vendredi 29 janvier 2016

4e dimanche du Temps ordinaire - année C


« Il y avait beaucoup de veuves en Israël… il y avait beaucoup de lépreux en Israël » (Lc 4, 25 ; 27). Cette remarque que Jésus fait en passant est symptomatique de l’état de l’humanité. Certes, Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il soit malheureux, mais il faut bien reconnaître que, depuis les origines, il y a bien des raisons d’être dans l’affliction : Jésus mentionne ici le deuil et la maladie, deux souffrances intimes particulièrement douloureuses. Jésus dira aussi, dans un autre contexte : « Des pauvres, vous en aurez toujours » (Jn 12, 8). La misère matérielle est encore un fléau, qui s’ajoute à ceux déjà mentionnés et qui complète le tableau d’une humanité plongée dans le désarroi : pauvreté, deuil et maladie forment le trio privilégié des détresses ordinaires, des peines contre lesquelles nous ne pouvons rien, des malheurs qui nous viennent des événements sans que nous en soyons responsables.
On pourrait se dire alors que, face à ces difficultés, nous, croyants, membres de l’Eglise, nous pourrions avoir l’aide de Dieu. Nous croyons en Dieu, alors Dieu pourrait bien faire un petit quelque chose pour soulager nos misères. Plongés dans la détresse, nous avons tous la tentation de demander le petit miracle qui arrangerait tout. Et sans doute que les nombreuses veuves et les nombreux lépreux d’Israël pensaient la même chose. Ils se disaient : nous sommes le peuple élu, nous connaissons le Seigneur, Dieu d’amour et de pitié, Dieu de tendresse et de miséricorde ; il va certainement faire quelque chose pour nous. Et ces veuves ont dû être un peu étonnées de voir que le prophète Elie ne venait pas vers elles, mais qu’il allait, au contraire, au secours d’une veuve de Sarepta (Lc 4, 26 ; 1R 17). Et les lépreux ont sans doute été désagréablement surpris de voir que le prophète Elisée ne venait pas les soigner, mais qu’il guérissait au contraire un Syrien (Lc 4, 27 ; 2R 5). Qu’est-ce que cela signifie donc ? Les veuves et les lépreux ne s’opposent pas à ce que Dieu aide aussi les étrangers, mais à condition qu’il commence par soulager, d’abord et avant tout, les fils d’Israël ! Voilà ce qui serait logique.
Nous sommes souvent bien naïfs ; nous manquons de foi et nous sommes totalement dépourvus de patience. Evidemment, nous sommes confrontés, comme tous les hommes, au deuil, à la maladie, parfois à la pauvreté. Et nous prions, avec ferveur, en espérant que Dieu arrange tous nos problèmes – et Dieu ne fait rien. Mais nous n’avons pas compris que la prière ne sert pas à exiger de Dieu notre petit miracle ; la prière est là pour nous aider à surmonter nous-mêmes la souffrance. La prière n’a pas pour but d’enlever l’épreuve ; elle a pour but de nous aider à tenir bon au cœur même de l’épreuve. La vraie prière ne consiste pas à demander qu’aucune misère ne vienne nous frapper ; elle consiste à demander que, dans la misère, nous ayons la force, le courage, la patience de passer outre. Evidemment, c’est un peu austère. Mais croyez-vous que Jésus, alors qu’il souffrait sur la Croix, ait demandé à son Père de mettre fin à ses tourments ? Non. Jésus a dit plutôt : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Il n’exige rien (cf. Mt 26, 53) ; il ne demande pas le petit miracle qui le fera descendre de la Croix. Il s’abandonne dans les mains de son Père. C’est tout autre chose.
La foi n’est pas une assurance contre les difficultés de la vie ; mais la foi permet de surmonter les difficultés de la vie. La foi n’évite pas la souffrance ; mais la foi permet de voir au-delà de la souffrance, la lumière de Dieu qui nous appelle. Pour reprendre le trio des malheurs de l’humanité : la foi n’empêche pas que nous connaissions le deuil ; mais la foi enseigne la résurrection et de la vie éternelle. La foi n’empêche pas d’être malade ; mais, dans la maladie, la foi donne le réconfort d’être unis aux souffrances du Christ. La foi n’évite pas la pauvreté matérielle ; mais elle permet de vivre joyeusement (cf. Lc 6, 20) avec peu de choses, en faisant confiance à la Providence.
Et puis, surtout, la foi ne nous engage pas à rechercher pour nous-mêmes la consolation, mais plutôt à chercher à consoler les autres. La foi, qui ne s’exprime concrètement que par la charité, par l’amour (Ga 5, 6), nous décentre de nous-mêmes. La foi nous rend capables d’oublier nos petits malheurs et nos grandes souffrances pour aller secourir les malheurs des autres. Mère Térésa avait vécu cette logique jusqu’au don total d’elle-même. Elle priait ainsi :

