vendredi 12 février 2016

1er dimanche de carême - année C


Il est toujours un peu déstabilisant de voir, dans ce récit des tentations de Jésus (Lc 4, 1-13), combien le diable est un être cultivé, courtois et subtil. On est loin de la vulgarité criarde et impure des démons du paganisme. On est loin, également, de la tentation un peu facile qui avait séduit Adam et Eve. La première tentation (Gn 3), quel que soit son sens symbolique, se présente comme une banale affaire de vol dans un verger. C’était un péché de gamin mal élevé, de chapardeur, de petit délinquant[1]. Mais ici, avec Jésus, dans le désert, nous ne sommes plus dans un verger, nous ne sommes plus – si j’ose dire – avec des débutants. Les premiers tentés étaient une proie facile. Une victoire aussi puérile n’avait pas grand intérêt. Mais, avec Jésus, c’est autre chose, et le démon se montre autrement plus raffiné.
On voit d’abord que ce démon a la foi (cf. Jc 2, 19). Il connaît Dieu, et il paraît même savoir qui est Jésus. Nier Dieu en face, cela serait trop grossier. Le démon ne peut pas se présenter devant Jésus pour lui insinuer de devenir athée. Une telle sollicitation ne serait même pas tentante, elle n’aurait aucune chance de marcher. En revanche, à quelqu’un qui connaît Dieu, il est possible d’embrouiller les idées. Le piège est toujours le même : tu crois en Dieu, Dieu est bon, et pourtant tu souffres. Ici, avec Jésus : tu crois en Dieu, tu le pries, et tu meurs de faim dans le désert (Lc 4, 2-3). Le démon n’a pas besoin d’en dire plus ; tout ce qu’il a dit est vrai : Dieu existe, c’est vrai ; Dieu est bon, c’est vrai ; je souffre, c’est vrai aussi. Qui est-il ce Dieu bon qui existe alors que je souffre ? Et la pensée est prise de vertige, soit pour exiger le miracle, soit pour cesser de faire confiance. La tentation est assez subtile.
On voit ensuite que ce démon se soucie de la réussite personnelle de Jésus (Lc 4, 5-7). Il reconnaît que Jésus est un homme de qualité, qui n’est pas estimé à sa juste valeur. Il voudrait justement faire quelque chose pour aider Jésus à devenir célèbre. Jésus devrait avoir une notoriété mondiale, le démon se propose de lancer une campagne de communication qui mettra tous les royaumes sous son pouvoir. Pour caricaturer l’argument, imaginons que le Pape fasse alliance avec une grande multinationale commercialisant des boissons sucrées et gazeuses. Il suffirait juste que le Pape se prosterne devant le patron de ce producteur de sodas, et le monde entier deviendrait catholique. Une petite génuflexion, ce n’est pas grand-chose, cela ne coûte rien, pour un bénéfice tellement tangible ! Qui est capable de résister à une telle campagne publicitaire, gratuite, simplement pour assurer la diffusion de bonnes idées ?
On voit ensuite que ce démon connaît bien la Bible (Lc 4, 9-11). Il a dû étudier l’exégèse dans une école prestigieuse – un auteur a dit que l’antéchrist serait bibliste, docteur honoris causa de l’université de Tübingen[2]. Un tel démon est capable de citer un verset du Psaume qui parle des anges. Il est en cela plus exact que beaucoup de chrétiens qui ne croient même plus aux anges (mais le démon évidemment, possède des preuves intimes de l’existence des anges : il en est un, après tout !) Ce démon possède une foi sûre et complète, il a fait de la théologie et il est capable d’argumenter, et même de prêcher la bonne parole. Son message est profondément juste : Dieu nous protège ; c’est un message d’espoir et de confiance. Ce démon là nous incite à croire en l’impossible ; c’est exaltant ! Il serait tellement raisonnable de succomber à une tentation aussi belle.
Ce démon est une sorte de croyant généreux, ambitieux pour la bonne cause, c’est un prédicateur d’une foi sans borne, un intellectuel à la pensée chatoyante ; il paraît désintéressé de lui-même et soucieux de la célébrité de Jésus. Si Jésus avait été humainement habile, il aurait pu le prendre avec lui, en faire son bras droit ; son évangile se serait certainement bien mieux “vendu”. Mais non, par une maladresse incompréhensible, Jésus a refusé de transformer les pierres en pain ; il a refusé d’être célèbre dans tous les royaumes ; il a refusé de croire que Dieu exauçait des caprices et des illusions.

Mais Luc termine : « le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé » (Lc 4, 13). Car il y aura un second rendez-vous, à la fin, au moment de l’agonie. Il n’est pas difficile de le décrire : Jésus a tout raté. Il n’a rassemblé autour de lui que douze bonshommes : un traître, un lâche, et dix peureux. Son évangile est un échec : les Juifs n’en veulent pas ; les Romains n’en veulent pas. L’affaire est en train de mal tourner. Jésus avait dit cette parole énigmatique : « que sert à l’homme de gagner l’univers s’il le paye de sa propre vie ? » (Lc 9, 25). Là, non seulement Jésus va perdre sa propre vie, mais, en échange, il n’a rien gagné du tout. Il a pris tous les risques, et Dieu – ce Dieu absent et silencieux – n’est même là pour le sauver. Le démon se désole de cet échec ; avec un reproche amical, il propose à nouveau une collaboration sur de nouvelles bases. Le démon pourrait bien acheter les Romains, calmer les Juifs, renverser la tendance et transformer ce désastre imminent en nouveau départ. Le démon veut bien sauver Jésus des mains de Caïphe et de Pilate.
Encore une fois, Jésus va refuser. Il préfère mourir et assumer humainement l’échec total de sa mission : Jésus n’aura converti personne – sinon le traître, le lâche et les dix peureux, sa Mère et quelques amies de sa Mère. Il aura aussi sauvé une prostituée de la mort, il aura guéri quelques boiteux, quelques aveugles dont nous avons oublié les noms. Bref, il n’a rien fait qui mérite qu’on se souvienne de lui. Alors que s’il s’était allié avec ce démon cultivé, érudit et altruiste… on aurait vu ce qu’on aurait vu.

Terrasser le démon, pour Jésus, cela n’a pas consisté simplement à refuser le mal pour choisir le bien, mais plutôt à débusquer l’illusion du bien habilement présentée par le tentateur. Il ne suffit pas de connaître son catéchisme et sa morale, il faut savoir résister aux pièges d’une morale séduisante et d’une foi embrouillée. Le démon est intelligent, désintéressé, élégant, humaniste, pieux, bienveillant, secourable ; c’est un ami qui vous veut du bien et sur qui on peut compter en cas de coup dur. Sa subtilité pour masquer le “presque vrai” en “pas complètement faux” et le “presque pas mal” en “bien” est sournoise et étourdissante. Avec des arguments simples mais solides, avec des formules percutantes, bibliques parfois, il sait nous montrer où est notre intérêt. Il connaît nos projets, il galvanise notre ambition, il exalte nos grandes idées. C’est bien ce démon-là que Jésus a vaincu pour nous.




[1] Il est possible de rapprocher cela de l’épisode du vol des poires commis par le jeune saint Augustin (Confessions, livre II).

[2] C’est l’intuition de Vladimir Soloviev dans la Brève histoire de l’antéchrist (1900).

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