dimanche 28 avril 2013

5ème Dimanche de Pâques - année C


Quel est donc ce commandement nouveau que Jésus confie à son Eglise ? « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34). Moïse n’avait-il pas déjà demandé aux fils d’Israël : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18) ? Quelle serait donc la différence entre ce commandement de Moïse et ce commandement de Jésus ? En quoi peut-on dire que le commandement de Jésus est nouveau ?
La différence entre ces deux commandements est subtile, mais bien réelle. Moïse s’adresse à un homme, pour lui dire : « Tu aimeras ton prochain ». Cela invite cet homme à faire la liste de tous ceux qui sont ses “prochains” et à s’examiner en conscience pour se demander : est-ce que j’aime celui-ci ? est-ce que j’aime celui-là ? Et si cet homme aime ainsi tous ses “prochains”, il est alors en règle avec la Loi de Moïse. Evidemment, il y avait une petite incertitude pour savoir qui cet homme pouvait ou devait considérer comme ses “prochains”. La parabole du bon Samaritain commence en effet par cette question : « Qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29). Et la réponse de Jésus va un peu déstabiliser cette logique trop confortable. Néanmoins, on reste ainsi dans une simple question personnelle : est-ce que j’aime vraiment mon prochain ?
A la différence du commandement de Moïse, le commandement de Jésus est formulé au pluriel : « aimez-vous ». Voilà la vraie nouveauté. Jésus ne s’adresse plus à un individu, mais à une communauté ; il s’adresse à l’Eglise. Dès lors, l’examen de conscience ne porte plus sur les relations personnelles de chacun, mais sur les relations mutuelles de tous. Cette logique est beaucoup plus exigeante, mais aussi beaucoup plus profitable. Car désormais, chacun doit se sentir responsable de l’amour de tous. Et c’est bien ainsi que devrait raisonner tout homme qui vit dans une communauté. Prenons l’exemple d’une famille. Le père ou la mère de famille ne doit pas simplement se dire : est-ce que j’aime mes enfants ? Si on répond : j’aime l’aîné, j’aime le cadet, j’aime le benjamin – c’est très bien, mais c’est encore insuffisant. Car si le cadet et le benjamin se haïssent, alors la vie de la famille est troublée. Les parents ne doivent pas simplement aimer leurs enfants ; ils doivent en outre faire en sorte que leurs enfants s’aiment entre eux. C’est une souffrance très dure, très lourde, dans une famille, quand deux membres de la famille se détestent. Et les autres, qui s’aiment et se supportent, sont tous affligés de cette inimitié. Et il ne suffit pas que l’un des membres dise : « mais moi j’aime tout le monde », pour que tout aille bien.
Nous découvrons ainsi que le commandement de Jésus est nouveau parce qu’il concerne toute l’Eglise. Le commandement de Moïse mettait chacun devant une responsabilité individuelle ; le commandement de Jésus nous place devant notre responsabilité ecclésiale. Car Jésus ne nous a pas seulement aimés ; il a fait que nous nous aimions. Ainsi, tant que, dans l’Eglise, deux personnes se haïssent, alors c’est toute l’Eglise qui souffre, c’est toute l’Eglise qui est prise en défaut, c’est toute l’Eglise qui doit se convertir.
Aujourd’hui où la foi n’intéresse plus grand monde, aujourd’hui où le discours de l’Eglise est plus critiqué que compris, cette question de l’amour est d’une grande importance. L’amour entre les chrétiens, entre les membres de l’Eglise, est le témoignage le plus direct, le plus explicite que nous puissions apporter au monde. Les idées, les valeurs, les vérités contenues dans l’évangile paraissent trop lointaines, trop abstraites pour interpeler nos contemporains. En revanche, voir des gens différents capables de s’entendre, capables de s’aimer les uns les autres, cela constitue un témoignage autrement plus éloquent. A l’inverse, donner le spectacle de divisions entre chrétiens, de fidèles qui refusent de se parler, ce serait un terrible aveu d’échec de l’évangile. « Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c’est l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jn 13, 35). Voilà ce qui fonde l’Eglise : l’amour et le témoignage ensemble attestent de la vérité chrétienne. Si chacun d’entre nous se sent vraiment responsable de la charité de toute l’Eglise, alors notre monde aura des raisons de reconnaître l’authenticité de l’évangile. 

