vendredi 16 octobre 2015

29e dimanche - année B


L’évangile que nous venons d’entendre (Mc 10, 35-45) s’ouvre par un dialogue bouleversant entre Jésus et les deux fils de Zébédée. Ils viennent avec une requête : « ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous » (Mc 10, 35). C’est le signe d’une belle confiance que de s’approcher ainsi de Jésus pour lui demander une grâce ; et c’est le signe d’une profonde humilité que d’employer une formule aussi discrète, aussi peu contraignante, laissant au Maître le choix d’exaucer ou non la prière ; ils n’exigent pas, ils disent : « nous voudrions ». Voyant ses disciples dans ces bonnes dispositions, Jésus répond avec bienveillance : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » (Mc 10, 36). Jésus posera la même question à l’aveugle qu’il devait guérir : « ‘‘Que veux-tu que je fasse pour toi ?’’ – ‘‘Rabbouni, que je recouvre la vue’’ » (Mc 10, 51). Cette question de Jésus montre qu’il fait confiance à ses interlocuteurs ; il ne déverse pas sa volonté sur l’humanité sans consulter l’humanité. Avant de donner une grâce, il donne un désir, et il permet (lui qui sait tout) que ce désir lui soit formulé dans une prière. Il y a là quelque chose d’éminemment délicat et respectueux : le Créateur accepte d’interroger sa créature pour entendre d’elle une demande. Et les fils de Zébédée, ainsi encouragés, exposent leur supplique : « Donne-nous de siéger l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire » (Mc 10, 37).
« Siéger à droite et à gauche » d’un roi, c’est être ses hommes de confiance, ses ministres les plus intimes, ceux sur qui le souverain peut vraiment compter. En disant cela, Jacques et Jean affirment donc leur loyauté envers Jésus. « Siéger à droite et à gauche », c’est également être associé à un certain prestige, recevoir une dignité, une noblesse remarquable. Il y a donc aussi une bonne dose d’ambition humaine dans le projet des fils de Zébédée. Et cela contraste singulièrement avec ce que Jésus a déjà révélé par trois fois aux Apôtres (Mc 8, 31-3 ; 9, 30-32 ; 10, 32-34) : « Le Fils de l’homme sera livré aux grands-prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort, ils le livreront aux nations païennes qui se moqueront de lui, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et trois jours après, il ressuscitera » (Mc 10, 33-34). Alors même qu’ils n’ont pas compris ce que veut dire « ressusciter d’entre les morts » (cf. Mc 9, 10), ils n’ont rien entendu non plus de ce qui précède : Jésus ne leur parle que de souffrance, de tortures, d’échec, de honte, de déréliction et de mort, et eux rêvent de notoriété et de place d’honneur.
Car « siéger à droite et à gauche », dans l’évangile de Marc, cela renvoie surtout aux récits de la Passion : « Avec [Jésus] ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche » (Mc 15, 27). Mais là, vous le voyez, il ne s’agit pas de gloire, de triomphe ni de prestige. Ce sont trois condamnés de droit commun ; c’est Jésus confondu avec des petits brigands, avec des délinquants sordides ; c’est l’amusement d’une foule cruelle ; ce sont les moqueries des sages et des imbéciles ; ce sont quelques minutes d’atroces souffrances à vivre avant de tomber dans la mort. Ceux pour qui ces places sont préparées (cf. Mc 10, 40) ont peut-être déjà été condamnés tandis que Jésus parle avec Jacques et Jean ; peut-être attendent-ils déjà en prison leur exécution – alors que Jésus, lui, sera jugé de façon expéditive et tué en hâte. Mais le plan de Dieu est là qui va s’accomplir ; la charité de Jésus est déjà à l’œuvre, alors qu’il sait qu’il va mourir. Le mécanisme de la croix se met en place, mais les Apôtres n’y comprennent rien, n’en veulent rien comprendre.
Etrangement, Jésus ne rabroue pas les fils de Zébédée ; sans doute est-il peiné par une question aussi futile, mais il ne leur adresse pas de reproche. Pour leur indiquer qu’ils s’égarent, il les met en garde : « Vous ne savez pas ce que vous demandez » (Mc 10, 38). Et puis, avec bonté, il leur pose une question qui devrait les aider à rentrer en eux-mêmes : « Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire, être baptisé du baptême dans lequel je vais être baptisé ? » (Mc 10, 38). Ce baptême et cette coupe, c’est sa mort, que Jésus évoque avec le vocabulaire de ces deux sacrements qui en répandront la grâce dans l’Eglise. Les Apôtres peuvent donc s’associer au sacrifice de Jésus : le veulent-ils ? En sont-ils capables ? Ils disent que oui. Alors Jésus accepte leur généreuse (et encore un peu naïve) offrande d’eux-mêmes : « La coupe que je vais boire, vous y boirez ; et le baptême dans lequel je vais être baptisé, vous y serez baptisés » (Mc 10, 39). Sans doute que Jacques et Jean ne savent pas encore très bien à quoi ils se sont engagés, à quelles persécutions ils devront répondre, quelles adversités ils devront endurer à cause de Jésus ; mais Jésus qui accueille leur bonne volonté saura leur donner la grâce.
La morale de cette histoire est enfin exprimée par Jésus dans une formule d’une extraordinaire concision et d’une signification vertigineuse : « car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mc 10, 45). Cette phrase se comprend bien si on la considère comme une prophétie du Jeudi Saint : « servir », c’est ce que le Christ a fait au cours de ce dernier repas lorsque, se dépouillant de sa dignité de maître et Seigneur, il s’est comporté comme un domestique servile, lavant les pieds de ses disciples ; « donner sa vie en rançon pour la multitude », c’est ce que le Christ a fait en consacrant le pain et le calice, en offrant son corps et en versant son sang pour la multitude en rémission des péchés. En cela, nous devons comprendre que nous aussi, il nous est donné d’être associés à l’offrande du Christ, chaque fois que nous participons à l’eucharistie de l’Eglise. Nous aussi, nous pouvons siéger à côté de Jésus, non pour être fiers, non pour briller aux yeux des hommes, mais pour nous mettre au service de tous et pour consacrer notre vie. Mais nous devons savoir que cette logique de l’eucharistie est aussi la logique de la croix : communier, être à côté de Jésus, cela veut dire aussi être injurié quand Il est injurié, être bafoué quand Il est bafoué, être rejeté quand Il est rejeté, être torturé quand Il est torturé. Sachant cela, laissons résonner en nous la question de Jésus : « Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire ? » ; voulez-vous boire ce calice amer de ma mort ? Ne craignons pas de répondre : « Nous le pouvons ». Mais en nous approchant pour communier tout à l’heure, ayons bien conscience de ce que nous faisons.


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