vendredi 4 mars 2016

4e dimanche de carême - année C

Parmi les paraboles de l’évangile, nulle n’est plus émouvante que cette remarquable histoire de miséricorde que saint Luc nous rapporte (Lc 15, 11-32). Ce texte est d’une richesse insondable : à toutes les explications fournies par les Pères de l’Eglise et par les théologiens, on peut ajouter les commentaires autorisés et récents que nous a donnés saint Jean-Paul II[1]. Il est toujours utile d’aller relire ces pages pleines d’une vraie bonté pastorale.
Il est bien sûr impossible de tout dire sur un texte d’une telle profondeur et d’une telle lucidité. Et même si, dans le cadre de notre année sainte, il serait judicieux de prendre beaucoup de temps pour entrer dans l’exigence d’une telle démarche, il ne serait pas convenable d’abuser de votre patience. C’est pourquoi je me permets de choisir, pour entrer un tout petit peu dans l’intelligence de cette parabole, un détail que je ne juge pas insignifiant : l’enjeu des repas.

Il est certain qu’il n’est pas possible de parler des activités de Jésus, ses prédications, ses guérisons, ses moments de prière solitaire, sans évoquer aussi des actes de commensalité qui ont, dès le début, été perçus comme ayant une valeur prophétique. Jésus parle, Jésus soigne, Jésus prie ; à cela on doit nécessairement ajouter que Jésus mange et, surtout, qu’il mange avec des pécheurs (Lc 15, 2). Chez les hommes de l’Orient ancien, les repas ne sont pas des activités neutres, de simples moyens de nourrir son corps ; ce sont des actes religieux (on ne mange jamais sans avoir prié, sans avoir béni le Seigneur) ; ce sont aussi des actes de communion (on ne mange jamais sans être dans une situation d’alliance avec les autres convives). Prière et communion deviennent alors le lieu d’échanger des propos d’une intensité, d’une sagesse et d’une saveur particulière. Les œuvres philosophiques de l’Antiquité qui nous racontent des repas ne sont pas rares : qu’on se souvienne du Banquet de Platon ou des Propos de table de Plutarque.
Ici donc, Jésus mange, et il mange avec des pécheurs. Et ce simple fait possède un sens. Jésus mange avec des pécheurs, cela veut dire qu’il prie avec eux, qu’il partage avec eux une certaine communion, qu’il veut s’entretenir avec eux de questions importantes. On comprend pourquoi la bonne société de l’époque, les pharisiens et les scribes, les gens honnêtes, les bien-pensants, s’en offusquent : ce Jésus se prétend envoyé de Dieu ; comment se fait-il alors qu’il aille se corrompre avec de la racaille, avec des infréquentables ? Son attitude est choquante.
Son attitude est choquante, précisément parce qu’elle est prophétique. Au cours de ce repas contesté, Jésus explique, par une belle parabole, le sens de son acte prophétique. Retenons surtout, selon la clef de lecture que j’ai choisie, les questions de repas. Le jeune fils qui est parti tenter sa chance loin de la maison paternelle se retrouve dans une situation de famine. Comment est décrite cette péripétie de disette ? « Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien » (Lc 15, 16). La famine, c’est lorsqu’on désire avoir comme convives des porcins, des animaux impurs et répugnants ; mais alors même qu’il souhaiterait s’abaisser à une telle commensalité de bêtes, le jeune homme reste totalement privé de nourriture. Un désir infra-humain et une frustration de ce désir : voilà l’état lamentable de ce prodigue.
Puis, rentrant en lui-même, le jeune homme se souvient. L’acte de se souvenir est, dans la Bible, une réalité profondément religieuse. Le « mémorial » est la catégorie liturgique par laquelle les Hébreux ont rendu un culte au Seigneur ; c’est la définition du repas pascal (Ex 12, 14). Le fils se dit : « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim » (Lc 15, 17). Souffrant de la famine d’une fausse liberté qu’il avait cru conquérir en quittant la bonté de son père, il se souvient de la nourriture des serviteurs. Et ce réflexe est profondément salutaire.
Dès qu’il rentre chez lui – je passe sur cet épisode – le fils est accueilli par un repas : « mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé » (Lc 15, 23-24). Ce banquet n’est pas un repas ordinaire ; c’est – le père le dit – un festin de résurrection. On célèbre un fils mort et ressuscité, un fils mort par son péché, et ressuscité dans son retour au père. Par cette formule très explicite, Jésus fournit la clef de lecture de son acte prophétique : il agit lui-même comme le père de la parabole, il mange avec des pécheurs, de même que le père mange avec ce fils pécheur qu’il a pardonné et accueilli à nouveau dans son intimité. Et cet accueil est une résurrection. Qu’il y ait là une figure eucharistique n’est pas douteux : qu’est-ce que la communion, dans la messe, sinon la célébration de ce retour dans l’intimité de Dieu de pécheurs qui ont été réconciliés avec lui ? « Alors que nous étions morts, à cause de nos fautes, [Dieu] nous a fait revivre avec le Christ » (Ep 2, 5) et c’est bien ainsi, en tant que morts revenus à la vie, en tant que pécheurs ressuscités, que nous venons prendre part au festin de la messe.
L’assemblée est ici joyeuse, comme il convient : il y a de la musique, de l’animation. Et le frère aîné entend cela de l’extérieur, et il ne veut pas entrer. Il est comme les pharisiens et les scribes, scandalisé que son père mange avec un pécheur : « ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostitués, et tu as fait tuer pour lui le veau gras » (Lc 15, 30). Mais, et cela est très important, pendant que le fils prodigue se plaignait de sa famine, tandis qu’il rêvait de partager les repas des porcs, le frère aîné également se plaignait d’une autre famine : « jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis » (Lc 15, 29). L’un était dans la famine de sa fausse liberté, bien décevante ; l’autre était dans la famine de son manque d’amour, de son manque de reconnaissance, et ce n’était pas un refus moins grave de la bonté du père.
Il y a cependant cette différence : l’un est finalement entré dans la joie du banquet en découvrant que la bonté du père va jusqu’à pardonner les trahisons ; l’autre hésite à accueillir une joie qu’il juge dégradante simplement parce qu’il désapprouve la bonté de son père. La parabole ne conclut pas. Elle laisse les scribes et les pharisiens au seuil de leur refus ; ils pourraient eux aussi se convertir. C’est à cela que Jésus, délicatement, les invite.

Au dernier soir, c’est dans un repas que Jésus va laisser à ses apôtres le mémorial de son alliance. Il va y consacrer son sang « pour la rémission des péchés ». C’est en sachant que nous sommes pécheurs que nous y participons, non pour rester pécheurs, mais en ayant accueilli le pardon. C’est cela qui fait de nous, qui étions morts, des fils de Dieu ressuscités dans le Christ. Entrons dans la fête.




[1] Jean-Paul II, Lettre encyclique sur la miséricorde de Dieu Dives in misericordia [30 novembre 1980] ; 5-6.

Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et pænitentia [2 décembre 1984], passim.

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