dimanche 21 avril 2013

4ème dimanche de Pâques - Année C


« Je leur donne la vie éternelle » (Jn 10, 28). Cette phrase toute simple, presque anodine en apparence, est riche d’un sens spirituel très profond que je voudrais scruter avec vous. Reprenons les mots les uns après les autres.
Tout d’abord le verbe « donner » : qu’est-ce que donner ? D’une manière ordinaire, c’est l’acte par lequel quelqu’un (le donateur) transfère gratuitement sa propriété sur un objet, en l’offrant à quelqu’un d’autre (le donataire). Ceci paraît très simple. Il faut cependant remarquer une vraie difficulté : l’acte de donner est très bref, et une fois qu’il est accompli, il devient insaisissable ; le cadeau reste, mais le donateur, lui, peut être oublié depuis longtemps. Prenons un exemple : lorsque des grands-parents donnent un billet de cinquante euros à un petit-fils, ce billet est normal, semblable à tous les billets qui sont en circulation, indiscernable d’un billet gagné par le travail, d’un billet trouvé par terre, ou d’un billet volé. C’est un billet de cinquante euros, rien de plus. Si le petit-fils a de la reconnaissance, il se souviendra, au moment de le dépenser, que ce billet lui a été donné et il exprimera alors sa gratitude envers ses grands-parents, les donateurs. Mais si ce petit-fils est insolent, il pensera simplement que ce billet est à lui, qu’il peut en faire ce qu’il veut, et il oubliera de remercier les donateurs dont il se souvient à peine. Ainsi, ce qui a été donné devient, une fois que le don a eu lieu, un objet comme un autre et son nouveau propriétaire peut choisir d’être reconnaissant, ou pas.
Ensuite : « donner la vie ». La vie n’est pas une chose, ce n’est pas un billet de cinquante euros. Donner la vie, c’est l’acte des parents qui, dans un geste d’amour, font advenir une existence nouvelle dans l’humanité. Celui qui reçoit la vie, la reçoit en passant du non-être à l’existence. Qu’est-ce qui reçoit la vie ? Rien, précisément, puisque avant de recevoir la vie, il n’y a rien. C’est parce que j’ai reçu la vie que j’existe ; si je n’avais pas reçu la vie, je n’existerais pas, tout simplement. Il y a encore autre chose : la vie reçue est plus durable que l’acte de recevoir la vie. Être créé, c’est un instant, une étincelle dans la vie d’amour des parents. Vivre, c’est toute une durée qui s’épanouit de l’enfance à la vieillesse. Le plus souvent, lorsque les parents meurent, les enfants restent en vie – lorsque c’est le contraire qui se produit, c’est d’ailleurs une immense douleur. Pour autant, avoir reçu la vie, oblige à conserver un certain lien avec les donateurs de la vie. Personne ne peut vivre comme s’il n’avait pas de parents. Même un orphelin, même un enfant dont les parents sont inconnus sait qu’il vient de l’amour d’un père et d’une mère et il porte en lui-même une hérédité qui l’identifie ; les scientifiques diraient : un patrimoine génétique. Cet homme peut n’être pas reconnaissant envers ses parents, il peut leur en vouloir, mais il porte en lui-même, qu’il le veuille ou nous, le souvenir toujours présent que c’est d’eux qu’il a reçu la vie.
Enfin : « donner la vie éternelle ». L’éternité est quelque-chose dont nous n’avons pas l’expérience et qui est difficile à définir. Les premiers chrétiens voyaient dans l’éternité la possession plénière d’une vie toujours présente. L’éternité est donc, par définition, quelque-chose de vital : si la mort est définitive, la vie seule est éternelle. Saint Jean explique aussi : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, Dieu unique et véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). La vie éternelle ne peut donc être que connaissance de Dieu et libre reconnaissance à Dieu pour la vie reçue.
Les dons matériels peuvent déboucher sur l’égoïsme ; ou peut pourrir un enfant à force de le gâter. Le don de la vie peut-être un fardeau, si l’hérédité est pesante, si l’histoire familiale est conflictuelle. Le don de la vie éternelle coïncide nécessairement avec la plus belle et la plus heureuse gratitude.
Pour conclure, il faut remarquer le sujet du verbe « donner la vie éternelle » : « je ». En Grec, ce pronom est le plus souvent sous-entendu ; lorsqu’il est exprimé, il indique une insistance. Dans ce passage, il est exprimé. Jésus veut qu’on fasse attention : « celui qui donne la vie éternelle, dit-il, c’est moi ». Car il n’y a pas d’autre manière de recevoir la vie éternelle que de reconnaître le donateur. Ceux qui oublient que Dieu seul est source de la vie éternelle, ceux-là comment pourraient-ils recevoir de lui cette vie ? Oublier que Jésus est la source de la vie éternelle, c’est refuser la vie éternelle, dit saint Jean.
« Je leur donne la vie éternelle ». Ces quelques mots, trop simples, contenaient, vous le voyez, un immense mystère qui nous invite à relire au plus intime de nous-mêmes ce qu’il en est de notre reconnaissance envers Jésus, envers Dieu. 