« Seigneur, quand je suis affamée, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de nourriture.
Quand j’ai soif, envoie-moi quelqu’un qui ait besoin d’eau.
Quand j’ai froid, envoie-moi quelqu’un à réchauffer.
Quand je suis blessée, donne-moi quelqu’un à consoler.
Quand je suis humiliée, donne-moi quelqu’un dont j’aurai à faire l’éloge.
Quand je suis découragée, envoie-moi quelqu’un à encourager.
Quand j’ai besoin de la compréhension des autres, donne-moi quelqu’un qui ait besoin de la mienne.
Quand j’ai besoin qu’on prenne soin de moi, envoie-moi quelqu’un dont j’aurai à prendre soin.
Quand je ne pense qu’à moi, tourne mes pensées vers autrui »[1].



[1] http://viechretienne.catholique.org/prieres/saints/698-priere-de-mere-T%C3%A9r%C3%A9sa

vendredi 22 janvier 2016

3e dimanche du Temps ordinaire - année C


Dans le prologue de son évangile, saint Luc évoque le ministère des « serviteurs de la Parole » (Lc 1, 2). Servir la Parole est en effet l’un des actes décisifs de la foi chrétienne. Être chrétien, c’est reconnaître que Dieu a parlé, accueillir cette Parole comme vraie (1Th 2, 13), la méditer, l’étudier, la proclamer, prier avec cette Parole, et en vivre. Mettre toute sa vie en cohérence avec la volonté que Dieu a exprimée par la voix des auteurs bibliques est tout l’enjeu de notre foi.
La liturgie est le lieu par excellence où peut se réaliser cette unification d’une vie dans la Parole : c’est dans les assemblées chrétiennes avant tout que la Parole est proclamée, entendue, accueillie, commentée pour être ensuite intériorisée et mise en pratique (Jc 1, 21-22). Le Père Joseph Ratzinger, jeune théologien, disait fort justement : « Le culte chrétien est essentiellement annonce de la bonne nouvelle de Dieu à la communauté rassemblée, [et] accueil de cette annonce par la communauté qui répond »[1].

