dimanche 23 juin 2013

12e dimanche du temps ordinaire - année C

Il est assez curieux, n’est-ce pas, de voir Jésus se préoccuper de sa popularité. Il se demande ce qu’on pense de lui : on dirait qu’il considère ses disciples comme des sondeurs, chargés de récolter ici ou là les indices de sa célébrité. Les opinions de la foule sont un peu absurdes ; comment peut-on penser que Jésus serait Jean-Baptiste ? Est-ce qu’on n’a pas vu Jésus et Jean-Baptiste ensemble comme deux hommes clairement distincts ? Quant à penser que Jésus serait Elie, cela repose sur une fausse interprétation d’un verset de Malachie : « Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète » avant que ne vienne le jour du Seigneur (3, 23). Pourtant, dans l’idée du prophète, il ne s’agit pas de faire revenir Elie, mais d’envoyer un homme qui aura la ferveur, le zèle brûlant d’Elie ; chez Luc, cela s’applique le plus probablement à Jean-Baptiste (cf. 1, 17) dont la prédication était effectivement ardente. Ainsi, ces réponses de la foule ne conviennent pas et Jésus n’est ni Jean-Baptiste, ni Elie.
Jésus va alors demander à ses disciples s’ils ont une meilleure idée. Cette question est encore plus étrange que la première : c’est comme s’il demandait à ceux qui ont réalisé le sondage s’ils ont eux-mêmes une opinion. Voilà bien ce qu’il est interdit de chercher à savoir. Car si le sondeur possède lui-même une opinion, alors il n’est pas neutre, il n’est pas objectif. Bien que cela soit donc très curieux, Jésus s’adresse donc aux disciples et leur demande s’ils ont compris, eux, qui il est. Et c’est Pierre, qui, comme toujours, fait office de premier de la classe, qui donne la “bonne” réponse : « Le Messie de Dieu ». Mais avant d’examiner cette réponse de Pierre, il faut je crois revenir sur la question que pose Jésus. Car la question de Jésus me paraît plus importante que la réponse de Pierre – la question que Dieu nous pose est toujours plus vraie que la meilleure réponse que nous pouvons lui apporter. Il faut donc revenir en arrière, et ne pas répondre trop vite, même si, comme Pierre, nous savons quoi répondre.
L’interrogation « qui suis-je ? » était, dans l’Antiquité, une question que se posaient tous les hommes ayant un peu de sagesse. La connaissance de soi était la seule voie d’accès à un bonheur austère, lucide et confiant. « Connais-toi toi-même » était ainsi le premier adage de la sagesse religieuse et philosophique : cette phrase solennelle, Socrate et Plutarque, et tous les grands hommes de l’Antiquité, l’ont lue inscrite au fronton du sanctuaire de Delphes. Cette question, chacun devait se la poser pour lui-même, dans une introspection difficile et exigeante. Et l’on déclarait heureux l’homme qui, ayant perdu sur lui-même toute illusion, se voyait tel qu’il est, en vérité. Jésus, vous le remarquerez, se distingue de cette pratique de la sagesse antique : il ne va pas tout seul, méditer sur son existence, en se demandant “qui suis-je ?”. Il complète la question : « pour vous, qui suis-je ? ». Ce n’est plus une introspection égotiste ; c’est une question dans laquelle Jésus implique ses disciples. En fait, Jésus n’existe que “pour” ses disciples. Comme le dit la foi catholique : « pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel ». Jésus n’existe pas pour lui, mais bien pour nous, seulement. Toute sa vie est pure offrande, pure charité en notre faveur : « crucifié pour nous sous Ponce Pilate ». Nous l’entendrons encore dans un instant, dans le rite eucharistique : « mon corps livré pour vous… mon sang versé pour vous et pour la multitude ». Ainsi donc, en demandant : « pour vous qui suis-je ? » Jésus ne recherche pas une réponse pour lui-même ; il veut plutôt que ceux pour qui il vit découvrent ce mystère. Il veut introduire ses disciples dans sa propre intimité, intimité qui ne le replie pas sur lui-même, alors qu’il existe pour les autres. Jésus voudrait que ses disciples, il voudrait que tous les hommes comprennent que lui, Jésus, n’existe que pour eux, que toute sa vie est consacrée à ses disciples, à la foule et à la multitude.
Jésus se préoccupe assez peu de sa cote de popularité ou de son succès auprès des foules. Telle n’est pas son inquiétude en posant ces questions. Jésus n’a pas non plus de doutes sur son identité. Contrairement à ce qu’on lit ou entend parfois, Jésus sait qu’il est Dieu Fils de Dieu. Et Dieu, pour Moïse et pout tous les lecteurs juifs de l’Exode, c’est « JE SUIS » (Ex, 3, 14-15) ; Jésus lui-même se désignera de ce nom solennel : « JE SUIS » (que les traductions françaises affaiblissent souvent, en disant : « c’est moi » ; Lc 22, 27 ; 24, 39 cf. 21, 8 ; 22, 70). Si celui qui sait qu’il est « JE SUIS » pose donc cette question « pour vous, qui SUIS-JE ? » aux disciples, c’est bien pour amener les disciples à cette intelligence, à cette découverte. Dieu qui est « JE SUIS » est devenu « JE SUIS pour vous » (cf. Rm 8, 31).

Ensuite, on pourrait donc s’attendre à une protestation de puissance. Jésus veut faire comprendre qu’il est Dieu-pour-les-hommes ; saint Pierre lui dit qu’il est le Messie. Tout cela va plutôt dans la logique d’une affirmation de la force du Christ, de son autorité, de sa gloire. Mais Jésus les prend à contrepied, de telle sorte que les disciples se taisent. Au lieu de leur dire : « vous verrez le Fils de l’homme venir dans la gloire » (cf. Mt 16, 27) – ce qu’il dira aussi – il dit maintenant : « le Fils de l’homme va souffrir, être rejeté, être tué ». La question de Jésus est une vraie question, une question qui ne suggère pas de réponse toute faite (même si saint Pierre a donné la bonne réponse) ; c’est une question qui assumera toutes les incompréhensions, tous les malentendus. Cette question de Jésus définit la liberté de l’homme. Jésus ne s’impose pas ; il s’interdit de donner lui-même une réponse. Il ne dit pas, en clignant de l’œil : « allez, reconnaissez-moi, dites que je suis Dieu ». Jésus veut seulement introduire les disciples dans sa propre vie, qui est une vie-pour-eux. Il demande : « pour vous, qui suis-je ? », et il ne va pas au-delà, sinon pour révéler sa vulnérabilité. Le Dieu qui questionne n’est pas un Dieu qui doute de lui-même ; c’est un Dieu qui se révèle comme fragile, désarmé, un Dieu mendiant et pauvre, un Dieu qui s’est fait proche des petits. Pour nous, chrétiens, c’est à ce Dieu humble et plein de bonté que nous faisons confiance.  

Pour approfondir cette méditation, vous pouvez écouter la conférence de Rémi Brague (carême 2008) sur la chaîne youtube de KTOTV. Taper : « Rémi Brague Philosophie » sur le moteur de recherche ou bien copier le lien ci-dessous :

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