vendredi 22 avril 2016

5e dimanche de Pâques - année C


Avec la lecture d’un extrait de l’avant-dernier chapitre de l’Apocalypse, nous arrivons à la fin de la Bible, à la clôture de la révélation. Nous sommes au seuil de l’éternité et nous pouvons embrasser d’un seul coup d’œil la totalité de l’histoire du salut, avant de plonger dans cette béatitude définitive que Dieu a préparée pour nous. Je voudrais m’arrêter un instant sur ce que cette ultime situation nous donne de voir une dernière fois, avant que nous ne voyions le Seigneur lui-même dans toute sa bonté. 

Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle (Ap 21, 1). Qu’avons-nous donc fait à la terre et au ciel pour qu’il soit besoin d’en établir de nouveaux? Les préoccupations écologiques actuelles nous montrent combien nous avons ruiné la terre que le Créateur nous avait donnée pour que nous la conservions, pour que nous lui fassions porter du fruit. Avec une image éloquente, le Père Jean-Miguel Garrigues décrivait la situation de la création à la veille de la fin de l’histoire : «un peu comme à la fin du roman de Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingts jours, quand le bateau revient d’Amérique en Europe, on accélère tellement que la vitesse qu’on épuise le carburant; alors on brûle presque le bateau tout entier, pour qu’arrive à terme ce qui est fait pour arriver à terme, en l’occurrence le navigateur». Mais nous voyons bien aujourd’hui que cette manière de brûler le bateau, d’épuiser la terre, cause du malheur dans l’humanité. Notre égoïsme, notre envie de consommer toujours plus, notre soif de confort ont rendu la terre et le ciel inhabitables. Métaphoriquement, la terre c’est aussi notre chair (selon que c’est de la terre que nous avons été créés; Gn 2); et le ciel c’est aussi notre âme (qui nous a été donnée par Dieu pour qu’il puisse habiter en nous). Par nos désordres moraux et spirituels, nous avons également ruiné notre chair et notre âme et il faudra que Dieu, en recréant la terre et le ciel recrée aussi nos corps et nos âmes, qu’il ressuscite nos corps morts et qu’il régénère nos âmes corrompues. Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle… 

Je vis la cité sainte, la Jérusalem nouvelle descendre du ciel, d’auprès de Dieu (Ap 21, 2). La vision finale est celle d’une ville. L’histoire a commencé dans un jardin, et elle s’achève dans une ville. Le terme de l’histoire du salut, ce n’est pas un retour à la nature, ce n’est pas la fondation d’un parc national; c’est une urbanisation spirituelle (pour ainsi dire). Venant de ce ciel nouveau qui vient d’être recréé, descend une ville nouvelle (et il faut dépoussiérer cette expression de ce qu’elle a de vécu douloureux dans certaines de nos banlieues mal humanisées). La fin de l’histoire n’est donc pas un bonheur individuel, la reconquête d’un équilibre de la terre et des éléments; c’est la construction d’une communauté organisée. Quel sera le principe de cette ville nouvelle? On peut gager que ce soit la charité (et non le profit), que ce soit la louange (et non la revendication), que ce soit la gratitude (et non la concurrence). Et si le ciel nouveau est une âme régénérée, et si cette ville nouvelle descend du ciel nouveau, elle est donc inscrite, portée à l’intime de chacun: chaque homme possède en lui ce principe de charité, de louange, de gratitude qui élargit son âme aux dimensions de l’Eglise, aux dimensions de toute l’humanité sauvée par le Christ. 

Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux (Ap 21, 4). Pour voir cette terre nouvelle, ce ciel nouveau et cette Jérusalem nouvelle, il convient d’avoir les yeux ouverts et lucides. Au début de l’Apocalypse, le témoin fidèle (Ap 3, 14), le Christ conseillait à l’Eglise de Laodicée de s’acheter un collyre et de s’en oindre les yeux pour recouvrer la vue (3, 18). Cette étrange remarque d’ophtalmologie biblique trouve ici un écho. Pour voir la nouveauté, il ne faut pas que les yeux soient encombrés de vieilles tristesses. C’est dire que le dernier regard que nous porterons sur l’histoire du monde sera peut-être plein de regrets: nous verrons le mal que nous avons fait, et cela nous incitera à pleurer amèrement et sincèrement. Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie (Jn 16, 20) dit Jésus dans l’évangile de Jean. Mais pour que ce changement s’accomplisse, pour passer des pleurs à la joie, ce n’est pas nous-mêmes qui serons capables de nous pardonner; ce n’est pas par une décision des hommes que toutes les souffrances, toutes les violences, toutes les injustices de l’histoire humaine pourraient devenir finalement joie. Une telle issue serait cynique jusqu’à l’intolérable. Mais ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu, et c’est donc Dieu qui essuiera toute larme. 

Enfin vient l’éternité. Dieu décrète l’entrée de toute la création, sauvée en l’homme réconcilié, dans ce bonheur universel et intime à la fois, dans cette joie définitive: Voici que je fais toutes choses nouvelles (Ap 21, 5). La terre nouvelle, le ciel nouveau, la ville nouvelle : toutes choses nouvelles. A ceux qui penseraient que l’éternité pourrait être ennuyeuse (selon ce que dit cette plaisanterie naïve: que l’éternité, c’est long, surtout vers la fin…), l’auteur de l’Apocalypse nous montre que l’éternité est un présent toujours nouveau, toujours renouvelé, toujours marqué de cette jeunesse de Dieu à laquelle nous ne nous habituerons jamais, qui nous émerveillera sans lassitude. Voir la bonté de Dieu, après tant de larmes, tant de douleurs, tant de souffrance, ne sera pas l’occasion d’un reproche ou d’un remord; ce sera l’éblouissement béatifique d’une reconnaissance sans cesse innovée. 
Avec grand désir, nous pouvons nous souvenir de cela à chaque fois que nous demandons à Dieu que son règne vienne. 


J.M GARRIGUES, Dieu sans idée du mal, Critérion, Limoges, 1982 ; p. 28. 

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