Si notre liturgie est d’abord un accueil de la Parole, on voir bien qu’il est nécessaire que cette Parole soit non seulement entendue, proclamée, mais aussi comprise. Il appartient à la nature même du culte chrétien que les fidèles aient une intelligence de ce qui est dit. C’est ce qui distingue nos rites de la mentalité magique ou ésotérique. Dans les religiosités superstitieuses, il n’est pas nécessaire de comprendre – le plus souvent, d’ailleurs, il n’y a rien à comprendre et l’on conçoit l’efficacité de formules rituelles qui sont en fait dépourvues de signification. Dans le culte chrétien, cela n’est pas possible. La signification des rites, le sens des mots, l’intelligence des textes : voilà qui est décisif, fondamental ; c’est à la base de tout. Notre culte est, pour reprendre un mot de saint Paul, une « adoration raisonnable » (Rm 12, 1), une prière intelligente, une liturgie qui donne du sens.
Cette exigence qui correspond à la nature même de notre culte est tellement fondatrice que nous la voyons mise en œuvre dès l’ancien Testament. La 1ère lecture (Ne 8, 2…10) le montre d’une façon très claire : le peuple s’est rassemblé pour écouter la proclamation du livre de la Loi. Mais le texte de la Loi est archaïque, difficile, compliqué ; le peuple n’est plus en mesure de comprendre le sens de ces commandements et de ces récits et le langage même leur paraît inhabituel et obscur. Peut-on se contenter d’une liturgie où le prêtre Esdras lirait les paroles de Moïse et où le peuple écouterait sans saisir le sens ? Non, c’est impossible. Si le peuple ne comprend pas, il est nécessaire de traduire et d’expliquer. Ce n’est pas la langue du texte qui est sacrée (comme si les vieux mots devaient être figés dans leur forme ancienne) ; ce qui est le plus important, ce qui est vraiment sacré, c’est l’intelligence que les hommes ont du texte. Et pour cette raison, c’est un devoir de rendre compréhensible : « Esdras lisait un passage dans le livre de la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on pouvait comprendre » (Ne 8, 8).
Il est étonnant vraiment que, lors de la Réforme Liturgique consécutive au Concile Vatican II il y ait eu tellement de résistance, d’oppositions à la traduction des textes. Plus personne ne comprenait le latin, et certains, ne voyant pas que la prière exige une intelligence, ont tenu à une langue ancienne supposée sacrée plutôt que de prendre en compte le bien des fidèles. On avait oublié que l’usage du latin dans la liturgie romaine était déjà une traduction du grec, traduction rendue nécessaire par un changement culturel. Le Père Joseph Ratzinger le rappelait : « Au IVe siècle, la liturgie grecque qui était devenue incompréhensible a été traduite en latin à Rome, c’est-à-dire de nouveau rendue accessible au peuple en employant sa langue ». Il est étrange que l’on ait eu tant de réticences à traduire à nouveau dans les langues modernes ce latin qui avait été lui-même introduit pour que l’on comprenne. Et Ratzinger ajoutait : « La langue liturgique doit être compréhensible, c’est là une loi fondamentale et incontestablement vraie de la liturgie. (…) Cela veut dire qu’au moment où, encore une fois, l’Eglise entreprend une nouvelle étape de son histoire, la traduction liturgique s’impose ». Au nom d’une vraie conception de la liturgie, le Concile Vatican II a fait ce qu’Esdras avait déjà mis en œuvre ; il a fait ce que les chrétiens du IVe siècle avaient eu l’intelligence d’accomplir ; il a fait ce qui convenait à la nature proprement chrétienne de la prière : on ne peut louer Dieu qu’en sachant ce qu’on dit.

L’évangile entendu (Lc 4, 14-21) met en œuvre la même logique et en montre à nouveau la vérité. Jésus a lu un fragment d’Isaïe. Il l’a lu pour qu’on le comprenne, et il le commente par quelques mots d’une intensité nouvelle et décisive : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Ecriture que vous venez d’entendre » (Lc 4, 21). Mais si le texte d’Isaïe n’avait pas été compris, rien n’aurait été « accompli ». Si les mots du prophète avaient été marmonnés pour rester formule, les oracles ne seraient qu’un grimoire, pas un livre de vie. Pour reconnaître le Christ accomplissant les Ecritures, il faut entendre avec intelligence ces Ecritures. Sinon, il n’y a rien que crédulité, superstition, et autres bêtises qui n’ont rien à voir avec la foi ni avec la prière. Paul en faisait un vrai principe chrétien : « Je prierai avec l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence. Je dirai une hymne avec l’esprit, mais je la dirai aussi avec l’intelligence » (1Co 14, 15), sinon, ce n’est pas une liturgie chrétienne.
Par une prière vraiment intelligente, nous donnons du sens à notre vie ; nous accueillons dans notre existence fragile et ballotée au gré des événements, une signification. Et c’est cela qui peut nous sauver du doute, du désarroi, de l’instabilité. Soyons vraiment, dans notre liturgie et dans notre vie, des « serviteurs de la Parole » (Lc 1, 2).




[1] J. Ratzinger, Discours au 81e Katholikentag allemand (Bamberg – 14 juillet 1966) ; Documentation Catholique n° 1478 (1966) ; col. 1557-1567.
Ce discours est publié dans l’ouvrage Histoire liturgique du XXe siècle – Enjeux et documents.