dimanche 14 avril 2013

3ème Dimanche de Pâques - année C


« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29). Cette phrase de saint Pierre est fondatrice de l’Eglise et, en ce sens, il faut bien la comprendre. En réalité, cette affirmation n’est pas totalement nouvelle. Saint Luc, l’auteur des Actes, était un Grec cultivé, qui avait lu Platon, et savait fort bien que Socrate, accusé par le tribunal d’Athènes, avait dit pour sa défense : « Citoyens, j’ai pour vous la considération et l’affection les plus grandes, mais j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous ; jusqu’à mon dernier souffle, je continuerai de philosopher » (Apologie de Socrate, 29d). Les citoyens n’aimaient pas la philosophie dérangeante de Socrate ; les juges voulaient le faire taire. Bien que païen, Socrate avait conscience d’obéir à une volonté divine en enseignant la philosophie. C’est pourquoi il ne pouvait renoncer à sa charge, il devait continuer à débusquer les erreurs et les illusions des hommes. C’est pourquoi il est mort en obéissant à son dieu plutôt qu’aux hommes.
Toutefois, dans la bouche de saint Pierre, cette vérité socratique prend un sens nouveau. Car il y a une grande différence entre Jésus et Socrate : une fois Socrate mort, ses disciples ont continué quelques années à faire vivre sa mémoire ; ils ont laissé des ouvrages que nous lisons encore. Mais ils n’ont pas fondé une communauté qui durerait jusqu’à aujourd’hui. En revanche, saint Pierre, en disant qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, a explicité l’acte de fondation de l’Eglise, en montrant que celle-ci n’a pas une origine simplement humaine. C’est bien le Dieu qui a ressuscité Jésus Christ qui fonde l’Eglise et, en lui obéissant, saint Pierre s’insère dans une communauté nouvelle et éternelle dont nous faisons partie aujourd’hui.
Il y a pourtant dans cette expression le verbe « obéir » que notre mentalité moderne n’aime pas trop. Obéir, c’est le contraire d’être libre – pensons-nous. En fait, nous avons une espèce de chimère, d’illusion de l’esprit quand nous imaginons que la liberté consisterait à n’obéir à personne : « ni Dieu ni maître » est un cri de désespoir, ce n’est pas une vérité. Il est irresponsable d’envisager ainsi la liberté comme une autonomie complète ; c’est un rêve fou de dictateur ou d’enfant gâté. Mais ce n’est pas une attitude humaine, adulte, digne. D’ailleurs, le plus souvent, se croire libre, c’est ignorer que nous sommes manipulés par la publicité, par les sondages, par les lobbies, par les moteurs de recherche. Et tous ceux qui profitent de ces intrusions dans nos consciences savent très bien nous faire croire que nous sommes libres, alors qu’ils décident pour nous ce que nous ne voudrions pas ; et nous ne nous rendons compte de rien. Nous croyons n’obéir à personne, alors que tous nos choix sont biaisés.
Car être libre, en vérité, c’est d’abord obéir à sa conscience. Cela suppose d’avoir une conscience morale et de la consulter lorsque l’on prend une décision. Être libre, c’est ensuite choisir librement quels critères, quelles valeurs notre conscience va intégrer dans ses choix. En effet, pour chaque question, il existe en général de nombreuses opinions qui ont toutes une part de vérité. La liberté de la conscience consiste à pouvoir choisir pour soi-même quelles sont les vérités que l’on retient comme fondatrices, essentielles, importantes ou secondaires. Et cela ne peut se faire en allant piocher ici ou là des opinions diverses et contradictoires, car alors, nos décisions risquent de tomber dans une incohérence périlleuse. Il est plus utile, et plus raisonnable aussi, de rattacher nos choix de conscience à une autorité stable, claire et explicite. La liberté consiste alors à obéir en conscience à l’autorité qu’on a librement choisie.
