vendredi 2 octobre 2015

27e dimanche - année B


Pourquoi Romulus, dans la Loi des XII tables, a-t-il permis le divorce ?[1] Les philosophes et les juristes, Cicéron et Plutarque, qui se posent cette question à peu près à l’époque du Christ, répondent sans hésiter que le mariage ne permet pas le divorce. Pour un Romain, le mariage est un engagement religieux irréversible ; c’est un acte juridique et sacré qui ne contient pas en lui-même la possibilité d’annuler ce qui a été fait. Si Romulus a permis le divorce, il l’avait entouré de telles garanties juridiques et liturgiques qu’une telle éventualité devenait improbable et très onéreuse. Et pourtant, malgré cette haute idée du mariage, la famille de Cicéron n’était pas exemplaire : sa fille, Tullia, a connu trois maris ; lui-même a divorcé de deux épouses. C’est que sous César, Auguste et Tibère (c’est-à-dire de ca. 50 av J.C à 37 ap. J.C.), le divorce était devenu à Rome un sport et une industrie.
Pourquoi Moïse a-t-il permis le divorce (Mc 10, 4) ? Jésus, qui répond à cette question à la même époque que Plutarque et Cicéron, suggère que cela vient de ce que les hommes ont le cœur endurci (Mc 10, 5). On précise aussi, au cours de la discussion, que le divorce est juridiquement encadré : il faut produire un acte de répudiation valide ; on ne peut faire cela simplement. Et pourtant, à l’époque de Jésus, certains docteurs de la loi – on dirait aujourd’hui : des avocats brillants – se vantaient de pouvoir obtenir le divorce « pour n’importe quel motif » (Mt 19, 3) !
On dit aujourd’hui que le mariage est en crise. C’est un bel exemple de myopie culturelle : le mariage n’est pas en crise aujourd’hui ; il était déjà en crise en Palestine au temps de Jésus ; il était en crise à Rome au temps d’Auguste ; il était en crise au temps de Romulus ; il était en crise au temps de Moïse. Pour trouver un mariage qui ne soit pas en crise, il faudrait remonter plus loin.
Car la clef de l’histoire, c’est Jésus qui nous la rappelle : « au commencement du monde, quand Dieu créa l’humanité… » (Mc 10, 6). Le mariage est une institution humaine – la seule institution humaine – qui a été fondée à l’origine, c’est-à-dire avant que le péché ne vienne blesser notre nature. Ainsi, pour que le mariage ne soit pas en crise, il faudrait un monde sans péché. C’est dire que le mariage pas en crise a duré peu de temps : pour reprendre la chronologie biblique – quelle que soit par ailleurs sa valeur – il a duré de la création d’Eve à la faute d’Adam. Et depuis ce jour-là, le cœur des hommes est endurci et le mariage est bafoué par toutes sortes de fléaux : divorce, adultère, prostitution, pornographie.
Parce qu’il a été fondé avant le péché, le mariage – en tant qu’institution humaine – dépasse aujourd’hui les capacités de notre nature fragilisée. Si l’humanité sans péché pouvait vivre naturellement dans la fidélité et l’amour, et si tel était bien le projet de Dieu pour le bonheur de tout homme, on constate aujourd’hui de nombreuses défaillances. Cela ne veut pas dire que le grand amour est impossible ; mais on doit reconnaître qu’il est rare.

Posons enfin la question qui fâche : si Romulus a permis le divorce, si Moïse a concédé la répudiation, pourquoi Jésus n’envisage-t-il pas cette possibilité ? Pourquoi l’Eglise ne permet-elle pas le remariage ? Un synode s’ouvre aujourd’hui à Rome pour étudier cette délicate question et il ne s’agit pas ici d’anticiper les débats des Pères synodaux. Néanmoins, avant que des commentaires médiatiques en tous sens n’obscurcissent délibérément les enjeux, on peut, je crois, dire sereinement ceci : Jésus n’est pas venu pour amoindrir le projet originel de Dieu ; il est venu pour l’accomplir. Jésus n’est pas venu pour tolérer le péché, mais pour nous sauver du péché. C’est pourquoi la logique de Jésus n’est pas exactement celle de Moïse ni de Romulus. Jésus ne se contente pas d’une société confortablement installée dans l’injustice, qui voudrait simplement rendre cette injustice ambiante moins culpabilisante pour chacun. Jésus ne peut entrer dans un tel compromis. En se référant à l’origine, Jésus rappelle que le bonheur que Dieu prévoyait pour nous devait s’épanouir dans l’amour et la fidélité. Ceci est devenu improbable à cause du péché ; c’est en pardonnant nos péchés, c’est en nous donnant la grâce que le Christ rend cela à nouveau possible. Si le baptême efface en nous le péché originel, et si le mariage chrétien consacre l’amour des époux, alors, vous le voyez, on a changé de référence. Le modèle à suivre n’est plus celui que proposent les avocats : le divorce facile, pas cher et sans douleur. Le modèle à suivre est celui que propose le Christ : il a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle (cf. Ep 5, 25).
Les souffrances nombreuses et réelles, les culpabilités pesantes, les tromperies et les trahisons… tout cela l’Eglise le connaît ; elle sait bien que cela existe. Et c’est avec beaucoup de miséricorde et de compassion qu’elle accueille ceux et celles qui sont victimes. Ce sera, si j’ai bien compris, l’objet de ce synode que de décider comment l’Eglise doit témoigner concrètement de la miséricorde de Dieu envers ceux dont le mariage a été un échec. Nous faisons confiance au Pape et aux Pères synodaux pour nous indiquer ce que l’Esprit Saint leur suggèrera. Mais pour autant, l’Eglise ne connaît pas d’autre projet de bonheur que celui de la fidélité ; l’Eglise ne connaît pas d’autre mariage sacramentel qu’un engagement irréversible, parce que c’est bien cela que le Créateur a voulu. Que l’homme refuse cette logique, que notre société ne la comprenne plus, cela n’oblige pas Dieu à changer d’avis.

Remarquons enfin que, à la suite de cette polémique un peu austère sur les questions du mariage et du divorce, Jésus accueille des petits enfants (Mc 10, 13-16). Peut-être que nous avons là, plus accessible que les arguments, une réponse humaine et raisonnable. On vient de parler de couples qui se déchirent, et Jésus suggère un critère de discernement : que deviennent les enfants ? Dans les histoires violentes entre parents, ce sont souvent les enfants qui souffrent le plus. En les accueillant, Jésus ne juge personne ; il essaye de montrer un chemin de vie et d’espoir.




[1] La loi des Douze Tables n’a pas été historiquement rédigée par Romulus, mais placée sous son autorité. Elle doit dater en fait de ca. 450 av. J.C. Le passage qui concerne le divorce est le suivant :

ILLAM SVAM SVAS RES SIBI HABERE IVSSIT CLAVES ADEMIT, EXEGIT
Qu’il ordonne à sa femme d’emmener ses affaires <en cas de divorce>, et qu’elle rende les clefs
(IV, 2)

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