui constate que le monde est trop étroit pour lui, peut donc se demander où il existe vraiment. Depuis que, dans l’incarnation, le Fils de Dieu s’est, en quelque sorte uni à tout homme[1], chacun peut considérer sérieusement cette hypothèse : n’ai-je pas été créé « dans le Christ » ?
Si donc nous n’existons pas par nous-mêmes, ni dans le monde (si vivre c’est répondre à un appel et si nous sommes créés dans le Christ), alors nous pouvons découvrir aussi, avec un peu de lucidité et d’attention, que notre existence est précaire, vulnérable et que si nous avons une responsabilité par rapport à notre existence, ce qui nous appelle à vivre également est responsable de nous. Dans une deuxième considération, nous devons aussi reconnaître que, si nous ne sommes pas la cause de notre existence, nous pouvons être la cause de notre destruction. L’homme n’a rien fait pour être, mais il œuvre parfois pour sa propre ruine. Aussi, l’homme peut-il s’émerveiller d’exister ; mais il doit s’émerveiller surtout d’exister encore, alors qu’il invente chaque jour ce qui pourrait le détruire. Alors que le mal fait son œuvre, et constatant que je suis complice de ce mal, que j’existe encore devrait m’émerveiller. Ignace de Loyola parlait à ce sujet d’un cri d’admiration[2]. Il est bouleversant de voir que le mal, avec son pouvoir de nuisance et de corruption, ne tient pas en échec le projet du Créateur. C’est par grâce que nous sommes créés ; c’est par grâce que nous sommes sauvés (Ep 2, 5 ; 8). « Nous avons reçu grâce après grâce » disait saint Jean (1, 16) : la grâce d’être créés dans le Christ ; la grâce d’être sauvés dans le Christ. Qui donc peut être fier d’avoir été créé ? Qui peut être fier d’avoir été sauvé ? « Personne ne peut en tirer d’orgueil » (Ep 2, 9) nous prévient Paul. Car en tout cela, c’est la bonté de Dieu seul qui s’exprime, et non quoi que ce soit qui viendrait de nos actes.
Rentrons un instant en nous-mêmes : prenons le temps de reconnaître ce qu’est, en nous, « le don de Dieu » (Jn 4, 10). Voyons que Dieu nous a créés dans le Christ, qu’il nous a sauvés dans le Christ, qu’il « nous a donné la vie avec le Christ » (Ep 2, 5). Au plus profond de notre conscience, cette présence du Christ est inscrite, que nous en ayons conscience ou que nous l’ignorions. Croyants, rendons grâce à Dieu de connaître ce salut, « par le moyen de la foi » (Ep 2, 8) ; et prions pour ceux qui ne croient pas : que Dieu leur donne le courage et la lucidité qui leur fera voir la présence du Christ dans leur vie.




[1] Concile Vatican II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n° 22.
[2] « esclamación admirative » (Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 60). 

vendredi 6 mars 2015

3ème dimanche de carême - année B

Le texte du Décalogue est un fondement de la théologie biblique en même temps que de la culture occidentale. Le commenter dans son ensemble est impossible ; n’en rien dire serait plus inconvenant encore. J’ai choisi d’en parler d’une manière anecdotique qui pourra sembler étrange… le lecteur est du moins prévenu.



Lorsqu’on entre dans un musée ou un château, dans un monument historique, on trouve affiché à l’entrée quelques pancartes qui avec des desseins intelligibles dans toutes les langues nous précisent que, dans ledit musée, il ne faut pas prendre de photos, pas manger de glace et que les animaux sont interdits. Ces règles, nous le comprenons bien, ne sont pas là pour embêter les visiteurs du musée, mais au contraire pour préserver les œuvres d’art et favoriser une visite dans la tranquillité. En effet, si la Joconde était bombardée de flashes huit heures par jour, elle serait aujourd’hui bronzée et ce serait dommage pour tout le monde. Ou bien, si on autorisait l’entrée de nos chiens domestiques aux Musées du Vatican, il n’est pas certain que leurs aboiements nous laisseraient apprécier les chambres de Raphaël en toute sérénité. Ainsi, lorsqu’on va dans un musée, on respecte les règles énoncées à l’entrée ; même si elles sont un peu contraignantes, on comprend qu’elles sont pour le bien de tous.