Saint Pierre nous dit que l’autorité à laquelle il a choisi d’obéir est Dieu plutôt que les hommes. Et c’est là que nous devons réfléchir attentivement. Pierre est-il libre ? Oui. Il est même doublement libre : 1° parce qu’il a librement choisi d’obéir à Dieu ; 2° parce que Dieu seul est capable de garantir la liberté de ceux qui le servent. Au contraire, ceux qui obéissent à des hommes mettent en péril leur liberté, de deux manières : 1° parce qu’on obéit à des hommes le plus souvent par crainte ou par intérêt ; 2° à cause du risque de manipulation que j’ai indiqué tout à l’heure. Ceci veut dire que, suivant l’exemple de Pierre, nous pouvons découvrir que l’obéissance à Dieu est la liberté suprême. Pour dire les choses plus précisément : en laissant notre conscience être éclairée par la grâce de Dieu et en obéissant ainsi à notre conscience nous devenons alors vraiment libres.
En disant cela, je ne prêche pas la révolte, la désobéissance à toute autorité humaine, vous le comprenez bien. Car obéir à Dieu, cela veut dire, le plus souvent, obéir à des hommes ; être libre, ce n’est pas se méfier de tout le monde. Dieu demande ainsi que les enfants, en conscience, obéissent à leurs parents, que les évêques, en conscience, obéissent au Pape etc. Mais pour certaines décisions plus importantes, pour certains choix délicats, obéir à Dieu cela veut dire surtout laisser sa conscience être guidée par l’évangile, sans se soucier des voix discordantes. Dans ces cas, assez rares, on peut être ainsi conduit à désobéir à une autorité qui imposerait un acte contraire à la liberté chrétienne. L’Eglise est la communauté de ceux qui, à la suite de saint Pierre, obéissent à Dieu en conscience plutôt que de se soumettre au conseil des prêtres du Temple de Jérusalem ; et il faudrait citer dans cette logique tous ceux qui ont préféré la liberté chrétienne à la compromission politique, parfois au prix de la prison (mais on est libre en prison quand on y est avec Dieu), parfois au prix de leur vie (mais on est libre dans la mort [Ps 88 (87), 6] en compagnie du Ressuscité).
Le Christ a fondé l’Eglise comme une communauté d’hommes libres. Il nous a donné un Esprit de liberté. Cet Esprit de liberté est source de force, de courage ; il nous invite à témoigner. « Nous sommes les témoins de tout cela, avec l’Esprit Saint que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent » – dit encore saint Pierre (Ac 5, 32). Être témoin, dans l’Eglise ancienne, c’est être prêt au martyre. L’Eglise à laquelle nous appartenons est la communion de tous ceux qui, en conscience, sont libres en Dieu. Il est parfois difficile d’être les témoins de cette liberté, parce que bien des hommes aimeraient qu’on leur obéisse plutôt que d’obéir à Dieu ; bien des gens aimeraient que nos consciences soient dociles aux sondages et aux publicités plutôt que de chercher dans l’évangile une lumière différente. La liberté de l’Eglise, qui est sa nature même, n’est pas négociable ; on ne peut marchander notre liberté spirituelle. A notre époque difficile, n’ayons pas peur d’affirmer que servir Dieu dans l’Eglise est, en conscience, la seule liberté véritable. 

