Il est assez curieux,
n’est-ce pas, de voir Jésus se préoccuper de sa popularité. Il se demande ce
qu’on pense de lui : on dirait qu’il considère ses disciples comme des
sondeurs, chargés de récolter ici ou là les indices de sa célébrité. Les
opinions de la foule sont un peu absurdes ; comment peut-on penser que
Jésus serait Jean-Baptiste ? Est-ce qu’on n’a pas vu Jésus et
Jean-Baptiste ensemble comme deux hommes clairement distincts ? Quant à
penser que Jésus serait Elie, cela repose sur une fausse interprétation d’un
verset de Malachie : « Voici que je vais vous envoyer Elie le
prophète » avant que ne vienne le jour du Seigneur (3, 23). Pourtant, dans
l’idée du prophète, il ne s’agit pas de faire revenir Elie, mais d’envoyer un
homme qui aura la ferveur, le zèle brûlant d’Elie ; chez Luc, cela s’applique
le plus probablement à Jean-Baptiste (cf.
1, 17) dont la prédication était effectivement ardente. Ainsi, ces réponses de
la foule ne conviennent pas et Jésus n’est ni Jean-Baptiste, ni Elie.
Jésus va alors demander
à ses disciples s’ils ont une meilleure idée. Cette question est encore plus
étrange que la première : c’est comme s’il demandait à ceux qui ont
réalisé le sondage s’ils ont eux-mêmes une opinion. Voilà bien ce qu’il est
interdit de chercher à savoir. Car si le sondeur possède lui-même une opinion,
alors il n’est pas neutre, il n’est pas objectif. Bien que cela soit donc très curieux,
Jésus s’adresse donc aux disciples et leur demande s’ils ont compris, eux, qui
il est. Et c’est Pierre, qui, comme toujours, fait office de premier de la
classe, qui donne la “bonne” réponse : « Le Messie de Dieu ».
Mais avant d’examiner cette réponse de Pierre, il faut je crois revenir sur la
question que pose Jésus. Car la question de Jésus me paraît plus importante que
la réponse de Pierre – la question que Dieu nous pose est toujours plus vraie
que la meilleure réponse que nous pouvons lui apporter. Il faut donc revenir en
arrière, et ne pas répondre trop vite, même si, comme Pierre, nous savons quoi
répondre.
L’interrogation
« qui suis-je ? » était, dans l’Antiquité, une question que se
posaient tous les hommes ayant un peu de sagesse. La connaissance de soi était
la seule voie d’accès à un bonheur austère, lucide et confiant.
« Connais-toi toi-même » était ainsi le premier adage de la sagesse
religieuse et philosophique : cette phrase solennelle, Socrate et
Plutarque, et tous les grands hommes de l’Antiquité, l’ont lue inscrite au
fronton du sanctuaire de Delphes. Cette question, chacun devait se la poser
pour lui-même, dans une introspection difficile et exigeante. Et l’on déclarait
heureux l’homme qui, ayant perdu sur lui-même toute illusion, se voyait tel
qu’il est, en vérité. Jésus, vous le remarquerez, se distingue de cette
pratique de la sagesse antique : il ne va pas tout seul, méditer sur son
existence, en se demandant “qui suis-je ?”. Il complète la question :
« pour vous, qui
suis-je ? ». Ce n’est plus une introspection égotiste ; c’est
une question dans laquelle Jésus implique ses disciples. En fait, Jésus
n’existe que “pour” ses disciples. Comme le dit la foi catholique :
« pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du
ciel ». Jésus n’existe pas pour lui, mais bien pour nous, seulement. Toute
sa vie est pure offrande, pure charité en notre faveur : « crucifié pour nous sous Ponce Pilate ». Nous
l’entendrons encore dans un instant, dans le rite eucharistique :
« mon corps livré pour vous… mon
sang versé pour vous et pour la multitude ». Ainsi donc, en
demandant : « pour vous qui
suis-je ? » Jésus ne recherche pas une réponse pour lui-même ;
il veut plutôt que ceux pour qui il vit découvrent ce mystère. Il veut introduire
ses disciples dans sa propre intimité, intimité qui ne le replie pas sur
lui-même, alors qu’il existe pour les autres. Jésus voudrait que ses disciples,
il voudrait que tous les hommes comprennent que lui, Jésus, n’existe que pour
eux, que toute sa vie est consacrée à ses disciples, à la foule et à la
multitude.
Jésus se préoccupe assez
peu de sa cote de popularité ou de son succès auprès des foules. Telle n’est
pas son inquiétude en posant ces questions. Jésus n’a pas non plus de doutes
sur son identité. Contrairement à ce qu’on lit ou entend parfois, Jésus sait
qu’il est Dieu Fils de Dieu. Et Dieu, pour Moïse et pout tous les lecteurs
juifs de l’Exode, c’est « JE SUIS » (Ex, 3, 14-15) ; Jésus lui-même
se désignera de ce nom solennel : « JE SUIS » (que les
traductions françaises affaiblissent souvent, en disant : « c’est
moi » ; Lc 22, 27 ; 24, 39 cf. 21,
8 ; 22, 70). Si celui qui sait qu’il est « JE SUIS » pose donc
cette question « pour vous, qui SUIS-JE ? »
aux disciples, c’est bien pour amener les disciples à cette intelligence, à
cette découverte. Dieu qui est « JE SUIS » est devenu « JE SUIS pour vous » (cf. Rm 8, 31).
Ensuite, on pourrait
donc s’attendre à une protestation de puissance. Jésus veut faire comprendre
qu’il est Dieu-pour-les-hommes ; saint Pierre lui dit qu’il est le Messie.
Tout cela va plutôt dans la logique d’une affirmation de la force du Christ, de
son autorité, de sa gloire. Mais Jésus les prend à contrepied, de telle sorte
que les disciples se taisent. Au lieu de leur dire : « vous verrez le
Fils de l’homme venir dans la gloire » (cf. Mt 16, 27) – ce qu’il dira aussi – il dit
maintenant : « le Fils de l’homme va souffrir, être rejeté, être tué ».
La question de Jésus est une vraie question, une question qui ne suggère pas de
réponse toute faite (même si saint Pierre a donné la bonne réponse) ;
c’est une question qui assumera toutes les incompréhensions, tous les
malentendus. Cette question de Jésus définit la liberté de l’homme. Jésus ne
s’impose pas ; il s’interdit de donner lui-même une réponse. Il ne dit
pas, en clignant de l’œil : « allez, reconnaissez-moi, dites que je
suis Dieu ». Jésus veut seulement introduire les disciples dans sa propre
vie, qui est une vie-pour-eux. Il demande : « pour vous, qui suis-je ? »,
et il ne va pas au-delà, sinon pour révéler sa vulnérabilité. Le Dieu qui
questionne n’est pas un Dieu qui doute de lui-même ; c’est un Dieu qui se
révèle comme fragile, désarmé, un Dieu mendiant et pauvre, un Dieu qui s’est
fait proche des petits. Pour nous, chrétiens, c’est à ce Dieu humble et plein
de bonté que nous faisons confiance.
Pour approfondir cette méditation, vous pouvez écouter
la conférence de Rémi Brague (carême 2008) sur la chaîne youtube de KTOTV. Taper :
« Rémi Brague Philosophie » sur le moteur de recherche ou bien copier
le lien ci-dessous :
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