vendredi 22 janvier 2016

3e dimanche du Temps ordinaire - année C


Dans le prologue de son évangile, saint Luc évoque le ministère des « serviteurs de la Parole » (Lc 1, 2). Servir la Parole est en effet l’un des actes décisifs de la foi chrétienne. Être chrétien, c’est reconnaître que Dieu a parlé, accueillir cette Parole comme vraie (1Th 2, 13), la méditer, l’étudier, la proclamer, prier avec cette Parole, et en vivre. Mettre toute sa vie en cohérence avec la volonté que Dieu a exprimée par la voix des auteurs bibliques est tout l’enjeu de notre foi.
La liturgie est le lieu par excellence où peut se réaliser cette unification d’une vie dans la Parole : c’est dans les assemblées chrétiennes avant tout que la Parole est proclamée, entendue, accueillie, commentée pour être ensuite intériorisée et mise en pratique (Jc 1, 21-22). Le Père Joseph Ratzinger, jeune théologien, disait fort justement : « Le culte chrétien est essentiellement annonce de la bonne nouvelle de Dieu à la communauté rassemblée, [et] accueil de cette annonce par la communauté qui répond »[1].

Si notre liturgie est d’abord un accueil de la Parole, on voir bien qu’il est nécessaire que cette Parole soit non seulement entendue, proclamée, mais aussi comprise. Il appartient à la nature même du culte chrétien que les fidèles aient une intelligence de ce qui est dit. C’est ce qui distingue nos rites de la mentalité magique ou ésotérique. Dans les religiosités superstitieuses, il n’est pas nécessaire de comprendre – le plus souvent, d’ailleurs, il n’y a rien à comprendre et l’on conçoit l’efficacité de formules rituelles qui sont en fait dépourvues de signification. Dans le culte chrétien, cela n’est pas possible. La signification des rites, le sens des mots, l’intelligence des textes : voilà qui est décisif, fondamental ; c’est à la base de tout. Notre culte est, pour reprendre un mot de saint Paul, une « adoration raisonnable » (Rm 12, 1), une prière intelligente, une liturgie qui donne du sens.
Cette exigence qui correspond à la nature même de notre culte est tellement fondatrice que nous la voyons mise en œuvre dès l’ancien Testament. La 1ère lecture (Ne 8, 2…10) le montre d’une façon très claire : le peuple s’est rassemblé pour écouter la proclamation du livre de la Loi. Mais le texte de la Loi est archaïque, difficile, compliqué ; le peuple n’est plus en mesure de comprendre le sens de ces commandements et de ces récits et le langage même leur paraît inhabituel et obscur. Peut-on se contenter d’une liturgie où le prêtre Esdras lirait les paroles de Moïse et où le peuple écouterait sans saisir le sens ? Non, c’est impossible. Si le peuple ne comprend pas, il est nécessaire de traduire et d’expliquer. Ce n’est pas la langue du texte qui est sacrée (comme si les vieux mots devaient être figés dans leur forme ancienne) ; ce qui est le plus important, ce qui est vraiment sacré, c’est l’intelligence que les hommes ont du texte. Et pour cette raison, c’est un devoir de rendre compréhensible : « Esdras lisait un passage dans le livre de la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on pouvait comprendre » (Ne 8, 8).
Il est étonnant vraiment que, lors de la Réforme Liturgique consécutive au Concile Vatican II il y ait eu tellement de résistance, d’oppositions à la traduction des textes. Plus personne ne comprenait le latin, et certains, ne voyant pas que la prière exige une intelligence, ont tenu à une langue ancienne supposée sacrée plutôt que de prendre en compte le bien des fidèles. On avait oublié que l’usage du latin dans la liturgie romaine était déjà une traduction du grec, traduction rendue nécessaire par un changement culturel. Le Père Joseph Ratzinger le rappelait : « Au IVe siècle, la liturgie grecque qui était devenue incompréhensible a été traduite en latin à Rome, c’est-à-dire de nouveau rendue accessible au peuple en employant sa langue ». Il est étrange que l’on ait eu tant de réticences à traduire à nouveau dans les langues modernes ce latin qui avait été lui-même introduit pour que l’on comprenne. Et Ratzinger ajoutait : « La langue liturgique doit être compréhensible, c’est là une loi fondamentale et incontestablement vraie de la liturgie. (…) Cela veut dire qu’au moment où, encore une fois, l’Eglise entreprend une nouvelle étape de son histoire, la traduction liturgique s’impose ». Au nom d’une vraie conception de la liturgie, le Concile Vatican II a fait ce qu’Esdras avait déjà mis en œuvre ; il a fait ce que les chrétiens du IVe siècle avaient eu l’intelligence d’accomplir ; il a fait ce qui convenait à la nature proprement chrétienne de la prière : on ne peut louer Dieu qu’en sachant ce qu’on dit.

L’évangile entendu (Lc 4, 14-21) met en œuvre la même logique et en montre à nouveau la vérité. Jésus a lu un fragment d’Isaïe. Il l’a lu pour qu’on le comprenne, et il le commente par quelques mots d’une intensité nouvelle et décisive : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Ecriture que vous venez d’entendre » (Lc 4, 21). Mais si le texte d’Isaïe n’avait pas été compris, rien n’aurait été « accompli ». Si les mots du prophète avaient été marmonnés pour rester formule, les oracles ne seraient qu’un grimoire, pas un livre de vie. Pour reconnaître le Christ accomplissant les Ecritures, il faut entendre avec intelligence ces Ecritures. Sinon, il n’y a rien que crédulité, superstition, et autres bêtises qui n’ont rien à voir avec la foi ni avec la prière. Paul en faisait un vrai principe chrétien : « Je prierai avec l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence. Je dirai une hymne avec l’esprit, mais je la dirai aussi avec l’intelligence » (1Co 14, 15), sinon, ce n’est pas une liturgie chrétienne.
Par une prière vraiment intelligente, nous donnons du sens à notre vie ; nous accueillons dans notre existence fragile et ballotée au gré des événements, une signification. Et c’est cela qui peut nous sauver du doute, du désarroi, de l’instabilité. Soyons vraiment, dans notre liturgie et dans notre vie, des « serviteurs de la Parole » (Lc 1, 2).




[1] J. Ratzinger, Discours au 81e Katholikentag allemand (Bamberg – 14 juillet 1966) ; Documentation Catholique n° 1478 (1966) ; col. 1557-1567.
Ce discours est publié dans l’ouvrage Histoire liturgique du XXe siècle – Enjeux et documents.

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