vendredi 15 janvier 2016

2e dimanche du Temps Ordinaire - année C


Dans le passage entendu de la lettre aux Corinthiens (1Co 12, 4-11), saint Paul présente avec une admirable précision le rapport qui existe entre la diversité et l’unité dans le mystère de l’Eglise. Nous savons tous que l’Eglise est « une » ; nous le proclamons avec conviction dans notre Credo. Nous savons que cette unité de l’Eglise provient de l’Unité qu’est Dieu : « Je crois en un seul Dieu », disons-nous, avant d’affirmer que nous croyons « en l’Eglise, une ». Et il y a bien un lien logique de cette unité qu’est Dieu à cette unité de l’Eglise. Mais nous savons aussi que Dieu, « Un », n’est pas un dieu solitaire, mais une communion. Il y a, en Dieu, une certaine altérité, une certaine diversité : le Père n’est pas le Fils, le Saint Esprit n’est pas le Père. Il faut donc comprendre – ou du moins dire quelque chose – de ce qui fait cette unité du Père, du Fils et du Saint Esprit dans la diversité des Personnes ; il faut également dire quelque chose de cette unité de l’Eglise dans la diversité des fidèles qui la composent.
Saint Paul propose ainsi de situer la diversité des « dons de la grâce », ce qu’on appelle aussi les « charismes », dans l’unité de l’Esprit (1Co 12, 4) ; puis la diversité des « services », ce qu’on appelle aussi les « ministères », dans l’unité du Christ (1Co 12, 5) ; puis la diversité des « activités », ou des « œuvres » dans l’unité de Dieu le Père (1Co 12, 6).
Une telle contemplation de la réalité ecclésiale est très profonde, et très lucide également. Il faut bien reconnaître – pour s’en réjouir – la légitime et saine diversité dans l’Eglise. Les charismes, sur lesquels Paul s’attarde ensuite (1Co 12, 7-11), sont un vrai trésor pour les croyants. L’Esprit, l’unique Esprit, suscite là où les besoins se font sentir des figures de sainteté dont l’activité charismatique se déploie pour le bien de tous. Dans les époques où l’erreur risque de plonger l’humanité dans les ténèbres, l’Esprit fait se lever des hommes doués de sagesse ou de science (1Co 12, 8). Qu’on pense à ces grands génies de la foi que furent saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin : en des temps où la pensée humaine se trouvait au seuil de révolutions philosophiques, de bouleversements intellectuels, ces hommes ont été, grâce à l’unique Esprit, des lumières pour la raison. Dans les moments où la confiance pouvait s’obscurcir ou s’attiédir, l’Esprit suscite des flambeaux de la foi (1Co 12, 9). Qu’on pense à tous les martyrs qui, au long des persécutions qui n’ont jamais manqué à l’Eglise, ont eu le courage d’affirmer vaillamment leur attachement à celui qui est ressuscité – et qui n’ont pas hésité à donner leur vie dans cette inébranlable conviction. Dans les époques où la souffrance risque de faire oublier la bonté de Dieu, l’unique Esprit fait se lever des hommes capables de guérir, des hospitaliers, des serviteurs de la miséricorde qui se dévouent en faveur des pauvres et des malades (1Co 12, 9). Qu’on pense aux religieux qui ont fondé des congrégations d’infirmiers, saint Jean de Dieu, saint Camille de Lellis ; pensons, à notre époque, aux Sœurs missionnaires de la charité de Mère Térésa qui témoignent de la bonté de Dieu auprès de ceux qui n’attendent plus que la mort. Quand les hommes sont dans l’incertitude ou le désarroi, l’unique Esprit est capable de faire se lever des hommes qui ont une parole prophétique (1Co 12, 10), des visionnaires qui savent indiquer un avenir, ouvrir un chemin vers la paix. Pensons aux saints qui se sont impliqués dans la vie politique de leur temps afin de promouvoir l’entente entre les peuples et la concorde civile : saint Thomas More, patron des hommes politiques chrétiens. Tout cela, c’est l’unique Esprit qui l’accomplit dans la diversité des charismes.
