Dans le passage entendu
de la lettre aux Ephésiens (2, 4-10), par deux fois, Paul affirme avec
force : « C’est
par grâce que vous êtes sauvés » (Ep 2, 5 ; 8). Avant de bien comprendre
la réalité bouleversante de cette prise de conscience, il faut peut-être
reconnaître que si notre salut ne vient pas de nous, notre existence pure et
simple ne vient pas non plus de nous. Paul le dit également : « c’est Dieu qui nous a
faits ; il nous a créés » (Ep 2, 10).
Il y a là une vérité
très profonde, dont tout homme, croyant ou non-croyant, peut avoir
l’intuition : tout homme est capable de comprendre qu’il n’est pas
l’auteur de son existence ; pas simplement parce qu’il a des parents, mais
parce que sa vie (envisagée avec toutes les exigences morales que comporte le
fait d’être vivant), sa vie ne lui appartient pas. Dès lors, tout homme peut
reconnaître que vivre, c’est répondre à un appel à vivre. Pour dire
autrement : pour moi, vivre, c’est recevoir la vie comme m’étant donnée.
Un croyant identifiera l’origine de cette donation ou de cet appel : c’est
Dieu ; un non croyant ne voudra pas nommer cette origine et restera dans
l’hésitation – et cette attitude honnête est respectable, et aussi très
difficile. Mais ce n’est pas tant la question. Bien sûr, Paul est croyant, et
il identifie le donateur de la vie : « c’est Dieu qui nous a faits »
(Ep 2, 10) ; cela seul un croyant le sait. Mais Paul suggère une
autre question qu’un non-croyant pourrait aussi se poser : cette vie dont je ne
suis pas la cause, où se déploie-t-elle ? Une tentation serait de répondre
trop vite que nous existons dans le monde, et qu’il n’y a là rien que de très
ordinaire, de matériel, d’explicable par les lois de la science sans qu’un Dieu
intervienne. Mais dire que nous existons seulement dans le monde ne fait pas
droit à l’infini que je pressens en l’homme. Peut-on vraiment réduire l’homme à
son existence dans un monde de choses ? Dès qu’il porte en lui une
certaine exigence spirituelle, l’homme voit bien que son intériorité est plus
grande que tout ce qui existe dans le monde ; dès qu’il a conscience de la
dignité humaine, l’homme voit bien qu’elle transcende le monde. Aussi, ce n’est
pas dans le monde que je vis. Où donc ? Un non-croyant sera gêné par la
question, ne parvenant pas à décrire comme réel le lieu de cette transcendance
humaine dont il a pourtant une certaine conscience. Paul répond, comme
croyant : « il
nous a créés dans le Christ Jésus » (Ep 2, 10). En nommant Jésus, Paul
indique un homme réel, dont l’existence est incontestable (même pour les
incroyants). Et ce Jésus, dit Paul, est celui qui résume en lui toute existence
humaine avec sa quête d’intériorité, toute dignité humaine avec sa valeur de
transcendance. Tout homme qui prend conscience que sa vie lui a été donnée, et
qui constate que le monde est trop étroit pour lui, peut donc se demander où il
existe vraiment. Depuis que, dans l’incarnation, le Fils de Dieu s’est, en
quelque sorte uni à tout homme[1],
chacun peut considérer sérieusement cette hypothèse : n’ai-je pas été créé
« dans
le Christ » ?
Si donc nous n’existons
pas par nous-mêmes, ni dans le monde (si vivre c’est répondre à un appel et si
nous sommes créés dans le Christ), alors nous pouvons découvrir aussi, avec un
peu de lucidité et d’attention, que notre existence est précaire,
vulnérable et que si nous avons une responsabilité par rapport à notre
existence, ce qui nous appelle à vivre également est responsable de nous. Dans
une deuxième considération, nous devons aussi reconnaître que, si nous ne
sommes pas la cause de notre existence, nous pouvons être la cause de notre
destruction. L’homme n’a rien fait pour être, mais il œuvre parfois pour sa propre
ruine. Aussi, l’homme peut-il s’émerveiller d’exister ; mais il doit
s’émerveiller surtout d’exister encore,
alors qu’il invente chaque jour ce qui pourrait le détruire. Alors que le mal
fait son œuvre, et constatant que je suis complice de ce mal, que j’existe encore devrait m’émerveiller. Ignace de
Loyola parlait à ce sujet d’un cri d’admiration[2].
Il est bouleversant de voir que le mal, avec son pouvoir de nuisance et de
corruption, ne tient pas en échec le projet du Créateur. C’est par grâce que
nous sommes créés ; c’est par grâce que nous sommes sauvés (Ep 2,
5 ; 8). « Nous
avons reçu grâce après grâce » disait saint Jean (1, 16) : la grâce d’être
créés dans le Christ ; la grâce d’être sauvés dans le Christ. Qui donc
peut être fier d’avoir été créé ? Qui peut être fier d’avoir été
sauvé ? « Personne
ne peut en tirer d’orgueil » (Ep 2, 9) nous prévient Paul. Car en tout
cela, c’est la bonté de Dieu seul qui s’exprime, et non quoi que ce soit qui
viendrait de nos actes.
Rentrons un instant en
nous-mêmes : prenons le temps de reconnaître ce qu’est, en nous, « le don de Dieu » (Jn 4,
10). Voyons que Dieu nous a créés dans le Christ, qu’il nous a sauvés dans le
Christ, qu’il « nous
a donné la vie avec le Christ » (Ep 2, 5). Au plus profond de notre conscience,
cette présence du Christ est inscrite, que nous en ayons conscience ou que nous
l’ignorions. Croyants, rendons grâce à Dieu de connaître ce salut, « par le moyen de la foi » (Ep 2,
8) ; et prions pour ceux qui ne croient pas : que Dieu leur donne le
courage et la lucidité qui leur fera voir la présence du Christ dans leur vie.
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