dimanche 7 avril 2013

2ème dimanche de Pâques - Année C


Nous avons rendez-vous avec l’Apocalypse. Je ne parle pas de ce que prépare la Corée du Nord comme projet de fin du monde nucléarisée ; je veux évoquer plutôt la deuxième lecture que nous commençons d’entendre aujourd’hui et qui va nous accompagner pendant le temps pascal. Ce texte est très obscur ; et, pour cette raison, il est souvent mal compris.
Parfois on lit avec grande attention l’Ap, et on se laisse impressionner par les descriptions de catastrophes, des visions terrifiantes en se disant que tout cela est réel, que cela va nous arriver. On réagit avec crainte, comme si Dieu voulait nous faire peur. Cette manière de lire l’Ap est en fait assez incohérente. Jean a écrit dans une lettre : « Dieu est amour » (1Jn 4, 8 ; 16) ; comment imagine-t-on que celui qui a dit « Dieu est amour » aurait aussi écrit que Dieu nous prépare des catastrophes terrifiantes ? C’est impensable. Parfois on lit l’Ap en se laissant griser par l’imaginaire débordant, onirique de l’auteur. De nombreux illustrateurs, du XVIe s. au XXe s., ont exploité cette force des images jusqu’à peindre des choses impossibles, étranges. Le courant surréaliste a pu interpréter jusqu’au paradoxe les expressions de l’Ap pour en tirer une imagerie monstrueuse et cocasse, qui est assez loin en fait de l’intuition de saint Jean. Parfois encore on lit ce texte comme étant un itinéraire mystique aux frontières de la conscience, une sorte d’extase, de sortie de soi, comme si saint Jean avait écrit sous l’influence de stupéfiants. Et on risque alors de donner des interprétations plus ou moins ésotériques des symboles, des nombres et des noms évoqués dans l’Ap.
Plus simplement, plus sobrement, l’Ap est une révélation, un dévoilement – c’est le sens premier du mot grec apokalupsis (αποκαλυψις). La question est donc d’identifier ce que l’Ap dévoile : qu’est-ce qui est ainsi révélé ? La clef de lecture est en fait simple – et si vous recherchiez du sensationnel, vous risquez d’être déçus – elle nous est donnée dans le texte lui-même : « c’était le jour du Seigneur » ; il faut comprendre : c’était un dimanche. Ce qui est décrit dans l’Ap n’est ni une catastrophe finale, ni un poème surréaliste, ni un voyage aux frontières du réel ; ce qui est décrit dans l’Ap est une liturgie dominicale ; pour dire les choses simplement, l’Ap décrit la messe du dimanche à Patmos au Ier s. Ainsi, lorsqu’on nous parle d’un homme vêtu d’une longue tunique avec une ceinture d’or sur la poitrine, voyez que cet homme est décrit comme le prêtre qui représente le Christ ; il est revêtu des ornements dorés pour la messe. Lorsqu’on nous parle des sept chandeliers d’or, ces lampes sont les luminaires du sanctuaire. Lorsqu’on évoque la voix puissante « pareille au son d’une trompette », il n’est pas difficile d’imaginer un diacre oriental qui proclame une litanie tonitruante. Tout ceci, qui est décrit de manière extraordinaire, est finalement très habituel, en même temps que très grandiose : il s’agit du rite eucharistique lui-même. Le climat spirituel de cette Messe est présenté comme étant celui d’une persécution. Au