Pour
clore le cycle des manifestations de Dieu – la manifestation aux bergers
(Noël), la manifestation aux mages (Epiphanie), la manifestation à Israël
(Baptême) – la liturgie de ce jour nous fait entendre un passage de l’épître à
Tite qui expose ce grand mystère de l’apparition du projet de Dieu (Tt 2,
11-14 ; 3, 4-7). Deux fois, dans le passage que nous avons écouté, est
employé le verbe « apparaître », « se manifester » (en
grec : epephanè, qui a donné
précisément notre « épiphanie »). Cette forme verbale n’avait été
employée dans l’ancien Testament grec (la traduction des Septante) que pour
désigner l’apparition de Dieu à Jacob au lieu-dit de Béthel : « Là,
[Jacob] construisit un autel et appela le lieu El-Béthel, car Dieu s’y était
manifesté à lui » (Gn 35, 7). Il s’agit donc d’une
apparition d’une intensité décisive, personnelle, qui provoque la stupeur de
l’homme et l’invite à rendre un culte à Dieu qui s’est fait connaître.
Dans le
texte de saint Paul, il convient de relever une subtilité théologique d’une
très grande importance pour bien comprendre la portée de son propos. On doit
constater, pourvu qu’on lise attentivement, que les phrases de Paul procèdent
avec une certaine incohérence, ou plutôt avec une apparente diversité entre ce
qui se manifeste et ceux qui sont concernés par cette manifestation. Il le dit
de manière allusive dans la seconde phrase, plus claire dans la première.
Voyons donc tout d’abord le texte le moins évident : « Lorsque
Dieu notre Sauveur a manifesté sa bonté et son amour pour les hommes, il nous a
sauvés »
(Tt 3, 4-5). Qui Dieu aime-t-il ? Il est dit qu’il aime les hommes –
et non pas une catégorie d’hommes. Il n’est pas dit que Dieu aime les Juifs
seulement, ou les croyants seulement, ou les catholiques seulement. Ce qui se
manifeste, c’est sa bonté et son amour pour les hommes en général – et non pour
quelques hommes. Et pourtant, les possessifs et les pronoms personnels qui sont
utilisés ensuite sont à la première personne du pluriel : « notre
Sauveur » ; « nous a sauvés ». Y a-t-il
contradiction ? Paul vient de dire que Dieu aimait les hommes ;
veut-il affirmer immédiatement après que, bien qu’il aime tous les hommes, il
n’en sauverait qu’un petit nombre ? qu’il n’agirait qu’en « notre »
faveur à « nous », les bons catholiques du dimanche matin ? Sans
doute pas. Paul n’est pas inconséquent à ce point. Alors il faut mieux lire,
mieux comprendre.
Allons voir la description de la première
manifestation, qui nous semblera plus explicite : « Car la
grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes. Elle nous
apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde »
(Tt 2, 11-12). Le texte est là parfaitement clair, indiscutable. Paul
affirme sans aucune hésitation « le salut de tous les hommes » et il
n’y a donc pas lieu de tergiverser à ce sujet ; il n’y a pas à mettre de
conditions, de frontières, d’exclusion, de critères trop étroits. La grâce de
Dieu qui se manifeste, se manifeste comme grâce universelle dont personne n’est
exclu par décret divin. Ceci étant acquis, on retrouve ensuite nos pronoms
personnels à la première personne du pluriel : la grâce « nous
apprend à renoncer à l’impiété ». Il est vrai que la grâce de Dieu sauve
tous les hommes ; il est vrai également que tous les hommes ne renoncent
pas à l’impiété, mais ceux-là seulement qui se laissent vraiment toucher par
l’évangile. Aussi, il y a un décalage entre l’universalité du salut (et c’est
bien l’universalité que Dieu manifeste dans toutes ces fêtes de Noël) et le
caractère restreint de l’Eglise (ce « nous » pas très nombreux qui se
rassemble le dimanche matin pour l’eucharistie). Il y a un écart
douloureusement constatable : comment se fait-il que tous soient sauvés,
et que si peu accueillent pourtant l’évangile ? Ce mystère ne peut qu’être
vécu comme une souffrance ; c’est une souffrance pour des parents de voir
que leurs enfants ne pratiquent pas ; c’est une souffrance dans un couple
quand l’un est croyant et pas l’autre ; c’est une souffrance d’être le
seul chrétien dans son milieu professionnel ; c’est une souffrance d’être,
dans une école, le seul à aller au catéchisme. Cette souffrance n’est
supportable que si l’on assume la charge, prudente et charitable,
bienveillante, d’être un évangélisateur. Mais ce mystère révèle aussi la puissance
de la grâce de Dieu qui s’appuie sur la faiblesse, sur le petit nombre, pour
sauver la totalité. Que « nous » soyons chrétiens (et que
« nous » soyons peu nombreux à être chrétiens) est le signe fort,
éloquent, irréfutable que tous les hommes sont sauvés, parce que la bonté de
Dieu ne s’embarrasse pas d’agir avec prestige : tant qu’il reste, sur
terre, deux chrétiens qui vivent selon la foi et annoncent l’évangile, alors
Dieu manifeste sa grâce et sa bonté pour le salut de tous les hommes. Il est
vrai qu’on a parfois peur d’être seul, qu’on est triste de se sentir isolé
spirituellement dans un monde matérialiste. Mais cette situation vécue avec
courage est, pour le monde, un signe de salut et nous ne pouvons renoncer à
être, par notre faiblesse même, la manifestation de la grâce de Dieu. Ce
message de saint Paul retentit comme un puissant encouragement au terme du
temps de Noël ; qu’il soutienne l’activité des évangélisateurs tout au
long de cette année pastorale, au service de la miséricorde.
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