Dans le prologue de son
évangile, saint Luc évoque le ministère des « serviteurs de la
Parole »
(Lc 1, 2). Servir la Parole est en effet l’un des actes décisifs de la foi
chrétienne. Être chrétien, c’est reconnaître que Dieu a parlé, accueillir cette
Parole comme vraie (1Th 2, 13), la méditer, l’étudier, la proclamer, prier
avec cette Parole, et en vivre. Mettre toute sa vie en cohérence avec la
volonté que Dieu a exprimée par la voix des auteurs bibliques est tout l’enjeu
de notre foi.
La liturgie est le lieu
par excellence où peut se réaliser cette unification d’une vie dans la
Parole : c’est dans les assemblées chrétiennes avant tout que la Parole
est proclamée, entendue, accueillie, commentée pour être ensuite intériorisée
et mise en pratique (Jc 1, 21-22). Le Père Joseph Ratzinger, jeune
théologien, disait fort justement : « Le culte chrétien est essentiellement annonce de la bonne nouvelle de
Dieu à la communauté rassemblée, [et] accueil de cette annonce par la
communauté qui répond »[1].
Si notre liturgie est
d’abord un accueil de la Parole, on voir bien qu’il est nécessaire que cette
Parole soit non seulement entendue, proclamée, mais aussi comprise. Il
appartient à la nature même du culte chrétien que les fidèles aient une
intelligence de ce qui est dit. C’est ce qui distingue nos rites de la
mentalité magique ou ésotérique. Dans les religiosités superstitieuses, il
n’est pas nécessaire de comprendre – le plus souvent, d’ailleurs, il n’y a rien
à comprendre et l’on conçoit l’efficacité de formules rituelles qui sont en
fait dépourvues de signification. Dans le culte chrétien, cela n’est pas possible.
La signification des rites, le sens des mots, l’intelligence des textes :
voilà qui est décisif, fondamental ; c’est à la base de tout. Notre culte
est, pour reprendre un mot de saint Paul, une « adoration raisonnable » (Rm 12,
1), une prière intelligente, une liturgie qui donne du sens.
Cette exigence qui
correspond à la nature même de notre culte est tellement fondatrice que nous la
voyons mise en œuvre dès l’ancien Testament. La 1ère lecture (Ne 8,
2…10) le montre d’une façon très claire : le peuple s’est rassemblé pour
écouter la proclamation du livre de la Loi. Mais le texte de la Loi est
archaïque, difficile, compliqué ; le peuple n’est plus en mesure de
comprendre le sens de ces commandements et de ces récits et le langage même
leur paraît inhabituel et obscur. Peut-on se contenter d’une liturgie où le
prêtre Esdras lirait les paroles de Moïse et où le peuple écouterait sans
saisir le sens ? Non, c’est impossible. Si le peuple ne comprend pas, il
est nécessaire de traduire et d’expliquer. Ce n’est pas la langue du texte qui
est sacrée (comme si les vieux mots devaient être figés dans leur forme
ancienne) ; ce qui est le plus important, ce qui est vraiment sacré, c’est
l’intelligence que les hommes ont du texte. Et pour cette raison, c’est un
devoir de rendre compréhensible : « Esdras lisait un passage dans le livre
de la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on
pouvait comprendre »
(Ne 8, 8).
Il est étonnant vraiment
que, lors de la Réforme Liturgique consécutive au Concile Vatican II il y
ait eu tellement de résistance, d’oppositions à la traduction des textes. Plus
personne ne comprenait le latin, et certains, ne voyant pas que la prière exige
une intelligence, ont tenu à une langue ancienne supposée sacrée plutôt que de prendre
en compte le bien des fidèles. On avait oublié que l’usage du latin dans la
liturgie romaine était déjà une traduction du grec, traduction rendue
nécessaire par un changement culturel. Le Père Joseph Ratzinger le rappelait :
« Au IVe siècle, la
liturgie grecque qui était devenue incompréhensible a été traduite en latin à
Rome, c’est-à-dire de nouveau rendue accessible au peuple en employant sa
langue ». Il est étrange que l’on ait eu tant de réticences à traduire
à nouveau dans les langues modernes ce latin qui avait été lui-même introduit pour que l’on comprenne. Et Ratzinger
ajoutait : « La langue
liturgique doit être compréhensible, c’est là une loi fondamentale et incontestablement
vraie de la liturgie. (…) Cela veut dire qu’au moment où, encore une fois,
l’Eglise entreprend une nouvelle étape de son histoire, la traduction
liturgique s’impose ». Au nom d’une vraie conception de la liturgie,
le Concile Vatican II a fait ce qu’Esdras avait déjà mis en œuvre ;
il a fait ce que les chrétiens du IVe siècle avaient eu
l’intelligence d’accomplir ; il a fait ce qui convenait à la nature
proprement chrétienne de la prière : on ne peut louer Dieu qu’en sachant
ce qu’on dit.
L’évangile entendu
(Lc 4, 14-21) met en œuvre la même logique et en montre à nouveau la
vérité. Jésus a lu un fragment d’Isaïe. Il l’a lu pour qu’on le comprenne, et il le commente par quelques mots d’une
intensité nouvelle et décisive : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de
l’Ecriture que vous venez d’entendre » (Lc 4, 21). Mais si le texte
d’Isaïe n’avait pas été compris, rien n’aurait été « accompli ». Si
les mots du prophète avaient été marmonnés pour rester formule, les oracles ne
seraient qu’un grimoire, pas un livre de vie. Pour reconnaître le Christ
accomplissant les Ecritures, il faut entendre avec intelligence ces Ecritures. Sinon,
il n’y a rien que crédulité, superstition, et autres bêtises qui n’ont rien à
voir avec la foi ni avec la prière. Paul en faisait un vrai principe
chrétien : « Je
prierai avec l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence. Je dirai une
hymne avec l’esprit, mais je la dirai aussi avec l’intelligence » (1Co 14,
15), sinon, ce n’est pas une liturgie chrétienne.
Par une prière vraiment
intelligente, nous donnons du sens à notre vie ; nous accueillons dans
notre existence fragile et ballotée au gré des événements, une signification.
Et c’est cela qui peut nous sauver du doute, du désarroi, de l’instabilité.
Soyons vraiment, dans notre liturgie et dans notre vie, des « serviteurs de la Parole » (Lc 1, 2).
[1] J. Ratzinger, Discours au 81e Katholikentag allemand (Bamberg
– 14 juillet 1966) ; Documentation
Catholique n° 1478 (1966) ; col. 1557-1567.
Ce discours est publié
dans l’ouvrage Histoire liturgique du XXe
siècle – Enjeux et documents.
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