jeudi 5 janvier 2017

Epiphanie


Avec une virtuose sobriété, saint Matthieu décrit cette improbable rencontre entre des mages venus de l’Orient (Mt2,1) et un nourrisson. Le fait possédait pourtant tout ce qu’il faut pour sembler étrange. Le folklore ne s’est pas privé d’en exploiter avec toutes les ressources de l’imagination le caractère exotique et l’iconographie à ce sujet est abondante. Mais la parole évangélique est très simple, très contenue, très sereine. Si le récit des péripéties qui précèdent et qui suivent l’épisode paraît plein de bruit et de fureur, l’entrevue est décrite en un verset seulement. «Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents: de l’or, de l’encens et de la myrrhe» (Mt2,11). Dans sa brièveté, ce texte est pourtant très riche et permet de voir la scène, non pas pour imaginer le tintamarre d’un cortège hétéroclite et somptueux, mais pour découvrir l’essentiel. Il s’agit d’être attentif. 

On nous parle tout d’abord d’une «maison». Si l’enfant Jésus fut couché dans une crèche, d’après saint Luc (2,7), ce qui suggère plutôt une sorte d’étable, il a vécu les premiers jours de sa vie dans une maison. De fait, Jésus est l’accomplissement de la promesse que Dieu avait faite à David qui voulait construire un temple: «Le Seigneur t’annonce qu’il te fera lui-même une maison» (2S7,11), c’est-à-dire une descendance royale. Cette maison dans laquelle se tient l’enfant indique ainsi à la fois le sanctuaire et la dynastie qui sont, pour un Juif, les deux signes de la présence et de l’action de Dieu dans l’histoire de son peuple. 



Dans la maison, les mages voient l’enfant et Marie. Le spectacle est des plus ordinaires: un bébé et sa jeune mère. Est-ce pour voir cela qu’ils sont venus? Oui, c’est pour cela. Ils savaient qu’ils venaient voir un enfant (Mt2,2). Quel est le sens de toute cette démarche? Ces mages, pour autant qu’on puisse le savoir, sont des hommes intelligents, cultivés, des lettrés dirait-on. Ils ne sont pas Juifs (puisqu’ils ignorent les Ecritures et qu’ils doivent demander conseil aux gens de Jérusalem; Mt2,2) – on peut émettre l’hypothèse vraisemblable qu’ils sont philosophes iraniens, zoroastriens de culte (1). Qu’est-ce qui peut bien pousser des étrangers, des intellectuels, à venir voir un enfant qui n’est pas de leur peuple et qui ne parle pas? 

La rencontre devient d’autant plus surprenante qu’ils lui offrent des cadeaux. Ils sont venus avec des trésors; ils sont donc riches. Sur ces cadeaux, on a beaucoup médité. Certains fantasment sur la valeur de ces présents. Si la myrrhe et l’encens ne nous intéressent plus tellement (nous ne savons plus ce que c’est), l’or nous fascine encore. Et il en est qui se demandent, si les mages ont laissé à Marie quelques lingots, ce qu’est devenue cette richesse. Mais c’est mal lire l’évangile. L’essentiel est ailleurs. Tout d’abord, le texte ne suggère pas que les cadeaux aient été somptueux, que les mages aient donné tous leurs trésors. Ils ont ouvert leur trésor et en ont tiré un petit quelque-chose. Il est ainsi probable qu’ils aient donné un modeste objet en or, un grain d’encens, un petit flacon de myrrhe (2). Certes, suivant une lecture symbolique, l’or désigne le roi, l’encens honore Dieu et la myrrhe préfigure la mort… mais il s’agit là encore d’ajouts au texte, qui est plus dépouillé. 

Mais le paradoxe est plus difficile encore. Dans l’évangile, ceux qui s’approchent de Jésus reçoivent de lui quelque-chose: une parole de sagesse, le pardon de leurs fautes, une guérison. Habituellement, c’est Jésus qui donne. Ici, Jésus reçoit. S’il donne, il ne donne que sa présence. 

Il faut pourtant que les mages aient reçu quelque-chose. On ne fait pas un tel voyage, aussi incertain, pour aller seulement offrir à un nouveau-né inconnu trois babioles. Qu’ont-ils reçu dans ce périple extravagant? Après avoir vu Jésus, les mages ont dormi nous dit l’évangéliste, qui ajoute qu’ils furent «avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode» (Mt2,12). Le mot grec et la traduction latine pour «avertis en songe» est un verbe particulier, précis, qui suggère que les mages ont reçu une réponse à une question qu’ils se posaient. Tout ceci ne nous dit plus grand-chose, mais les hommes antiques faisaient cela: lorsqu’ils portaient en eux un doute, une inquiétude, ils allaient dans un sanctuaire et y passaient une nuit et ils pensaient ainsi, d’une manière ou d’une autre, recevoir quelque indication surnaturelle. Cela nous paraît superstitieux peut-être, et en effet cette pratique était répandue dans le paganisme; pourtant, aujourd’hui encore, aller passer deux jours à l’hôtellerie d’une abbaye ou dans un sanctuaire, c’est une bonne manière chrétienne d’aller confier au Seigneur une difficulté personnelle ou une question qu’on se pose. Et en deux jours de recueillement, dans le silence d’un moment de prière, Dieu peut nous donner une lumière. 

Voici donc, probablement, la clef de cet épisode. Quelle est la question que les mages portaient en eux qui les a conduits à aller voir l’enfant Jésus? La formuler explicitement serait difficile (d’ailleurs toutes les questions ne sont pas toujours explicites, et parfois la démarche spirituelle consiste justement à les préciser). Leur question pouvait concerner leur culte, leur science. Je risque une hypothèse approximative: ils avaient vu cette étoile qui leur suggérait qu’un Dieu qui n’était pas le leur était né en Judée. Devaient-ils tout quitter, abandonner leurs pratiques, leur sagesse, pour aller vivre aux côtés de ce nouveau roi? Ou bien pouvaient-ils, tout en restant chez eux, recevoir de lui ce qu’il faut pour être sauvés? La réponse est qu’ils peuvent rentrer chez eux. Si «le salut vient des Juifs» (Jn4,22), il est possible d’être sauvé dans toutes les cultures, sur toute l’étendue de la terre. Si «les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus» (Ep3,6) et si tel est bien le sens de l'Epiphanie, les mages, les païens ne sont pas associés au salut en rejetant ce qui fait leur identité, mais au contraire en rentrant chez eux. Et s’ils rentrent par un autre chemin, c’est autant pour éviter Hérode, que pour signifier le changement spirituel qu’ils ont vécu dans cette rencontre. 

Voilà ce que les mages voulaient savoir: devaient-ils quitter leur terre parce qu’ils avaient trouvé une vérité qui n’habitait pas chez eux? Non, ayant trouvé la vérité, ils devaient rentrer chez eux pour y apporter ce qu’ils avaient contemplé. La rencontre entre ces intellectuels zoroastriens et ce nourrisson qui ne balbutiait pas encore était étrange, mais la vérité qui y fut révélée est aujourd’hui encore le trésor de l’Eglise et l’argument toute évangélisation. 

(1) Cette idée a été illustrée abondamment par J. BIDEZ – F. CUMONT, Les Mages hellénisé – Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque (1938), Collection d’Etudes Anciennes – série grecque n° 134, Les Belles Lettres, Paris, 2007. 

(2) Il est probable que le terme désigne un parfum dilué dans de l’huile (Ex30,23-25) plutôt que la résine elle-même, selon l’usage biblique de l’onction. 

Illustration tirée des Très riches heures du duc de Berry:
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