dimanche 9 juin 2013

10ème dimanche du Temps ordinaire C

Nous sommes malheureusement habitués à ce récit évangélique de résurrection (Lc 7, 11-17) et nous ne voyons peut-être plus tout ce que ce texte contient d’inconvenant. Imaginez pourtant la scène : Jésus arrive dans une bourgade au moment où passe un cortège funèbre. L’attitude juste, normale, décente en pareille situation consiste à se tenir à l’écart, silencieux, calme, respectueux de la douleur de la foule. Jésus est sans aucun doute quelqu’un de bien élevé, et c’est cela qu’il aurait dû faire. Et voilà que rien ne se passe comme prévu : Jésus, au contraire, se dirige vers une femme en pleurs ; cette femme est pour lui une inconnue – ou plutôt : il est pour cette femme un inconnu. Et, avec autorité, il lui dit : « Ne pleure pas ». Voilà un commandement bien étrange : est-ce qu’on ne pleure pas lorsqu’on est en deuil ? Est-ce que ce n’est pas normal, digne et bienfaisant de pleurer quand on a perdu un être cher ? (voir Jn 11, 35 !) Mais Jésus donne pourtant cet ordre incompréhensible : « Ne pleure pas ». La procession funèbre a été surprise, sans doute, choquée, peut-être, par la désinvolture de cet homme venu de nulle-part qui s’interpose, qui s’immisce auprès de la femme éplorée et lui tient ces propos incohérents.
Mais Jésus ne se contente pas de parler ; il touche la civière où l’on portait le cadavre. Entrer en contact avec du mort, c’est, dans le système religieux du Judaïsme, contracter une impureté. Il était permis aux membres de la famille, aux proches du défunt de se rendre impurs pour accomplir les rites, mais personne n’aurait eu l’idée de contracter une impureté légale pour un défunt qui n’est ni un ami ni un frère. Jésus, en faisant ce geste inouï, se considère-t-il comme un membre de la famille ? De toute évidence, pourtant, il ne l’est pas.
Et les spectateurs de cette scène curieuse ne sont pas au bout de leur étonnement ; Jésus ouvre la bouche et dit ce qui est proprement inconcevable, qui relève de la folie complète, du délire aigu : « Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi ». Cela dépasse tout ce qu’on peut supporter et l’indignation de la foule serait alors raisonnablement à son comble. Qui est Jésus ? Un malpoli, un charlatan, un intrus, un imposteur, un mégalomane narcissique ? Son comportement ne suggère chez lui aucune qualité positive.
Que peut penser cette femme qui est là et qui pleure ? Cette femme est vivante bien sûr, elle n’est pas morte. Mais elle a découvert qu’il y a quelque chose de plus douloureux encore que de mourir : c’est de perdre un enfant. Lorsqu’on dit que la mort est une grande souffrance, c’est sans doute vrai : ce n’est pas drôle de mourir et le fils, raide et froid, couché sur le brancard, a dû souffrir avant de mourir. Mais le pire, c’est d’être la mère du défunt et de voir son enfant qui est parti. On nous dit, en plus, que cette mère est veuve. Privée du soutien d’un époux, privée maintenant de la présence de son fils unique, cette femme est réduite à la solitude, et nul doute que cette affliction est perçue comme une malédiction. Qu’a-t-elle fait pour être ainsi frappée ? Nous ne le savons pas ; elle-même ne le sait sans doute pas plus que nous. Elle ne sait que pleurer. Que peut-elle donc penser – si elle a encore la force de penser – cette femme qui voit ce voyageur, cet étranger de passage, se conduire ainsi avec assurance et familiarité au milieu de sa douleur de mère ? Elle est femme, elle est seule, elle est infiniment vulnérable et l’intrus est un homme, entouré de disciples, il agit avec audace. Elle ne peut rien faire.
Et voilà que l’inenvisageable se produit. Jésus a donné son ordre : « Jeune homme, lève-toi ». Ces paroles sont insoutenables pour la foule qui est révoltée, à juste titre ; mais ces paroles insupportables, le jeune mort les a entendues, et, sans se rebeller, au contraire, avec docilité, il obéit. « Alors le mort se redressa ».
Qui donc est Jésus ? Il parle aux morts, et les morts ressuscitent. Qui donc est Jésus ? La bonne réponse ne tarde pas à être sur toutes les lèvres : « Un grand prophète s’est levé parmi nous ». En effet, c’est un grand prophète. Qu’est-ce donc qu’un prophète ? C’est un homme qui tient un discours qui paraît insensé aux vivants mais dont la parole est pourtant efficace jusque chez les morts.
Que prophétise Jésus ? Il annonce sa propre mort. Car c’est dans sa propre mort que Jésus va aller rejoindre les défunts pour leur donner l’ordre de ressusciter ; il est allé « prêcher aux esprits en prison » (1P 3, 19). Ce qu’il a fait pour ce jeune homme, pour donner un exemple prophétique, il le fera pour chaque homme, agissant comme Sauveur de toute l’humanité. Jésus prophétise aussi sa propre résurrection. On peut penser à une autre femme veuve, regardant mourir son fils unique sur une croix, un vendredi, sur une colline proche de Jérusalem. Les retrouvailles du Fils et de la Mère (qui ne sont racontées nulle-part) sont ici suggérées avec une infinie délicatesse.

Le prophète est obligé de bousculer nos règles de savoir vivre, parce que ce qu’il doit annoncer (la résurrection) est tellement fort que les mots de la politesse et les gestes de la convenance sont incapables à l’exprimer. Il fallait que Jésus soit à ce point choquant, scandaleux, désinvolte pour que quelques habitants de Naïm, quelques témoins comprennent, voient, attestent que notre Dieu est le « Dieu des vivants » (Mt 22, 32). 

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