Paul suggère également que l’unité du Christ (c’est-à-dire : l’unité de l’Eglise qui est le corps du Christ) ne peut se maintenir sans une diversité des ministères (1Co 12, 5). On peut penser tout d’abord aux ministères de la hiérarchie de l’Eglise : les évêques sont chargés de présider à la charité dans les diocèses et à pourvoir les paroisses en prêtres ; les prêtres ont mission de donner à leurs paroissiens la prédication et les sacrements ; les diacres doivent, selon leur état, organiser la charité, témoigner de leur foi et assurer un service de prière. Tous ces ministères permettent à l’Eglise d’être un corps ou personne n’est omnivalent, où les tâches sont articulées dans la communion et la bonne entente, pour le salut de tous. Si la mission de l’Eglise est unique (visant le salut du monde), les ministères sont variés (pour organiser la pérennité de l’institution). Mais on peut également penser à l’incroyable diversité des ministères des prêtres (curés, éducateurs, moines, aumôniers), mais aussi des laïcs (catéchistes, économes, animateurs de pastorale). C’est encore l’unique Esprit qui produit cela.
Enfin, Paul indique l’incroyable diversité des œuvres bonnes accomplies dans l’Eglise et hors de l’Eglise par tous les hommes ; et il rattache ce foisonnement du bien à l’unicité de Dieu le Père, du créateur du ciel et de la terre (1Co 12, 6). Il ne nous est pas difficile de nous représenter tous les actes de générosité, de solidarité, de patience, de justice, toutes les bienveillances, toutes les occasions de partage, tous les actes de tendresse, de pardon, de réconciliation, bref tout le bien que des hommes accomplissent les uns envers les autres ici-bas : tout cela vient de Dieu, nous dit Paul. Cette abondance, cette spontanéité, cette inventivité du bien, cette propagation des bonnes œuvres, cette contagion de l’amour entre les hommes : cela doit être rapporté au Créateur unique et souverain.
L’Apôtre nous présente ainsi une immense fresque du bien ; il a magnifiquement prophétisé cette histoire du surcroît du bien qui se manifesterait dans l’histoire de l’Eglise : il y a un bien unique qui se révèle dans une prodigieuse diversité. Ce bien unique, c’est Dieu ; il manifeste sa bonté dans l’Eglise « une », au moyen de la diversité des charismes et des ministères ; il manifeste sa bonté dans l’humanité au moyen de la créativité des hommes de bonne volonté. Il est trop facile de regarder notre Eglise ou notre monde en trouvant que tout y va mal. Ce que Paul nous montre, avec un regard plus lucide et plus profond, c’est que le Bien est là, qu’il est à l’œuvre, et que ce Bien, c’est Dieu. Ne nous laissons pas impressionner par les souffrances ou les doutes ; assumons notre part de générosité : c’est à chacun d’entre nous d’être auprès de nos frères les relais de la bonté de Dieu, dans la diversité de nos histoires et de nos caractères. Soyons les musiciens de cette symphonie de la bonté de Dieu.


