samedi 2 avril 2016

2e dimanche de Pâques, de la Miséricorde

Qu’est-ce qu’on voit quand on voit LE SEIGNEUR ? Dans le passage d’évangile que nous venons d’entendre, les disciples disent à Thomas: Nous avons vu le SEIGNEUR (Jn 20, 25). Pour bien cerner le sens de cette affirmation, et pour mesurer son importance décisive dans le contexte biblique, il n’est pas inutile d’aller rencontrer tout d’abord deux autres grands témoins de la Bible qui, eux aussi, quoique dans des contextes très différents, ont vu le SEIGNEUR, Moïse et Isaïe. 

Moïse avait demandé au Seigneur: Fais-moi voir ta gloire (Ex 33, 18). La requête est audacieuse ; qui peut, en effet, solliciter de voir Dieu ? Moïse n’est sans doute pas prétentieux, lui dont on dit par ailleurs qu’il était l’homme le plus humble de la terre (Nb 12, 3). Mais il veut voir le Seigneur dans toute sa gloire. La réponse du Seigneur est étrange, pourvu qu’on ne la lise pas par routine, comme on la connaît depuis toujours ; le Seigneur consent au désir de Moïse mais ajoute une condition: il précise que Moïse ne le verra que de dos (Ex 33, 23), la face de Dieu restant inaccessible à la vision de l’homme. S’agit-il ici d’un anthropomorphisme très naïf ? Le rédacteur du livre de l’Exode pense-t-il vraiment que Dieu (qui est un pur esprit) ait un dos (comme un homme) ? Le plus souvent, lorsque nous pensons qu’un auteur biblique est naïf, c’est nous qui le sommes parce que nous ne savons pas interpréter ce qui est dit dans un langage symbolique. 
Cet exemple est particulièrement difficile et je renonce à déchiffrer ce que signifie, pour le rédacteur du texte, ce dos de Dieu. En revanche, je peux risquer une hypothèse sur la manière dont saint Jean pouvait comprendre ce texte. Dans le quatrième évangile, on sait que la gloire de Jésus ne désigne pas tant son triomphe que son Heure, sa Passion, sa mort: Père, l’Heure est venue. Glorifie ton Fils (Jn 17, 1) s’écrie Jésus après le dernier repas, pour faire comprendre à ses disciples cette vérité contraire à toutes les conventions humaines: sa gloire sera de souffrir pour les hommes. Aussi, lorsque Moïse a demandé de voir la gloire du Seigneur, saint Jean a pu comprendre que le Seigneur lui a montré par avance cette souffrance qu’il allait endurer, et il la lui a montrée sous une forme humaine, pour décrire prophétiquement son incarnation. Et que signifie alors que, pour voir la gloire du Seigneur, c’est-à-dire la promesse de sa Passion salvatrice, Moïse l’ait vu de dos ? Cela peut être compris par un oracle douloureux contenu dans les Psaumes, annonçant la flagellation de Jésus: Sur mon dos des laboureurs ont labouré (Ps 129, 3). Que le Seigneur souffrant se présente de dos, cela montre ses plaies reçues de la cruauté des gardes (Jn 19, 1-3). Voilà comment Moïse, dans une fulgurance de vision prophétique, a eu l’intuition de la gloire du Seigneur qui s’accomplirait dans la Passion du Christ. Et c’est donc, au dire de saint Jean, de Jésus que Moïse a écrit dans la loi (Jn 1, 45), annonçant cette gloire d’un genre nouveau et dérangeant. 

