mercredi 9 mars 2016

5e dimanche de carême - année C


Aussi étrange que cela paraisse, ce morceau que nous venons de lire dans l’évangile de saint Jean s’y trouve vraisemblablement par erreur. On ne le lit pas dans les plus anciens manuscrits et les Pères grecs ne le commentent pas ; le vocabulaire et le style ne sont pas typiquement ceux du quatrième évangile (même si les thèmes, eux, sont cohérents). L’origine de cette péricope serait plutôt lucanienne et latine et c’est pourquoi aujourd’hui, dans l’Eglise romaine, ce texte est lu dans la continuité de l’année C consacrée à saint Luc. Ce serait, en quelque sorte, déplacé on ne sait pourquoi chez saint Jean, le second évangile de Luc sur la miséricorde, après l’admirable chapitre 15 entendu dimanche dernier et la parabole des deux fils.

Mais ces considérations d’exégètes ne doivent pas nous distraire de l’essentiel : il s’agit de comprendre le texte lui-même, tel qu’il nous est donné, et non de spéculer sur son origine possible ou supposée. Et pour lire ce texte, il est judicieux sans doute de partir de cette question de Jésus adressée à la femme prise en flagrant délit : « Personne ne t’a condamnée ? » (Jn 8, 10). La question doit nous arrêter un instant et il ne faut pas nous hâter d’entendre la réponse de la femme ; car cette question soulève un nombre incalculable d’objections, et nous devons en présenter quelques-unes.
« Personne ? », vraiment ? Il y a tout d’abord Moïse qui condamne cette femme. Non seulement il a dit, comme un ordre de portée générale : « Tu ne commettras pas d’adultère » (Ex 20, 14 ; Dt 5, 18) ; mais il a dit encore, à la façon d’une sentence implacable : « Quand un homme commet l’adultère avec la femme de son prochain, cet homme adultère et cette femme seront mis à mort » (Lv 20, 10). La cause paraît entendue. Un avocat brillant ne manquerait pourtant pas de s’emparer ici d’une faute de procédure assez visible : où est-il l’homme qui a commis l’adultère avec cette femme ? Aurait-elle commis l’adultère toute seule ? Etait-elle seule quand on a constaté le « flagrant délit » (Jn 8, 4) ? Et le texte de Moïse dit bien que c’est l’homme qui commet l’adultère avec la femme de son prochain (et non la femme qui commet l’adultère avec le mari de sa voisine). Pourquoi cette femme est-elle ici qualifiée d’adultère (Jn 8, 3-4) alors que la loi ne qualifie que l’homme d’adultère ? Bon, c’est donc vrai. Contrairement aux apparences premières issues d’une lecture distraite, Moïse ne condamne donc pas.
« Personne ? », vraiment ? Admettons que Moïse ne soit pas aussi accusateur qu’on le pensait. Mais ces hommes en colère, ces scribes et ces pharisiens, ces experts en questions juridiques, eux, ils condamnent clairement. Pour leur faire prendre conscience qu’ils ne condamnaient pas, eux non plus, Jésus a dû utiliser un argument autrement plus lucide et plus introspectif ; il les a fait rentrer en eux-mêmes. La plaidoirie consiste, non pas à accuser les accusateurs (car alors Jésus ne serait qu’un accusateur d’une autre manière), mais à les ramener à leur propre intériorité : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre » (Jn 8, 7). L’argument de Jésus repose peut-être sur une clause assez obscure de la Loi de Moïse selon laquelle celui commet une faute, mais qui se dit néanmoins en cela sans péché, se prive de la miséricorde du Seigneur (Dt 29, 18-19 ; dans la traduction grecque des LXX) ; mais on peut également renvoyer à cette remarque, qui relève de la simple évidence : « Si nous disons : ‘‘Nous n’avons pas de péché’’, nous faisons de [Dieu] un menteur » (1Jn 1, 10). Aussi, les juristes de l’intransigeance, les professionnels du blâme sont désarmés : s’ils se disent sans péché, ils se mettent, devant Dieu, dans une situation inconfortable. Aussi, Jésus leur a montré qu’il était préférable pour eux qu’ils ne jugent pas, afin de n’être pas jugés (cf. Lc 6, 37).
« Personne ? », vraiment ? Evoquons un dernier accusateur, ou plutôt une accusatrice, qui sera peut-être la plus difficile à convaincre : la femme elle-même. Elle sait ce qu’elle a fait. Connaissant la loi de Moïse et ayant intériorisé ce qu’à chaque époque on appelle la « morale traditionnelle », elle n’a pas de doute sur sa propre culpabilité. Qu’on puisse mettre en doute le jugement de Moïse par une brillante manœuvre de plaidoirie, que ses accusateurs ne soient pas irréprochables, cela ne change rien à l’affaire. Jésus l’a sauvée des attaques des autres, des accusations extérieures. Mais cette femme possède une conscience, et cette conscience ne peut se satisfaire de ces arguties audacieuses et efficaces. Si Jésus est présenté comme un « avocat » (en grec on dit : un « Paraclet »), c’est surtout parce qu’il doit plaider à l’intime de chacun pour le convaincre de ne pas se damner. Laissons la parole à saint Jean (à qui cet évangile est malgré tout un peu lié) : « Petits enfants, je vous écris ceci pour que vous ne péchiez pas. Mais si quelqu’un vient à pécher, nous avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ, le Juste » (1Jn 2, 1) ; « si notre cœur venait à nous condamner, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît tout » (1Jn 3, 20). A part cette question de Jésus, nous ne savons rien d’un dialogue entre elle et la femme qui s’accuse ; ce dialogue a dû se dérouler au plus intime des consciences ; peut-être même n’a-t-il eu aucun témoin, aucun retentissement visible. Jésus, dans le secret de son âme, a dû la convaincre que Dieu ne la condamnait pas, et qu’elle ne pouvait donc se condamner elle-même sans ajouter une faute à une faute.
« Personne ? », vraiment ? « Elle répondit : ‘‘Personne, Seigneur’’. Et Jésus lui dit : ‘‘Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pêche plus’’ » (Jn 8, 11).

En cette année de la miséricorde, nous pouvons retenir cela : si nos fautes sont des fautes, indiscutablement, douter du pardon de Dieu n’est qu’une faute de plus que nous ajoutons aux autres. Si nous portons dans notre cœur des culpabilités, même lourdes, nous pouvons revenir en nous-mêmes et, dans la prière, écouter cette plaidoirie du Christ à l’intime de nous-mêmes. Le Christ veut nous convaincre de ne pas nous condamner ; c’est pour cela qu’il est venu. Il veut nous convaincre de nous convertir, bien sûr ; mais pour se convertir, il faut ne pas se condamner – sinon tout effort devient inutile. Notre cœur est lent à croire ce message de la miséricorde. Notre conscience voudrait bien se résigner à une culpabilité de révolte que nous pourrions reprocher à Dieu. Mais non, ce n’est pas cela. Le message est déroutant : Dieu ne condamne pas. Il faut un immense courage pour entendre cela quand il serait plus confortable de vivre dans les remords. Ce peut être une grâce de ce carême de l’année sainte que d’entrer dans cette logique.


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