vendredi 8 janvier 2016

Baptême du Seigneur - année C


Pour clore le cycle des manifestations de Dieu – la manifestation aux bergers (Noël), la manifestation aux mages (Epiphanie), la manifestation à Israël (Baptême) – la liturgie de ce jour nous fait entendre un passage de l’épître à Tite qui expose ce grand mystère de l’apparition du projet de Dieu (Tt 2, 11-14 ; 3, 4-7). Deux fois, dans le passage que nous avons écouté, est employé le verbe « apparaître », « se manifester » (en grec : epephanè, qui a donné précisément notre « épiphanie »). Cette forme verbale n’avait été employée dans l’ancien Testament grec (la traduction des Septante) que pour désigner l’apparition de Dieu à Jacob au lieu-dit de Béthel : « Là, [Jacob] construisit un autel et appela le lieu El-Béthel, car Dieu s’y était manifesté à lui » (Gn 35, 7). Il s’agit donc d’une apparition d’une intensité décisive, personnelle, qui provoque la stupeur de l’homme et l’invite à rendre un culte à Dieu qui s’est fait connaître.
Dans le texte de saint Paul, il convient de relever une subtilité théologique d’une très grande importance pour bien comprendre la portée de son propos. On doit constater, pourvu qu’on lise attentivement, que les phrases de Paul procèdent avec une certaine incohérence, ou plutôt avec une apparente diversité entre ce qui se manifeste et ceux qui sont concernés par cette manifestation. Il le dit de manière allusive dans la seconde phrase, plus claire dans la première. Voyons donc tout d’abord le texte le moins évident : « Lorsque Dieu notre Sauveur a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a sauvés » (Tt 3, 4-5). Qui Dieu aime-t-il ? Il est dit qu’il aime les hommes – et non pas une catégorie d’hommes. Il n’est pas dit que Dieu aime les Juifs seulement, ou les croyants seulement, ou les catholiques seulement. Ce qui se manifeste, c’est sa bonté et son amour pour les hommes en général – et non pour quelques hommes. Et pourtant, les possessifs et les pronoms personnels qui sont utilisés ensuite sont à la première personne du pluriel : « notre Sauveur » ; « nous a sauvés ». Y a-t-il contradiction ? Paul vient de dire que Dieu aimait les hommes ; veut-il affirmer immédiatement après que, bien qu’il aime tous les hommes, il n’en sauverait qu’un petit nombre ? qu’il n’agirait qu’en « notre » faveur à « nous », les bons catholiques du dimanche matin ? Sans doute pas. Paul n’est pas inconséquent à ce point. Alors il faut mieux lire, mieux comprendre.
Allons voir la description de la première manifestation, qui nous semblera plus explicite : « Car la grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. Elle nous apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde » (Tt 2, 11-12). Le texte est là parfaitement clair, indiscutable. Paul affirme sans aucune hésitation « le salut de tous les hommes » et il n’y a donc pas lieu de tergiverser à ce sujet ; il n’y a pas à mettre de conditions, de frontières, d’exclusion, de critères trop étroits. La grâce de Dieu qui se manifeste, se manifeste comme grâce universelle dont personne n’est exclu par décret divin. Ceci étant acquis, on retrouve ensuite nos pronoms personnels à la première personne du pluriel : la grâce « nous apprend à renoncer à l’impiété ». Il est vrai que la grâce de Dieu sauve tous les hommes ; il est vrai également que tous les hommes ne renoncent pas à l’impiété, mais ceux-là seulement qui se laissent vraiment toucher par l’évangile. Aussi, il y a un décalage entre l’universalité du salut (et c’est bien l’universalité que Dieu manifeste dans toutes ces fêtes de Noël) et le caractère restreint de l’Eglise (ce « nous » pas très nombreux qui se rassemble le dimanche matin pour l’eucharistie). Il y a un écart douloureusement constatable : comment se fait-il que tous soient sauvés, et que si peu accueillent pourtant l’évangile ? Ce mystère ne peut qu’être vécu comme une souffrance ; c’est une souffrance pour des parents de voir que leurs enfants ne pratiquent pas ; c’est une souffrance dans un couple quand l’un est croyant et pas l’autre ; c’est une souffrance d’être le seul chrétien dans son milieu professionnel ; c’est une souffrance d’être, dans une école, le seul à aller au catéchisme. Cette souffrance n’est supportable que si l’on assume la charge, prudente et charitable, bienveillante, d’être un évangélisateur. Mais ce mystère révèle aussi la puissance de la grâce de Dieu qui s’appuie sur la faiblesse, sur le petit nombre, pour sauver la totalité. Que « nous » soyons chrétiens (et que « nous » soyons peu nombreux à être chrétiens) est le signe fort, éloquent, irréfutable que tous les hommes sont sauvés, parce que la bonté de Dieu ne s’embarrasse pas d’agir avec prestige : tant qu’il reste, sur terre, deux chrétiens qui vivent selon la foi et annoncent l’évangile, alors Dieu manifeste sa grâce et sa bonté pour le salut de tous les hommes. Il est vrai qu’on a parfois peur d’être seul, qu’on est triste de se sentir isolé spirituellement dans un monde matérialiste. Mais cette situation vécue avec courage est, pour le monde, un signe de salut et nous ne pouvons renoncer à être, par notre faiblesse même, la manifestation de la grâce de Dieu. Ce message de saint Paul retentit comme un puissant encouragement au terme du temps de Noël ; qu’il soutienne l’activité des évangélisateurs tout au long de cette année pastorale, au service de la miséricorde.