Isaïe également a vu le Seigneur ; il s’en effraye d’ailleurs (Is 6, 5) en constatant que ses yeux impurs ont vu celui dont la sainteté est incommensurable. Et qu’a vu Isaïe lorsqu’il a vu le Seigneur ? Il dit lui-même qu’il a vu les pans de son manteau qui remplissaient le sanctuaire (Is 6, 1). Le terme utilisé par le prophète pour désigner ces pans du manteau de Dieu est celui qui était utilisé pour parler de l’ourlet du vêtement du grand prêtre (Ex 28, 33-34 ; 39, 24-26). Isaïe n’a donc pas vu le Seigneur lui-même, face à face (cela, il le tiendrait sans doute pour impossible) ; il n’a vu que les tissus précieux qui forment la bordure de son habit sacerdotal et cela est déjà très impressionnant. 
Là encore, sans pouvoir reconstituer exactement ce que le prophète veut décrire en racontant cette vision, j’ose risquer une hypothèse sur la manière dont saint Jean pouvait comprendre ce texte. Au tombeau vide, les disciples, Simon-Pierre et l’autre disciple, ont vu, restés sur place, les linges précieux dans lesquels le corps de Jésus avait été lié et embaumé. Mais le corps de Jésus n’était plus là (Jn 20, 5-7). Ils ont donc fait cette même expérience qu’Isaïe, voyant des tissus et comprenant qu’une puissance du Seigneur était à l’œuvre. Qu’a donc vu Isaïe ? A cette question, saint Jean pourrait répondre que dans cette théophanie, il a eu l’intuition du tombeau vide. Le sanctuaire dans lequel il se tenait et dans lequel il voyait ces linges qui étaient le manteau de Dieu, Isaïe l’a vu comme s’il voyait ce tombeau sans cadavre où les bandelettes, le linceul et le suaire attestent seuls qu’un mort y a reposé. Saint Jean exprime d’ailleurs une opinion sur la vision d’Isaïe, expliquant qu’il avait vu la gloire de Jésus et que c’est de lui qu’il a parlé (Jn 12, 41). S’il convient, une fois encore de rattacher cette gloire aux mystères de la Passion de Jésus, c’est donc probablement à une prophétie du tombeau vide qu’on peut ici penser. 

Revenons maintenant, après ces deux digressions, au texte du passage entendu aujourd’hui. Jésus se trouve au milieu des disciples, entré à l’improviste, on ne sait comment. Il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur (Jn 20, 20). Que veut dire ici : voir le Seigneur ? Vous comprenez qu’il ne s’agit pas seulement de voir Jésus et d’appeler Jésus avec ce titre de respect de Seigneur (car ce titre ne serait alors qu’une politesse, une déférence dont l’évangile de Jean montre d’ailleurs qu’elle n’est pas réservée à Jésus seul ; Jn 12, 21). Saint Jean veut rattacher cette rencontre avec Jésus au-delà de sa mort à ces glorieuses théophanies prophétiques, à cette vision de Moïse, à cette vision d’Isaïe. Que voient donc les disciples réunis dans leur maison barricadée lorsqu’ils voient le Seigneur ? Ils voient deux mains percées de clous et un côté ouvert. Ils ne voient pas le Seigneur de dos, comme Moïse ; ils ne voient pas les linges du tombeau, comme Pierre et l’autre disciple ; ils voient ces deux mains qui ont été attachées à la croix et ce côté percé par la lance d’où ont jailli le sang et l’eau. Cela vaut la peine de s’arrêter un instant et de contempler (par notre imagination, avec recueillement) cette extraordinaire théophanie. Un passage bouleversant d’Isaïe présente le Seigneur disant au peuple: Je t’ai gravé sur les paumes de mes mains (Is 49, 16). Peut-il y avoir annonce plus explicite de la Passion ? Peut-il y avoir témoignage de douceur plus éloquent ? Le Seigneur présente aux disciples ces mains de Dieu sur lesquelles la folie de l’amour miséricordieux a imprimé ces marques de douleur et de bonté. Les disciples voient sur le corps du Ressuscité la preuve de cette immense charité : voir le Seigneur, c’est cela. 

Ce que Moïse a entrevu d’une Passion glorieuse, ce qu’Isaïe a pressenti comme tombeau vide, les disciples l’ont vu dans ces mains et ce côté, signes définitifs de l’amour de Dieu pour les hommes. Il serait dommage que ces visions du Seigneur nous laissent endurcis, qu’elles restent sans effet sur nos cœurs étroits et mesquins. Voilà la bonté de Dieu en notre faveur. Allons-nous rester les otages de nos conforts et de nos égoïsmes? N’allons-nous pas plutôt consentir à cet appel à la conversion que nous adresse un tel témoignage de pardon? En ce dimanche de la miséricorde, chacun peut répondre en conscience. 


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