Ier s., vous le savez, on disait du mal de l’Eglise. Les Chrétiens célébraient le culte, ils se rassemblaient chaque dimanche, mais leur assemblée se devait d’être discrète. Ceci explique peut-être qu’elle était particulièrement fervente. Dans un monde hostile, la foi est en effet plus forte, la prière plus intense, la liturgie plus belle ; et dans notre Occident décadent, nous ne retrouverons sans doute jamais plus le faste plein de noblesse, la solennelle simplicité des premières liturgies.
Mais, ce qui est le plus important, pour nous aujourd’hui, n’est pas tellement de savoir comment on célébrait la messe à Patmos au Ier s. La réalité eucharistique est bien la même, à Patmos au temps de saint Jean et aujourd’hui dans nos églises ; la forme extérieure de la liturgie a évolué et il est normal que les rites aient une histoire. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui est le plus important c’est de comprendre que dans chaque messe du dimanche nous entendons le Christ proclamer sa Résurrection : « Je suis le Vivant ; j’étais mort, mais me voici vivant pour les siècles ». Il est pour nous tellement évident d’aller à la messe le dimanche que nous avons peut-être perdu cette vérité fondatrice : si nous allons à la messe chaque dimanche, c’est pour entendre le Christ proclamer qu’il est Vivant de la vie éternelle depuis le dimanche de Pâques. Chaque dimanche chrétien est un dimanche de Pâques. Chaque dimanche chrétien, le Christ se présente à l’Eglise pour lui dire : « j’étais mort, mais me voici vivant ». Chaque dimanche chrétien, l’Eglise doit proclamer au monde la Résurrection du Seigneur. C’est ce témoignage de la Résurrection qui, de dimanche en dimanche, est affirmé lorsque les Chrétiens se rassemblent. « Le jour du Seigneur a toujours été particulièrement honoré dans l’histoire de l’Église, à cause de son lien étroit avec le cœur même du mystère chrétien. En effet, dans le rythme hebdomadaire, le dimanche rappelle le jour de la résurrection du Christ. C’est la Pâque de la semaine, jour où l’on célèbre la victoire du Christ sur le péché et sur la mort » (Jean-Paul II, Dies Domini).
Cela nous fait comprendre que la messe dominicale n’est pas une cérémonie du souvenir (pour garder la mémoire de ce que Jésus a dit et fait) ; la messe dominicale n’est pas non plus un rassemblement de chrétiens (comme les membres d’une association prévoient des assemblées générales). La messe du dimanche est la rencontre liturgique de l’Eglise et du Ressuscité, de même que les pèlerins d’Emmaüs ont reconnu le Seigneur à la fraction du pain.
Nos vies sont marquées par des croix, des souffrances, des doutes, des angoisses, des persécutions peut-être ; si nous voulons que nos vies soient également soutenues par la Résurrection, la messe dominicale est le lieu où nous entendons proclamer le triomphe de la vie ; la messe dominicale est le lieu où nous recevons le Ressuscité dans sa parole et dans sa présence sacramentelle. Dans toutes nos morts, il nous est bon d’entendre, au plus intime de nous-mêmes, ces paroles qui résonnaient aux oreilles de saint Jean : « Sois sans crainte. Je suis le Vivant ».