samedi 28 janvier 2017

4e dimanche du temps ordinaire - A


Dans le monde qui est le nôtre, tellement agité de violences et d’angoisses, il est plus que salutaire d’entendre une fois encore l’évangile des béatitudes (Mt5,1-12). Ce mot même «Heureux», ce mot qui a tellement d’importance dans la mentalité biblique qu’il ouvre le Psautier («Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies…»; Ps1,1), ce mot semble avoir perdu – non pas son sens – mais son usage. Si l’on sait encore ce que veut dire «heureux» en allant chercher dans un vieux dictionnaire, on se demande bien à qui on pourrait appliquer un tel qualificatif: de qui pourrait-on dire qu’il est heureux? Le mot «heureux» est un peu comme le mot «Dieu»: on sait encore à peu près le définir, mais on n’y croit plus. 

Or nous, chrétiens, nous croyons en Dieu, et parce que nous croyons en Dieu, nous croyons aussi au bonheur. Il ne s’agit pas d’un bonheur qui serait le fruit des forces de l’homme, d’un bonheur qu’on pourrait construire avec notre petite intelligence (si décevante); il s’agit d’un bonheur que le Christ nous révèle et auquel il nous associe par grâce. 

Ce bonheur possède quelque chose de vraiment paradoxal si l’on regarde de près tout ce qu’il faut pour être heureux: pauvreté, larmes, douceur, désir de justice, aptitude à pardonner, pureté du regard, souci pour la paix – et même persécutions et insultes. Tout cela ne paraît pas très enviable. Il y a dans ces attitudes des choses qu’on aimerait fuir, d’autres qui paraissent inaccessibles. Aucune ne renvoie au plaisir, aucune ne renvoie au confort, comme si le bonheur était exactement le contraire de ce bien-être joyeux qui est mesuré de nos jours par le pouvoir d’achat. Et pourtant, si nous sommes chrétiens (c’est-à-dire: si nous croyons de tout notre cœur toutes les vérités que l’Eglise nous propose de croire, que Dieu existe, qu’il est amour, que le Christ est mort pour nos péchés et qu’il est ressuscité le troisième jour), si nous croyons tout cela avec notre intelligence, c’est pour pouvoir vivre concrètement de ces attitudes d’humilité généreuse et de patiente sobriété, et pour nous réjouir de vivre ainsi. 

On remarque habituellement que ce style de vie, qui est la marque propre du christianisme, est aussi un portrait de Jésus en croix: c’est lui, en effet, qui s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté, c’est lui qui pleure sur notre misère comme il a pleuré devant le tombeau de Lazare, c’est lui qui est «doux et humble de cœur» (Mt11,29; et Dn3,87), c’est lui qui a hâte de communiquer aux hommes la justice de Dieu, c’est lui qui pardonne, même à ceux qui le torturent sans raison, c’est lui dont le regard est «trop pur pour voir le mal» (Hab1,13) alors même qu’on le fait souffrir, c’est lui qui est le Fils de Dieu qui laisse à ses disciples la paix, sa paix (Jn14,27); c’est lui qui est persécuté chaque fois qu’un homme fait la guerre à un autre homme, c’est lui qui est insulté chaque fois qu’un croyant est rabroué en raison de sa foi. C’est lui, en un mot, qui est «heureux». 

La question devient alors très austère: le Christ était-il vraiment heureux sur la croix? peut-on être heureux sur la croix? n’est-ce pas là une attitude morbide et contre-nature? La réponse est assez simple, que seuls les simples comprennent: dans la souffrance, Jésus avait plus de joie à aimer qu’il n’avait de douleur à être torturé. Dans toute sa vie, et jusque sur la croix, Jésus a connu ce bonheur de ne jamais haïr quiconque, et ce bonheur était plus grand, plus profond, plus réel que toutes les oppositions, toutes les vicissitudes, et même que la mort. 

Nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain. Nous serions bien fous de vouloir être heureux si nous avons de la chance – nous résignant à être malheureux dans le cas contraire. Je ne sais pas ce qui m’arrivera demain, mais je sais que si, demain, quoi qu’il arrive, je veux aimer tous les hommes, alors je serai heureux. Je serai heureux d’être pauvre, heureux de consoler, heureux d’être sans rancune, heureux de vouloir un monde plus juste, heureux de pardonner et d’inviter au pardon, heureux de vivre modestement, dans une chaste réserve, heureux de me dépenser pour construire la paix. Et si l’on m’insultait pour cela, je n’en serais que plus heureux, car alors il serait évident que ce bonheur ne vient pas de moi, mais qu’il m’est donné. 


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