Essayons maintenant d’imaginer que nous soyons aux environs de XIIe siècle av J.C. et que nous voulions visiter un petit sanctuaire qui se trouve dans la ville de Silo[1]. Ce sanctuaire est un lieu respectable, car ce n’est pas seulement un monument historique, mais c’est aussi un lieu sacré. Et bien – pour autant que peuvent le dire les archéologues et les exégètes[2] – on trouvait à la porte de ce petit sanctuaire, écrit sur de belles plaques de pierre, le texte des dix commandements que nous venons d’entendre. Et ces dix commandements étaient donc, à l’origine, les consignes que le fidèle, le pèlerin ou le visiteur devait respecter en pénétrant dans le temple. Prenons quelques exemples. « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi » (Ex 20, 3) : cela nous prévient qu’il s’agit d’un sanctuaire du Seigneur et qu’il n’est pas possible d’y célébrer le culte d’autres dieux. « Tu ne feras aucune image et tu ne te prosterneras pas devant ces images » (Ex 20, 4) : c’est un peu la même chose que “pas de photos”, mais pour des raisons différentes ; les Juifs savaient que Dieu est invisible ; il est donc inutile d’essayer de le représenter. Dieu n’est pas quelque chose qu’on voit ; il est dans notre cœur, dans notre conscience[3]. « Tu feras du sabbat un mémorial, un jour sacré » (Ex 20, 9-11) : cela nous indique un jour particulier pour le culte du temple ; il y a, dans l’emploi du temps liturgique de ce sanctuaire, un jour consacré. Si on vient au temple le samedi, on est prévenu que c’est uniquement pour prier et louer Dieu – et non pour quelque autre affaire profane. Je ne peux pas expliquer chaque commandement, ce serait trop long ; mais vous voyez quelle est l’idée.
Ce texte est donc, à l’origine, le code de bonne conduite dans un petit temple de province. Maintenant, essayons de comprendre comment et pourquoi il est devenu une loi morale universelle. En donnant une valeur universelle à ce doit religieux particulier, l’auteur biblique veut nous indiquer que la terre entière est le sanctuaire que Dieu a donné à l’homme. Et ainsi, tout homme, où qu’il se trouve dans le monde, doit se comporter avec la même dignité, la même droiture que lorsqu’il est dans un temple. Obéir à la loi du sanctuaire peut paraître parfois pénible, exigeant, il faut faire des efforts ; mais on comprend aussi que c’est pour le bien de tous. Voyons quelques autres commandements. « Tu ne commettras pas de meurtre » (Ex 20, 13) : cela veut dire que les armes sont interdites dans le Temple ; mais cela vaut donc aussi pour toute la terre. Celui qui commet un meurtre profane la création toute entière. Comprenez bien la logique du texte : tuer dans un temple, c’est un crime horrible, évidemment ; mais tuer, purement et simplement, où que soit commis le meurtre (fût-ce dans un hôpital…), est une faute dont Dieu indique la gravité pour le bien de tout homme. « Tu ne commettras pas de vol » (Ex 20, 15) : cela veut dire qu’il ne faut pas dérober les objets du culte qui se trouvent dans le Temple, ne pas détourner les offrandes des fidèles ; mais cela vaut aussi pour toute la terre. Lorsque je vole quelque chose, je ne respecte pas la justice et je blesse la dignité de celui qui est volé.

Si chacun respecte la loi du sanctuaire, alors tout le monde peut prier tranquillement dans le petit temple de Silo. Et, de la même façon, si chacun respecte les dix commandements dans le grand sanctuaire qui est la terre tout entière, alors tous les hommes peuvent s’y épanouir et y être heureux. Ainsi, on le comprend, les lois morales que Dieu énonce ne sont pas faites pour brimer ma volonté, pour me rendre malheureux, mais pour permettre à tous de vivre dans le bien. Le Décalogue n’est pas fait pour limiter ma liberté, mais pour favoriser la liberté de tous les hommes.
Il est un peu utopique de penser qu’un jour tous les hommes obéiront à ces dix commandements. Mais aujourd’hui ce n’est pas tellement mon problème. Mon travail n’est pas de regarder ce que font les autres, pour les accuser ; mon travail, durant ce temps de conversion, c’est surtout de regarder où j’en suis. Les dix commandements, écrits pour le sanctuaire de Silo, s’appliquent aussi, et d’abord, dans le sanctuaire de mon propre cœur. Il me faut donc commencer par moi-même, faire mon examen de conscience et de me convertir.  




[2] On pourra se référer utilement, à ce sujet, aux recherches de H. Cazelles, Dix paroles : les origines du Decalogue (1969), in H. Cazelles, Autour de l’Exode (Etudes), Sources bibliques, Gabalda, Paris, 1987 ; p. 113-123 ; également : R. Brague, La loi de Dieu – Histoire philosophique d’une alliance, L’esprit de la cité, Gallimard, Paris, 2005 ; p. 72-74.
[3] Cette interdiction était prophétique, en vue de l’Incarnation. Depuis que le Fils de Dieu s’est fait homme, rien ne s’oppose à ce qu’on fasse des représentations picturales et qu’on les utilise dans le culte. Le Concile de Nicée II a clarifié ce point de théologie.