Si on écoute un peu
distraitement la 1ère lecture et l’évangile, on pourrait avoir
l’impression que la vocation est une chose terrible. Isaïe dit : « Malheur à moi, je suis
perdu »
(Is 6, 5) ; et saint Pierre est saisi d’effroi : « Seigneur, éloigne-toi de
moi »
(Lc 5, 8). Cette idée selon laquelle l’appel de Dieu est une malchance est
curieusement tenace. Etre choisi par Dieu pour une mission particulière serait
comme un fardeau impossible, une sorte d’assurance d’être malheureux tout le
restant de sa vie. Avec une belle éloquence (qu’on me pardonne cette longue
citation hors de propos), un poète français faisait dire à un prophète du
Seigneur :
« Que vous ai-je
donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre
peuple où vous avez voulu…
Pourquoi vous fallut-il
tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme
avec mes ignorances…
Hélas ! vous
m’avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple
errant a guidé les passages…
Hélas ! je sais
aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m’avez prêté la
force de vos yeux.
Je commande à la nuit
de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom
a compté les étoiles…
Vos anges sont jaloux
et m’admirent entre eux.
Et cependant, Seigneur,
je ne suis pas heureux »[1].
« Hélas ! » semble ici résumer le
mystère de l’appel. Chaque grâce, chaque talent que le Seigneur donne à son élu
deviendrait ainsi une pénible charge, une responsabilité douloureuse. La
vocation est alors interprétée comme une malédiction.
Vous avouerez que cette
présentation est pour le moins étrange. Certes, sous la plume du poète, cela
donne un beau morceau de littérature ; l’épuisement du prophète est mis en
scène avec force. Mais, d’un point de vue spirituel, il est effrayant de penser
que l’appel de Dieu soit un si grand malheur. Lorsque Dieu appelle un homme,
lorsqu’il choisit quelqu’un, ce n’est pas pour le perdre, ce n’est pas pour
l’accabler au milieu des tourments. Lorsque
Dieu appelle un homme, c’est afin de mettre en œuvre son projet qui est de
sauver tous les hommes. Ce projet de Dieu est donc une volonté de salut, de
grâce, de bonheur. Dieu ne cherche jamais à nous rendre malheureux ; ce
n’est pas pour nous faire souffrir qu’il nous a créés, mais bien pour que nous
puissions partager son bonheur.
Il faut reconnaître
pourtant que, celui qui accepte de la part de Dieu une haute vocation, doit bien
s’attendre à quelques épreuves. Mais, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que
si la vocation vient de Dieu, les épreuves, elles, viennent du monde, des
hommes et de nous-mêmes. Lorsqu’Isaïe a commencé d’annoncer la parole du
Seigneur, il a dû se heurter à tous ceux qui refusaient d’entendre les
commandements de Dieu. Et cela n’a pas été facile ; les traditions juives
nous disent qu’il a payé de sa vie son ministère prophétique. Il est mort
martyre dans sa fidélité à proclamer la Parole. Saint Pierre également, n’a pas
eu une vie facile. Il a dû d’abord lutter contre lui-même, contre son caractère
bouillonnant et maladroit, généreux et lâche ; il lui a fallu passer de la
trahison au repentir, et ce ne fut assurément pas simple. Puis, après la
Résurrection, après la Pentecôte, il a eu la mission de gouverner l’Eglise, d’évangéliser
jusqu’à Rome, pour finalement mourir dans les persécutions aveugles et cruelles
de Néron. Certes, rien de cela n’a été drôle. Mais dans toutes ces
vicissitudes, Isaïe d’une part, saint Pierre d’autre part, ont toujours trouvé
en Dieu un soutien, un réconfort, une lumière. Je ne crois pas que l’un ou
l’autre ait accusé Dieu en lui reprochant leur vocation ; au contraire, au
milieu des difficultés, l’un et l’autre ont prié Dieu de les soutenir dans leur
ministère.
Et cela vaut encore pour
les prêtres, les moines, les religieuses d’aujourd’hui. J’entends dire parfois que
la vocation serait une catastrophe. J’ai reçu une fois la confidence d’un jeune
qui m’avait avoué qu’étant enfant il avait prié pour « ne pas ‘‘avoir la
vocation’’ » (comme il aurait dit : « pour ne pas avoir la
tuberculose »). Je ne sais si l’on doit dire qu’il a été exaucé ; ce
que je sais, c’est que, n’étant effectivement devenu ni religieux ni prêtre, sa
vie spirituelle ne s’en est pas trouvée tellement épanouie pour autant. A force
de craindre leur vocation, certains passent à côté du bonheur.
Il
est vrai qu’un homme ou une femme qui donne sa vie n’a pas une existence très confortable ;
un prêtre (par exemple, mais il y a d’autres manières de donner sa vie) c’est,
en général, un homme qui consacre beaucoup de son temps à écouter les reproches
de ceux qui en veulent à Dieu, au Pape, à l’Eglise, au hasard, ou bien qui s’en
veulent à eux-mêmes – et ce n’est pas très plaisant. Mais pour autant, la
mission que Dieu a donnée au prêtre c’est d’apporter la joie, de donner le
salut, de proclamer une parole capable de guérir, de libérer. Et dans cette
vocation le prêtre rencontre heureusement des chrétiens fervents, des hommes de
bonne volonté qui veulent vivre du bonheur de l’évangile. Ainsi, plus que les
tracas ou les obstacles, c’est bien cette joie spirituelle qui définit la
vocation. Il n’y pas de vocation
confortable ; mais il n’y a pas non plus de vocation malheureuse. Et
dans les difficultés, un prêtre, une religieuse, des parents chrétiens n’ont
pas l’idée de reprocher à Dieu de les avoir appelés ; ils font plutôt
monter vers le Seigneur une prière d’action de grâces, cette belle
Eucharistie : « et nous te rendons grâce, car tu nous as choisis pour
servir en ta présence »[2].
Ne nous laissons pas voler cette joie.
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