vendredi 20 mai 2016

Sainte Trinité - année C


Quelles sont “cette grâce” et cette “gloire de Dieu” (Rm 5, 2) dont nous parle saint Paul? Pour y comprendre quelque chose, il est judicieux sans doute de partir de la notion de “détresse” (Rm 5, 3) dont il est également question. Il n’est pas difficile, dans le monde d’aujourd’hui, d’avoir quelque idée de ce qu’on nomme de la détresse; on parle aussi d’un monde en crise. Tous ces mots disent la situation de risque, de vulnérabilité et d’inquiétude qui caractérise (pense-t-on) notre époque. A l’époque de saint Paul, dans la Rome impériale (c’est-à-dire sous Néron), on pouvait aussi parler de détresse et de crise, d’angoisse et d’insécurité. “Être”, dans un tel monde, c’est nécessairement “être en danger”. Ne pas être en danger, ce serait être mort! 

C’est donc dans ce monde où il n’y a pas de paix, que Paul s’adresse à des hommes qui vivent en danger. Il y a donc, visiblement, de toutes parts, une inquiétude concrète, palpable: se lever le matin sans savoir si l’on verra le soir. Et Paul dit que cela est une grâce; il dit même que c’est une “grâce dans laquelle nous sommes établis” (Rm 5, 2), c’est-à-dire une grâce fiable, solide, sûre. L’incertitude de chaque instant, le péril continuel: voilà ce que Paul appelle une grâce certaine. Et Paul va plus loin, en passant de la grâce à la gloire: cette angoisse des hommes, dit-il, nous introduit “dans l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu” (Rm 5, 2). 

Si Paul n’est pas fou, s’il faut comprendre qu’il parle ici en homme raisonnable, il convient d’y regarder de plus près. Comment peut-on appeler une grâce ou une gloire une situation tellement précaire et inconfortable? Peut-être que l’un des meilleurs exégètes de cette austère question serait saint François d’Assise, lui qui a écrit un texte si connu (et si étrange) Sur la vraie et parfaite joie. Après avoir envisagé tous les succès apostoliques les plus retentissants, et les plus profitables à l’Eglise, il affirme, provoquant l’étonnement de Frère Léon : “Ceci n’est pas la vraie joie”. On se doutait, en effet, que la vraie joie franciscaine ne pouvait être un contentement matérialiste. Mais Frère Léon était en droit de supposer qu’une réussite pastorale, pour le bien des âmes, pour la conversion des hommes, pouvait être la vraie joie. Non. 

Mais alors, quelle est la vraie joie? – Voici: je rentre de Pérouse, il fait nuit noire, j’arrive ici et c’est l’hiver. Il y a de la boue et il fait tellement froid que des pics de glace se forment sur ma bure et me blessent les jambes, et je saigne. Et dans la boue, le froid, le givre, je parviens à la porte et, ayant cogné et appelé longuement, vient un frère qui me demande: “Qui va là?” Et je réponds: “C’est Frère François”. Et il me dit: “Va-t’en; ce n’est pas une heure pour arriver! Tu n’entreras pas”. Et j’insiste: “Va-t’en. Tu es un simplet et un illettré et tu n’as plus ta place parmi nous. Nous sommes nombreux et cultivés, et nous n’avons pas besoin de toi” (…) Et je te dis que, si je conserve alors la patience, et si je ne m’inquiète de rien, alors voilà la vraie joie, le vrai courage et le salut de l’âme
(Sources Franciscaines, 278). 

Pour François, transi et rejeté, comme pour Paul, la détresse est une grâce. Et si cette détresse peut être vécue comme une consécration, alors il y a dans ce dévouement de soi-même un acte qui engage la gloire même de Dieu. Avant François, avant Paul, c’est bien cela que le Christ nous a montré: Jésus dans la vulnérabilité de sa condition humaine a vécu le rejet, la trahison, le procès sommaire, la torture aveugle, la condamnation injuste, puis la honte et la souffrance de la croix. Et dans cette misérable désolation, il n’a pas cessé de faire confiance à son Père, et d’intercéder pour les pécheurs. La gloire de Dieu, n’est-ce pas cela? 

Relisons notre texte: 

Frères, nous que la foi a remis dans le droit chemin, nous sommes en paix avec Dieu [alors que le monde, lui, est dans la guerre], parce que Jésus Christ est notre Seigneur. 
C’est par lui que nous parvenons à cette grâce [spirituelle, intérieure], dans laquelle nous sommes fermement enracinés [alors que le monde, lui, est devenu à ce point éphémère et décevant], et nous mettons notre fierté dans l’espérance que tout cela rende gloire à Dieu. 
Et ce n’est pas tout: nous mettons notre fierté aussi dans notre détresse, [nous consacrons à Dieu cette angoisse de la mort, cette peur de la souffrance, cette inquiétude qui est le reflet, dans nos vies, de la croix du Seigneur]. 
Car nous savons que la détresse conduit... à une espérance qui ne peut pas être illusoire, parce que la charité de Dieu est présente dans nos cœurs, parce que l’Esprit [qui est l’intimité même du Père et du Fils], nous a été donné

Ce témoignage de Paul nous rejoint. Dans un monde d’inquiétude qui fut le sien, qui est le nôtre, si nous ne voulons pas consacrer au Seigneur notre détresse, que lui offrirons-nous? Offrir nos peurs et nos peines, cela, nous pouvons le faire, pour la gloire de Dieu et le salut du monde. 


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