samedi 2 janvier 2016

Epiphanie


L’Epiphanie nous parle d’une double recherche. Il y a tout d’abord ces mages, venus d’Orient, qui sont à la recherche de Dieu. Certes, ces hommes n’étaient pas sans sagesse ni sans religions ; sans doute avaient-ils un savoir très complet. Mais toute cette science qu’ils possédaient ne les a pas empêchés de continuer à chercher, jusqu’à ce qu’ils découvrent Dieu fait homme dans le visage de l’enfant de la crèche. On peut imaginer combien cette rencontre fut à la fois bouleversante et apaisante, combien elle renversait les anciennes illusions d’un dieu vengeur pour révéler que Dieu est faible, vulnérable et docile.
Et puis, il y a cette recherche beaucoup plus ancienne et beaucoup plus profonde, dans laquelle Dieu est en quête de l’homme. Au début de l’humanité, Dieu se souvient d’avoir été rejeté par Adam et Eve (Gn 3) ; ils ont transgressé le commandement originel pour bien signifier qu’ils n’avaient que faire de celui qui avait donné le commandement en même temps qu’il avait donné le jardin. Et, depuis ce premier échec, Dieu cherchait un moyen pour retrouver l’homme, pour renouer un contact avec lui (Gn 3, 9). Il avait essayé d’envoyer des prophètes, que personne n’écoutait, sans grand succès donc. Et puis il a envoyé son propre Fils (cf. Lc 20, 13). Et ainsi, dans le regard de Jésus, Dieu voit avec des yeux d’homme cette humanité qui avait passé toute son histoire à le fuir. Il nous est possible de nous représenter cette humanité que découvrent les premiers regards de Jésus. Il a vu d’abord sa famille, Marie et Joseph, comme tout enfant ; puis, comme tout enfant, il a vu des tas d’inconnus venir se pencher sur son berceau – ou plutôt sur sa crèche – pour s’émerveiller de façon distraite en disant : “comme il est beau !”. Il a vu surtout les bergers, étonnés d’avoir été choisis pour recevoir la révélation des anges. Et il voit maintenant ces mages venus de loin.
Et nous pouvons croire qu’il nous a vus également. Je vais être un peu naïf, mais vous me pardonnerez : chaque fois que nous allons voir l’enfant Jésus à la crèche nous pouvons penser que l’enfant, que nous regardons, nous regarde aussi. Avec des mots compliqués, l’anthropologie nous explique que voir et être vu sont deux réalités indissociables. Plus simplement, on comprend que, si nous avons pris l’habitude de faire des crèches, ce n’est pas seulement pour regarder Jésus, mais également pour être regardés par lui. Il s’agit bien d’un regard mutuel : « ‘‘Je l’avise et il m’avise’’, disait à son saint curé le paysan d’Ars en prière devant le Tabernacle »[1] ; on peut, devant une crèche, devant une icône ou devant toute image du Christ faire cette même expérience spirituelle de regarder et d’être regardé. Et ce regard de Jésus n’est pas comme l’œil vengeur qui « était dans la tombe et regardait Caïn »[2] – selon le mot terrible du poète. C’est un regard tendre, doux, enfantin et familier, un regard qui s’ouvre jusqu’à l’émerveillement.
En pensant à tous ceux qui passent dans nos églises, nous pouvons nous demander combien de visages Jésus a contemplés après ses parents, après les bergers et les mages. Il a vu des visages d’enfants éblouis par la joie de Noël, des visages de grands-parents pressés, des visages fatigués, des visages joyeux, des visages inquiets. Dans nos crèches, Jésus a vu nos joies et nos détresses, nos espoirs et nos désillusions, nos craintes et notre courage. Ensuite, Jésus va vivre sa vie. Il va continuer à poser son regard sur chacun de nous, comme sur le jeune homme riche qu’il a ainsi aimé (Mc 10, 21). Et nous le voyons enfin sur la Croix, d’où il nous regarde avec douleur et bienveillance, comme pour nous demander : « pouvais-je vous aimer davantage ? ». Regarder Jésus et nous laisser regarder par lui : la vie chrétienne est ce regard mutuel où s’expriment la confiance, l’espérance et l’amour, ce regard spirituel qui réunit deux amis dans une communion intime. Le regard bienveillant, doux et humble de Jésus saura adoucir nos épreuves et nous rendre la joie. C’est cela qu’on appelle la prière.




[1] Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 2715.
[2] Victor Hugo, « La Conscience », in La légende des siècles, 1e série (1859) ; dernier vers du poème.

Illustration : les mages (nommés Gaspard, Melchior et Balthasar) sur une mosaïque de Ravenne (basilique de Saint Apollinaire le Neuf), VIe siècle.